Chapitre 14 [2/3] ~ L'élection des Quêteurs

- Précédemment -

     De retour au château, Kalyö s'excusa et laissa ses hôtes seuls afin de retourner travailler. Dès que les portes se refermèrent derrière eux, Noà et les jumeaux se regardèrent dans le blanc des yeux sans savoir quoi faire. Ils décidèrent de patienter jusqu'à ce que quelqu'un vînt les chercher mais, après une interminable attente, Noà comprit que personne n'userait de son temps pour eux. Déambulant dans les couloirs déserts, Töm et lui essayèrent plusieurs fois de sortir du bâtiment. Les soldats postés à l'entrée les en empêchèrent à chaque reprise. Frustrés, ils retournèrent tous les trois dans leur chambre jusqu'à la nuit tombée.


     À quelques minutes du vote, Rödz, le garde personnel de Stelleüm et Ylærä, fit irruption dans la pièce. L'armure qu'il portait brillait de mille feux. Façonnée dans un acier inoxydable, elle semblait beaucoup plus robuste, plus professionnelle, comme si le drakkien s'apprêtait à combattre sur un véritable champ de bataille.

— Le roi et la reine désirent vous voir porter ceci, leur dit-il de sa voix rauque, avant de déposer au pied du lit d'Aria trois mystérieuses épingles dorées. Le Conseil Royal n'attend plus que vous.

     Un coup d'angoisse traversa Noà dès l'instant où, en prenant la broche dans ses mains, il reconnut l'étoile de Lyréah. Tous étaient des drakkiens désormais, mais selon lui, porter le symbole de l'Exhadràlûm signifiait beaucoup plus. Il savait dans quoi Aria et lui s'embarquaient. Sentir la nécessité d'arborer cet emblème lui laissait néanmoins un goût amer ; comme si Stelleüm et Ylærä pensaient qu'ils avaient besoin d'une protection divine pour réussir cette quête.

     Noà se tourna vers les jumeaux, rassuré de les voir aussi effrayés que lui. Aria lui adressa un sourire nerveux tandis que Töm, tremblant de la tête au pied, peinait à enfiler sa broche sur sa tunique.

— Laisse-moi faire, murmura sa sœur en se rapprochant. Ça va ?

— Je... j'sais pas quoi faire, balbutia-t-il, le teint devenu soudainement pâle. Je veux pas rester seul.

— Comment ça ? demanda Noà. On est avec toi.

— Non. Je... je veux pas rester seul, répéta-t-il, perdant peu à peu le contrôle de lui-même.

     Noà s'adressa alors à Rödz d'un ton plus ferme qui ne l'avait souhaité :

— Peut-on avoir quelques minutes, s'il vous plaît ?

     D'abord réticent, le guerrier finit par accepter et quitta la chambre. Aria fit asseoir son frère sur son lit, puis le fixa avec une douceur que Noà avait rarement observée chez elle. Töm prit la parole avant qu'elle n'intervînt :

— On a déjà perdu maman, je veux pas vous perdre aussi.

— Qu'est-ce que tu racontes ?

— Si vous revenez pas vivants, j'aurai plus personne. Vous pouvez pas partir. Laissez les autres prendre votre place...

— Tu sais bien que c'est impossible, rétorqua Noà. Les enjeux sont bien trop grands, et cette quête nous concerne plus que n'importe qui dans ce royaume. Je dois le...

     Il s'interrompit, le temps de reprendre le contrôle de sa voix.

— Je dois le faire pour ma mère et pour Isach. Aria peut rester avec toi, si elle le souhaite, mais...

— Non, le coupa la concernée sans même le regarder. Hors de question.

— Écoute, si tu te sens obligée de m'accompagner par rapport à Isach, je t'ai dit que...

— Tais-toi. Tu peux dire ce que tu veux, je ne changerai pas d'avis.

— Ce n'est pas ta faute, Aria !

     Les larmes montèrent aux yeux de l'ustraloise, qui baissa la tête pour se cacher le visage.

— Je ne t'en veux pas... poursuivit Noà. Et je ne veux pas que tu laisses Töm derrière uniquement parce que tu cherches à te faire pardonner.

— Je ne fais pas ça que pour toi, expliqua-t-elle. T'es pas le seul à avoir été sauvé, ce tour-là. Si je suis ici, aujourd'hui, c'est grâce à lui. Peu importe ce que tu diras, je porterai le fardeau de sa mort jusqu'à la mienne. Ce n'était pas mon frère, mais c'était l'un de mes meilleurs amis, et tu peux pas m'interdire de t'accompagner pour le venger. J'ai été stupide de croire que je pouvais sauver Xomythe. Cette quête est la seule option qu'il me reste, alors personne m'empêchera d'y participer.

     Elle reporta son attention sur son frère.

