Chapitre 18 [2/2] ~ Le Lac des Elfes

- Précédemment -

     Les six quêteurs poursuivirent le reste de leur traversée à pied. Peu après le départ de Kréah pour Drakkä, Dylix les quitta à son tour, sous l'œil attentif et soucieux de Matharach.

     Après plusieurs heures de marche, la plaine aride finit par disparaître et laisser place à un paysage escarpé. L'herbe sèche se changea en un sol compact, jonché de gravats et de terre humide. Des montagnes titanesques aux crêtes hérissées, sur lesquelles reposaient d'éclatantes neiges éternelles, luisirent à l'horizon. Bien que leur sommet fût imperceptible en raison du brouillard mystique qui les couvrait, Noà demeurait fasciné par ce spectacle de la nature.

     Lorsqu'il vivait encore sur Xomythe, ses voyages avec son père, sa mère et Isach se résumaient à des sorties dans les villages voisins ou des nuits à la belle étoile dans les forêts denses du nord-ouest. Noà n'avait connu la neige qu'en de rares occasions. Jamais il n'avait pu visiter l'un des Six Grands ; jamais ses yeux ne s'étaient posés sur une chaîne de montagnes aussi impressionnante. Si les circonstances n'avaient pas été tant dramatiques, l'élémentaire se serait senti revigoré, extasié par les décors somptueux qu'offrait Ustral. Au lieu de quoi, un poids comprimait sa poitrine à mesure qu'il se rapprochait du lieu. Une force occulte agitait son être, éveillait le pouvoir d'Aelèk qui sommeillait en lui.

­— Ce sont les Montagnes de Warmaugh, n'est-ce pas ? demanda-t-il aux drakkiens.

— Exact, affirma Matharach d'une voix tendue. Point final de notre mission, repaire de l'Oracle du Temps...


— Elles semblent tellement loin, murmura Töm. Ça va nous prendre des cycles à les rejoindre.

— Si ça peut te rassurer, elles ne le sont pas autant que tu puisses le croire, rétorqua le guerrier de Glace. La magie qui habite le lieu fait tout pour dissuader ses visiteurs d'explorer les environs. Nous avons encore beaucoup à faire avant d'y parvenir, mais croyez-moi, une fois à l'intérieur, il n'y aura plus aucun retour en arrière possible.

— Vous en parlez comme si vous y êtes déjà allé.

— C'est le cas.

     Tous les regards se tournèrent vers le commandant d'escadron, qui s'expliqua dans la foulée :

— Je n'ai exploré que quelques plateaux et versants lors de missions avec mes soldats. Je comprends mieux pourquoi Stelleüm et Orbis nous refusaient toujours l'accès des antres, au cœur de la chaîne. Sans doute savaient-ils ce qu'elles abritaient... qui elles abritaient. De plus, je vous ai raconté hier l'histoire de ma rencontre avec mes enfants. Eh bien, c'était là-bas, dans ces montagnes.

— Dylix et Kréah viennent de Warmaugh ? s'écria Kalyö, le visage devenu pâle.

     Matharach acquiesça.

— Si tu t'inquiètes de rencontrer des dragons sauvages une fois arrivé à destination, rassure-toi. J'ai eu l'occasion d'explorer ces montagnes deux ou trois fois après avoir secouru les miens. Je n'ai jamais entendu ni vu quoi que ce soit. Hormis pour des chauves-souris ou de vulgaires insectes, il est impossible pour eux de se nourrir et survivre. Kréah était aux portes de la mort quand je l'ai trouvée. Il n'y a aucun risque.

     Rassuré à moitié, Noà se contenta d'avancer en silence, les yeux ancrés sur les titans montueux qui dominaient le ciel et la terre. Quelques heures le séparaient de son arrivée sur Errakys ; quelques tour de son entretien avec l'Oracle du Temps. Si le reste de la quête se passait sans encombre – ce qu'il redoutait fortement –, Kraskènyd lui livrerait les vers la prophétie. Mais ensuite, qu'adviendrait-il ?

     Un malaise le frappa de plein fouet alors que ses pensées se dirigeaient sur le point qu'il venait soulever. Le repaire du seigneur des Triméniums n'était pas le dénouement de ce périple. Prendre connaissance du message stellaire ne résoudrait en rien la situation d'Ustral. Si ses acolytes et lui arrivaient à atteindre la demeure de Kraskènyd avant Arkalax, que gagneraient-ils, au juste ? Des conseils pour dissiper l'Ombre. Du temps. Rien d'assez concret pour passer le reste de sa vie en toute sérénité.

     Noà se mit à penser que Töm et Aria n'avaient sans doute pas réfléchi à cette question. Ils s'étaient engagés, à leurs dépens, dans une aventure bien plus périlleuse qu'ils ne l'avaient envisagé. Matharach avait mentionné Warmaugh comme le point final de la quête, mais il se trompait.

— Hé, ça va ? lui demanda Aria, perplexe.

— Oui, mentit-il, se rendant alors compte qu'il marchait en retrait, à plusieurs mètres du groupe.

