Chapitre 17 [1/2] ~ Les Deux Orphelins
D'interminables minutes s'écoulèrent avant que Stelleüm, Ylærä et Orbis ne rejoignissent le reste de l'assemblée dans le Consulat. Lorsque la porte s'ouvrit violemment et que le roi fit irruption dans la pièce, tous retinrent leur respiration, tant la puissance qu'il irradiait les terrifiait.
En regagnant sa place autour de la table blanche circulaire, la reine posa les yeux sur Noà, puis sur Iryanä. L'héritière, qui sentait les regards accusateurs, foudroyait quiconque osait soutenir le sien.
Cherchait-elle à leur faire comprendre que son meurtre était justifié ? Qu'elle se fichait de leur jugement ? Essayait-elle de les convaincre que Maxwell n'était pas mort de sa faute ? Noà n'en avait aucune idée. Tout s'était enchaîné trop rapidement. Les images du dragon, de Koryna effondrée, du cadavre de Gréo et du corps disloqué de Maxwell s'immiscèrent dans son esprit, auxquelles se mêlèrent celles d'Isach et Aurora, la seconde précédant leur disparition.
Joànne, la vieille femme rencontrée sur Zajox, disait donc vrai : Les villages des terres septentrionales se faisaient annihiler un par un. Xomythe n'était pas le premier, et Azikru était loin d'être le dernier. Ustral succombait peu à peu aux ténèbres.
— Orbis, votre reine et moi-même avons discuté et sommes d'accord à l'unanimité, commença Stelleüm d'un ton catégorique. Au vu de ce qu'il s'est passé ce soir, nous ne pouvons retarder la quête plus longtemps.
Il se tourna vers Kalyö et les xomythois.
— Vous prendrez la route dès l'aube.
Le commandant du troisième escadron acquiesça sans rechigner, contrairement à Aria, qui se mit à protester :
— Un autre village vient d'être anéanti. Un de vos soldats a été assassiné dans l'enceinte de votre royaume. Si même les Six Grands ne sont plus capables de nous protéger, combien de temps pensez-vous que nous tiendrons à l'extérieur de ces murs ? Ustral est en train de sombrer, il nous faut de l'aide pour accomplir notre mission !
— Matharach et ses enfants vous accompagneront, intervint Orbis. Nous espérions que sa mission sur Azikru se termine avant le lancement de votre périple, afin qu'il puisse vous accompagner et vous apporter son aide. C'est chose faite.
— On... on va vo... voler à dos de dragon ? bégaya Töm.
Le Triménium hocha la tête, comme s'il s'agissait de la chose la plus banale qui fût.
— Qu'en est-il de Maxwell... de son remplaçant ? demanda Kalyö, bien que tous connussent déjà la réponse – lui y compris.
Ylærä posa la main sur celle de son mari, dont les traits de mâchoire s'étaient crispés. Elle répondit à sa place :
— Maxwell avait émis la volonté de faire d'Iryanä son successeur. S'il a correctement prononcé son serment, après son élection, rien ne peut entacher sa volonté. Elle prendra la route avec vous demain.
— C'est une meurtrière, gronda Raliénä. Personne n'a l'air de réagir ! Elle est celle qui a exigé le Vote Royal, qui voulait le plus partir en quête !
— Ferme-la, proféra l'héritière en se levant.
— Maxwell a été poussé, vous le savez tout aussi bien que moi ! poursuivit néanmoins la guerrière. Son décès n'arrange qu'elle dans l'histoire ! Vous devriez l'enfermer pour homicide plutôt que de lui accorder ce qu'elle cherche à obtenir depuis le début !
À ces mots, Iryanä projeta un blizzard sur la commandante, qui décolla de sa chaise et valdingua à l'autre extrémité de la pièce. Dans un cri de haine et de douleur, Raliénä chargea ses mains d'électricité, qu'elle balança à son tour en direction de la princesse. Sans difficulté, celle-ci contra la foudre avec un nuage de poudreuse.
— Assez ! tonna Stelleüm.
Il porta un regard lourd de reproches à sa fille, qui s'était apprêtée à riposter.
— Tout membre du Conseil qui ose s'en prendre à un autre ne mérite pas sa place dans cette assemblée ! Que je ne te reprenne pas à attaquer le moindre drakkien où je jure sur l'Étoile-Mère que ce statut te sera retiré !
— Mais...
— Quant à toi, renchérit-il en se tournant vers Raliénä. Tes accusations sont indignes d'une cheffe d'escadron. Tant que le meurtre de Maxwell ne sera pas élucidé, je t'interdis d'émettre le moindre jugement envers l'une des tiennes !