— Tu t'inquiètes pour la suite, pas vrai ?

     Le xomythois dévisagea son amie et se résigna.

— C'est si prévisible ?

— J'ai les mêmes craintes, le rassura-t-elle. Si la reine d'Errakys nous interdit l'entrée au royaume ou si le Triménium refuse de nous aider, il n'y a plus aucun espoir. Si cet oracle est celui qui a trahi le reste de son assemblée et nous piège en nous envoyant droit vers l'Ombre, on est foutus. On est peut-être en train de se jeter dans les crocs du dragon sans s'en rendre compte, et chaque pas qu'on fait nous rapproche de notre mort.

— Je pensais à quelque chose de moins... pessimiste, en fait, répliqua Noà, accablé par le poids des théories d'Aria. Mais t'as raison, il y a ça aussi à prendre en compte...

     Un silence s'installa entre les deux élémentaires, qui se contentèrent d'écouter Töm raconter aux trois drakkiens les façons dont il piégeait sa sœur lorsqu'il était plus jeune.

— Ça fait plaisir de le voir comme ça, souffla Aria avec un sourire, malgré le fait que son jumeau la ridiculisait devant les autres. Quand j'ai appris que notre mère n'avait pas été secourue par Matharach sur Azikru, j'ai pensé qu'il ne voudrait plus participer à la quête ou qu'il se laisserait abattre, mais il faut croire que c'est pas le cas.

— Il est beaucoup plus fort qu'il ne le laisse penser, s'empressa de répondre Noà. Peu importe ce qui est arrivé à ta mère, il t'aurait jamais laissé partir seule.

— Si tu le dis. Il voulait peut-être simplement nous voir nous entredéchirer, Iryanä et moi, et parier sur la gagnante...

— La situation n'est pas aussi désespérée, renchérit le xomythois en se retenant de rire. Et puis, d'après Kalyö, c'est une guerrière très douée. Elle apportera forcément son expérience à un moment ou un autre.

— Tu parles... c'est grâce à toi si elle est encore en vie. Elle t'a remercié, d'ailleurs ?

— Quoi ?

— Est-ce qu'elle t'a remercié de l'avoir sauvée ? De l'avoir débarrassée du worgèns qui s'apprêtait à la tuer ? précisa Aria.

— Je... j'attends aucun remerciement. C'était la moindre des choses, elle aurait fait pareil pour nous.

— Ça reste à voir. Elle a assassiné un membre de son royaume pour avoir sa place dans la quête, qui sait ce qu'elle serait capable de faire d'autre...

— On est sûrs de rien, Aria. C'est pas le moment de douter des membres de l'équipe.

     L'ustraloise ne répliqua pas, mais Noà comprit sans difficulté qu'elle n'était pas prête à changer d'avis. L'air renfrogné, le regard rivé sur Iryanä, elle finit par reporter son attention sur son ami.

— Comment ça se fait que t'étais réveillé au moment de l'attaque, d'ailleurs ?

— Je n'avais plus sommeil.

     Le ton ironique qu'il venait d'employer décrocha un sourire à Aria.

— T'as encore fait un de tes rêves, devina-t-elle.

     Elle se mit alors à examiner son visage, son cou, ses bras. Noà l'arrêta quand elle essaya de soulever sa tunique.

— Je dois moi-même vérifier quelle partie du corps une entité démoniaque t'a enlevé ou tu vas te décider à m'en parler ?

— C'était rien du tout, protesta-t-il. La même cité que mes autres rêves, le même sanctuaire, le même homme qui me parle sous forme d'énigmes. Je t'assure qu'il n'y avait rien de... malfaisant.

— Cette fois-ci, ajouta Aria. Tu te souviens de ce que cet homme t'a dit ?

     Noà fit appel à ses souvenirs, à la fois récents et si lointains. L'attaque inattendue des worgèns et des nortox l'avait pris de cours, si bien qu'il dût se concentrer plusieurs minutes avant de se rappeler de quoi que ce fût.

— Il a répété plusieurs fois qu'une opale attendait l'éveil d'un prince. Il m'a amené devant une peinture qui représentait un immense arbre généalogique, et je suis presque certain qu'il s'agissait de celui d'Adràzyde. Je sais pas pourquoi il me disait ça, ni même s'il voulait me faire comprendre quelque chose, mais je t'assure que c'était incompréhensible. Il a fini par me parler d'un... d'un syndrome, qui... qui représentait un espoir...

— Il faut à tout prix garder ces détails en tête, indiqua Aria. Ces mots ont sûrement plus de valeur qu'on le croit.

— Tu penses que je devrais en parler à Matharach ? À Kalyö ?

— Non... les seules personnes qui auraient été en mesure de t'aider sont sur Drakkä, à des dizaines de lieues. Dans tous les cas, si ça t'arrive encore, tu m'en parles aussitôt. Entendu ?

     Noà hocha la tête.

— Je veux pas que tu portes ce poids à toi tout seul, poursuivit-t-elle. On s'est promis de rester ensemble jusqu'au bout. Ça implique aussi les rêves où des monstres te lacèrent les membres et où des vieillards te parlent en devinettes.