Le feu aux joues, la guerrière se releva et baissa la tête.
— Toutes mes excuses, mon roi.
— La mort de Maxwell nous affecte tous, poursuivit-il. Pour sa mémoire, ainsi que pour celle des drakkiens, je peux vous promettre que justice sera...
La porte du Consulat s'ouvrit à la volée, obligeant Stelleüm à s'interrompre. Le regard affaibli, Matharach fit irruption aux côtés d'une jeune femme. La tenue dont elle était vêtue fit comprendre à Noà qu'il s'agissait d'une guérisseuse.
— La faunesse a succombé à ses blessures, annonça l'homme d'une voix grave. Des trois habitants ramenés par Dylix, un seul s'en est sorti. Il a été pris en charge au centre de soins.
— Un seul survivant... murmura Ylærä. Comment est-ce possible ?
— Il n'y a plus de temps à perdre, enchaîna le roi avant de se tourner vers Matharach. Nourris tes dragons. Qu'ils se reposent convenablement... les quêteurs et toi aurez besoin d'eux plus que jamais. Orbis ?
Le Triménium acquiesça avec lenteur, comme s'il lisait dans ses pensées. D'un effort considérable, il se leva de sa chaise et rejoignit Matharach, qui ne comprenait visiblement pas la requête du roi.
— Suis-moi, lui annonça-t-il. J'ai beaucoup de choses à te conter... et un énorme service à te demander.
***
Rödz réveilla Noà, Töm et Aria aux premières lueurs de l'aube. Harassé de sa précédente journée, l'élémentaire de Foudre n'avait pas réussi à fermer l'œil de la nuit, la vision du cadavre de Maxwell l'ayant hanté jusque dans ses songes. En silence, ses amis et lui se changèrent, récupérèrent leur arme offerte par Ylærä et quittèrent le château.
Une atmosphère lugubre régnait dans la cour aux statues d'or, où les attendaient les membres du Conseil Royal. Les rayons de Zunqèl projetaient leurs ombres sur chaque visage, tapissaient la voûte céleste d'une teinte orangeâtre. Sinistre.
Noà eut un léger mouvement de recul en apercevant le deuxième dragon de Matharach, assoupi aux côtés de son semblable. Plus petit et aux écailles virant du bleu cobalt au noir pur, il paraissait d'autant plus impressionnant. Ses pics parsemaient son corps, rejoignaient son crâne et ses ailes translucides, sur lesquelles serpentaient de fines veines pourpres. Malgré tout, quelque chose dans son regard apaisa le rythme cardiaque de Noà, qui ne décela aucune animosité dans les orbes saphir de la créature.
— Bonjour, souffla la reine une fois le trio arrivé à hauteur du groupe. Comment vous sentez-vous ?
Les jumeaux et Noà s'efforcèrent de sourire, les yeux toujours rivés sur les deux dragons. Le teint livide, Aria semblait sur le point de s'évanouir.
— N'ayez aucune crainte, les rassura Matharach. Dylix et Kréah sont avec moi depuis leur naissance. Ils n'ont jamais blessé personne... intentionnellement.
— Comme indiqué la veille, la voie des airs nous semblait la plus adéquate, annonça Orbis, dont les cernes se confondaient avec les plis de son visage. Si tout se passe bien, à cette vitesse, vous arriverez sur Errakys demain, dans la matinée.
— Si tout se passe bien... murmura Töm.
— Mon frère, Roskaï, a été prévenu de votre arrivée. Androméda doit déjà être au courant, vous ne devriez avoir aucun souci à pénétrer dans l'enceinte du royaume.
— Merci beaucoup, dit Kalyö en ajustant son carquois. Allons-y, alors.
Stelleüm hocha la tête. Il porta le regard sur sa fille restée silencieuse depuis le début. Ses iris polaires n'osaient croiser ceux des autres, et Noà comprit très bien pourquoi. Elle devait se sentir humiliée, abhorrée de ceux qui l'incriminaient pour la mort de Maxwell. Si ce qui était arrivé la veille n'était pas de sa faute, il lui était impossible de se justifier pour l'heure, tant les circonstances faisaient d'elle le parfait suspect.
L'instant d'après, les quêteurs se dirigèrent vers un ami, un proche ou un frère d'armes pour lui dire au revoir. Matharach enlaça Cûrtiss dans une accolade fraternelle. Kalyö fit de même avec Raliénä et Xolân. Ylærä prit sa fille dans ses bras et lui murmura des paroles que Noà ne parvint à entendre. Instinctivement, le xomythois s'approcha de Stelleüm.