— D'accord, capitula-t-il dans un rire nerveux.

     Il croisa son regard et, malgré lui, Noà ne put s'empêcher de sourire. Voir Aria s'inquiéter de la sorte lui réchauffait le cœur. En temps normal, si Xomythe n'avait pas été attaqué et qu'Ustral ne tenait pas sur un fil, l'ustraloise ne lui aurait jamais témoigné la moindre affection. Car c'était sa façon de faire ; taquiner, rabaisser, énumérer les faiblesses d'une personne plutôt que ses qualités. Sa nature lui faisait constamment voir le verre à moitié vide plutôt qu'à moitié plein.

     Töm et elle avaient toujours été diamétralement opposés, mais cela n'empêchait pas Aria d'être une amie formidable. Noà ne savait pas si la quête l'avait fait grandir, prendre conscience que ses proches pouvaient lui être enlevés à n'importe quel moment, mais la voir agir de la sorte lui octroyait une immense satisfaction. La gêne instaurée entre eux depuis le décès d'Isach s'estompait même peu à peu, tandis que leur amitié reprenait des couleurs, se renforçait de tour en tour.

     Perdu dans ses pensées, Noà finit par bousculer Töm, qui s'était arrêté avec les autres.

— Qu'est-ce qu'il y a ? lui demanda-t-il, déjà prêt à charger ses mains d'électricité.

— Je sais pas. Ordre de Matharach.

     Le commandant d'escadron s'accroupit et examina les gravats au sol, qu'il effrita du bout des doigts. Ses yeux alternèrent entre les hautes montagnes sur sa gauche, puis les versants sinueux à sa droite. Après quoi, il pivota vers ses cadets, un sourire jusqu'aux oreilles.

— Suivez-moi !

     Les cinq élémentaires s'exécutèrent sans poser de question. Matharach les fit escalader plusieurs adrets rocheux et descendre un nombre incalculable d'ubacs. Ils finirent par arriver devant un immense lac. Malgré son eau transparente, qui reflétait la lumière de Zunqèl avec une intensité anormale, Noà parvint à distinguer ce qu'il entourait : la plus belle chose qui lui avait été donnée d'observer de son existence.

— Les gosses, voici le Lac des Elfes, annonça Matharach d'un ton solennel. Et en son centre... je vous présente Errakys.

     Bâti à même la montagne, le royaume de pierres blanches étincelait. Ses rives de sable argenté. Ses remparts immaculés, parfaitement symétriques. Son château de marbre et d'ivoire surplombant l'intégralité des habitations et des ruelles qui, elles-mêmes, s'étendaient à perte de vue. Rien ne semblait avoir été construit au hasard, si bien que cette suréminence architecturale en fût presque troublante.

— Par Ferkhâd, murmura Töm, la bouche grande ouverte. Comment c'est possible de...

— Construire quelque chose d'aussi surréaliste ? devina Kalyö, les yeux smaragdins illuminés par la beauté du lieu. Aucune idée. Il faudra demander aux elfes, ils sont capables de tout !

     Euphoriques d'avoir réussi cette première étape de leur quête, tous – à l'exception d'Iryanä et Matharach – se précipitèrent aux abords du lac.

— Je ne ferais pas ça si j'étais toi, conseilla le guerrier de Glace à Töm, juste avant qu'il ne plongeât sa main dans l'eau.

— Pourquoi ?

— Elle est empoisonnée ? demanda Aria. Bois-en, Töm !

— Regarde autour de toi, répliqua Matharach. Pas la moindre personne aux alentours. Aucune espèce végétale sur le rivage. Le Lac des Elfes est constamment contrôlé par les magiciens d'Errakys et cette eau représente sans doute le premier rempart du royaume. Je ne sais pas quels pouvoir elle abrite exactement, mais j'attendrais de trouver une façon de traverser avant de le rejoindre à la nage.

— Il doit bien y avoir un moyen, supposa Noà en se mettant à scruter la rive, bien qu'à première vue, la cité lui parût infranchissable.

— Essayons de faire le tour du lac, proposa Kalyö. On finira peut-être par trouver un bateau, un garde... quelque chose en mesure de nous aider.

— Je crois avoir trouvé, indiqua Iryanä, qui désigna une petite bâtisse miteuse, de l'autre côté de l'étendue d'eau.

     Les drakkiens se tournèrent vers le cabanon. Si Noà, perplexe, pensa en premier temps que ce taudis ne les mènerait nulle part, le manque de ressources aux alentours suffit à le persuader du contraire.

— Elle a l'air abandonnée, marmonna Töm dans ses dents, de peur de se faire réprimander par la princesse.

— On peut aller jeter un œil, renchérit Kalyö.

     D'un commun accord, les quêteurs se dirigèrent ainsi vers la cabane en bois qui siégeait sur la rive du Lac des Elfes tel un unique espoir ; leur seule chance de rejoindre Errakys.

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X-Ray Dog ~ Acts of Courage 

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