— Merci pour tout, lui murmura-t-il en résistant pour ne pas détourner ses yeux de ses iris dorés.
— Rien de plus normal, rétorqua le roi. Tout ne dépend plus que de vous, désormais.
Matharach retourna vers ses dragons. Il donna une tape sur le flanc du plus jeune afin de le réveiller.
— En selle tout le monde ! s'exclama-t-il d'un ton faussement enthousiaste. Iryanä et le gosse de Feu avec moi, sur Dylix ! Kalyö et les deux autres sur Kréah !
Noà déglutit quand il arriva devant la dragonne. D'un geste hésitant, il posa la main sur son énorme patte sans qu'elle ne réagît.
— Aie confiance en Matharach, lui indiqua Kalyö après être monté sans effort sur le dos de la créature. Kréah et Dylix sont inoffensifs et très intelligents. Pour une raison qui m'échappe, ils sont capables de ressentir quand quelqu'un leur veut du mal. Si ce n'est pas ton cas, tu n'as pas à t'inquiéter.
Aidé par le drakkien, Noà souffla un grand coup et grimpa à son tour. Lorsqu'Aria le rejoignit, elle se cramponna le plus fort possible sur les écailles de Kréah, secouée de spasmes incontrôlables.
— Ça va ? lui demanda son ami, soucieux.
— C'est une très mauvaise idée, répondit-t-elle d'une voix affolée. Tu devrais le savoir...
Un souvenir percuta Noà de plein fouet et il comprit.
— Par Aelèk... t'as peur du vide.
— La phobie, précisa Aria. Je vais pas réussir.
— Pose ta tête sur le dos de Kréah, garde les yeux fermés, essaye de...
— C'est parti !
D'un coup de talon, Matharach et Kalyö, à l'avant de leur dragon respectif, incitèrent leur monture à décoller. Le soubresaut manqua de justesse de renverser Noà par-dessus bord, qui empoigna les premières excroissances lui passant sous la main. En quelques secondes, il atteignit une hauteur considérable et observa une dernière fois le château, les membres du Conseil et la fontaine de l'Exhadràlûm rétrécir, jusqu'à ne représenter plus que de minuscules points noirs perdus dans le décor septentrional.
***
— Je vais vomir...
— Encore ?!
— Kalyö, arrête-toi !
— Mais, c'est la troisième fois depuis ce matin !
— Arrête-toi ! répéta Noà quand il vit Aria se raidir sur les pics de Kréah, qu'elle maintenait comme si sa vie en dépendait.
À contrecœur, le commandant d'escadron lança un signe de tête à Matharach, à une dizaine de mètres de son groupe, et ordonna à Kréah de descendre. À la seconde où la dragonne toucha terre, Aria se jeta au sol et courut se mettre à l'écart.
— On n'arrivera jamais à temps si on continue à ce rythme ! récrimina Iryanä après avoir rejoint Kalyö et Noà.
— Elle a le mal de l'air, lui fit remarquer Töm, presque amusé par la situation.
— Peu importe ! Si elle n'arrive pas à passer l'épreuve d'un vol de dragon, je ne sais même pas ce qu'elle fait ici !
— Euh, tu te calmes, déjà ? rétorqua-t-il, les sourcils haussés et les poings serrés. Entre nous, s'il y a une personne qui a rien à faire dans ce groupe, c'est pas ma sœur...
Iryanä le fusilla du regard, mais s'abstint de tout commentaire. Elle savait pertinemment que justifier ses actes ne servirait à rien.
— Aucune raison de s'énerver, les gosses, intervint Matharach. Il est vrai qu'on ne peut se permettre autant d'arrêts si on veut avoir une chance d'arriver à temps. Quelqu'un peut aller voir si elle va mieux ?
Les regards glissèrent sur Töm, qui leva aussitôt les mains en guise de protestation.
— Pas question, elle va me rendre malade ! Et croyez-moi, un seul vous suffit amplement.
— On ne va jamais y arriver... se lamenta Iryanä dans un soupir las.
— C'est bon, j'y vais, ajouta Kalyö. Il y a un lac, là-bas. Profitez-en pour remplir vos gourdes.
Les quêteurs s'exécutèrent à l'unisson. Matharach emmena ses enfants aux abords de l'étendue d'eau pour les abreuver et Noà le rejoignit une fois sa mission effectuée.
— Où vous les avez eus ? lui demanda-t-il en désignant les deux dragons.
— Recueillis à leur naissance, répondit le drakkien, occupé à récurer de la terre sèche des ongles de Dylix avec un pic de glace.
— Oui, j'avais cru le comprendre, mais comment ? Où ? Aucun dragon n'est censé se trouver dans les contrées du nord. Je ne pensais jamais en voir de ma vie...
— C'est une longue histoire. Je leur ai sauvé la vie au cours d'un voyage, et je pense qu'ils en sont reconnaissants aujourd'hui.
— Ça crève les yeux...
— De ?
— Qu'un lien indéfectible vous lie à ces dragons, précisa Noà. Ils sont réputés pour protéger les leurs, régner sur les territoires où ils élisent domicile. Réussir à en apprivoiser, ça m'a toujours paru improbable.
— Les dragons sont des créatures incomprises, ce n'est pas nouveau. Tu serais surpris de découvrir leurs secrets, leur intelligence, l'empathie dont ils savent faire preuve. D'ailleurs, ils ne s'apprivoisent pas. Ce sont eux qui décident s'ils veulent se lier à un Homme et partager leur existence à nos côtés.
Noà se contenta d'admirer Dylix. Il posa la main sur son poitrail écailleux. La force que dégageait son souffle le fit à la fois frissonner et sourire. Ces deux dragons étaient des armes de destruction massives. S'il le souhaitait, Matharach pouvait s'accaparer n'importe quel royaume, régner sur n'importe quel territoire.
— Impressionnant, hein ? ricana le quarantenaire. Tu dois te demander pourquoi je suis toujours au service de Drakkä alors que je pourrais m'octroyer une vie totalement différente.
— Non, enfin... un peu. C'est difficile de les voir aussi paisibles quand on s'imagine la puissance qu'ils renferment.
— Je suis d'accord avec toi, mais tu comprendras plus tard. Respecte-les, ne les considère pas comme de vulgaires charrettes volantes et ces gros lézards te rendront le triple.
— Vous en êtes-vous déjà servi, pour un combat ou pour une mission ? Et est-ce qu'ils crachent du feu ?
— Oui, ils crachent du feu, même si Dylix a beaucoup plus tardé que sa sœur pour parvenir à lancer sa première flamme. Quant à leur utilisation, j'évite au maximum, avoua Matharach. Ils sont surtout réquisitionnés en cas d'urgence.
— Comme lorsque Stelleüm vous a demandé de vous rendre sur Azikru ?
Matharach détourna les yeux de Dylix afin de les porter sur Noà.
— Orbis m'a raconté votre histoire. Je suis vraiment désolé que vous ayez eu à assister à un carnage pareil. Kalyö et Iryanä ne comprennent peut-être pas le danger que ces monstres représentent, mais pour les avoir croisés, combattus... je peux t'assurer que je ferai tout mon possible pour mener à bien la mission qui nous a été confiée.
Noà adressa un léger sourire au guerrier, qui lui posa une main sur l'épaule.
— Vous êtes certain de n'avoir vu aucune pèlerine, là-bas ? l'interrogea-t-il à voix basse pour que Töm ne l'entendît pas.
— Je n'en ai aucune idée, petit. Je n'ai pas pris le temps de m'attarder sur les corps déjà froids. Parmi ceux que mes enfants et moi avons secourus, je peux te certifier qu'il n'y avait aucun pèlerin.
Au même instant, Töm et Iryanä rejoignirent les deux élémentaires, suivis de près par Kalyö et Aria. La xomythoise avait retrouvé des couleurs. Elle s'excusa auprès du groupe d'une voix fébrile et leur assura être prête à poursuivre la route.
— Je lui ai fait boire de l'eau dans laquelle j'ai administré de la sève soporifique, murmura Kalyö à Noà après l'avoir entraîné à l'écart. Mets-toi derrière elle et assure-toi qu'elle ne tombe pas pendant le voyage.
Pris au dépourvu, Noà écarquilla les yeux et se tourna vers son amie.
— Du calme, ça n'a pas un effet immédiat, précisa Kalyö. Ça suffira à l'apaiser, le temps qu'on trouve un endroit pour passer la nuit.
Noà retourna alors sur le dos de Kréah, en s'assurant qu'Aria était bien cramponnée. Dans un rugissement majestueux, la dragonne reprit son envol et s'éleva dans le ciel, jusqu'à ce que ses longues ailes vinssent percer les nuages.
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Audiomachine ~ Objects in Motion ♪
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