— Je te dirai pas ça deux fois alors tu vas m'écouter. Je sais que t'es terrifié, que tu le montres peut-être plus facilement que nous... mais je le suis tout autant que toi. Que maman soit encore vivante ou non, dans tous les cas, on peut rien faire pour l'aider. Je veux pas te laisser ici, alors viens avec nous.

     Aussi ébahi que son ami, Töm la dévisagea avec des yeux ronds.

— On a quitté Azikru à trois, on peut pas se séparer maintenant, continua-t-elle. Qu'est-ce que maman penserait si elle nous voyait ? T'es pas l'élémentaire le plus doué d'Ustral, c'est pas une révélation, mais tu nous as aidés à rejoindre Drakkä, et je suis sûre qu'on aura encore besoin de toi par la suite.

— D'autant plus qu'on sera accompagné par des membres du Conseil, intervint Noà. Des guerriers surentraînés ou des commandants d'escadron. On sera en sécurité.

     Töm se détendit petit à petit. Ses tremblements s'estompaient à mesure que ses iris incandescents reprenaient leur couleur traditionnelle.

— On reste ensemble, annonça Noà d'un ton solennel. Qu'est-ce que t'en dis ?

     Un sourire discret apparut au coin de ses lèvres et Töm se releva, le visage peint d'une espièglerie dont lui seul avait le secret :

— De quoi vous parlez ? s'exclama-t-il avant de repositionner l'Exhadràlûm sur sa tunique. C'est vous que j'essayais de convaincre ! J'ai toujours voulu partir, moi !

— Par Zoraïn... souffla Aria en enfonçant la tête dans son lit. Je vais le noyer.

     Délivré, Noà se jeta sur Töm et le fit tomber à la renverse. Il attrapa le premier oreiller qu'il trouva, puis l'écrasa contre son visage. Hilare, son ami l'imita. Une bataille débuta entre les deux xomythois, à laquelle Aria se joignit. Mêlés aux éclats de rire, les coups des traversins se répercutèrent dans la chambre royale dans une cacophonie assourdissante.

     En cet instant, Noà aurait tout donné pour arrêter le temps. Si un membre du Conseil les apercevait, il se doutait qu'il ne les prendrait au sérieux, qu'il ne chercherait même pas à les accompagner dans cette quête, mais il s'en contrefichait. Aussi enfantine que dût paraître leur attitude, il voulait se laisser aller, une dernière fois ; profiter de ses amis, des ultimes moments de paix et d'innocence qui lui étaient accordés.

     Ainsi, lorsque Rödz réapparut et leur indiqua sa présence par un raclement de gorge exagéré, les survivants de Xomythe ne purent s'empêcher de s'esclaffer. Impassible, le garde leur demanda de le suivre. Ils s'exécutèrent alors en s'efforçant de retrouver leur sérieux.

***

     Le silence s'abattit dans le Consulat dès l'instant où le roi ordonna aux membres de prendre place. De longues secondes durant, seuls les crépitements des braseros aux flammes turquoise vinrent le troubler. Les ombres mystiques qu'elles reflétaient semblaient provenir d'un monde lointain, dansaient sur les murs et menaçaient d'emporter avec elles quiconque oserait les contempler.

     Si un ustralois, n'ayant aucune idée de ce qui se tramait, entrait par mégarde dans la salle, il comprendrait aussitôt que l'issue de cette réunion allait altérer le cours de l'histoire.

     Tous – y compris Iryanä – avaient les yeux rivés sur Stelleüm, vêtu d'une armure aussi étincelante que l'or de ses iris. Ylærä, à ses côtés, dévoilait une inquiétude encore plus apparente.

     Une fois assuré d'avoir l'attention de chacun, le roi prit une grande inspiration et commença :

— Bonsoir à tous. Ici-même, dans la matinée, un membre du Conseil a exigé un Vote Royal auprès d'Orbis. Demande qui, selon la charte de Drakkä, n'a pu qu'être acceptée.

     Il adressa à sa fille un regard dénué d'expression.

— Iryanä Luxiòr a demandé qu'une quête soit lancée aux côtés de ces trois élémentaires dans le but d'obtenir un entretien avec l'Oracle du Temps. Au vu de la situation, il m'est inutile de vous préciser que les motifs, ouvertement énumérés devant chacun d'entre vous, ont été jugés plus que pertinents. Cet après-midi, Orbis, la reine et moi-même avons ressorti les lois énoncées par la charte pour ce genre de protocole, afin de nous assurer que tout soit accompli dans une impartialité absolue. Ces lois, les voici.

     Stelleüm récupéra un morceau de parchemin posé devant lui, puis le déplia sur la table blanche. D'une voix distincte, il se mit à lire :

— Dans le cas où le Vote Royal fait l'objet d'une demande de quête, aucune différence ne sera accordée entre les volontaires et les non-volontaires. Chaque membre du Conseil disposera d'une voix qu'il attribuera à celui ou celle qu'il désire voir participer. Il est formellement interdit de voter pour soi-même, de demander à modifier son bulletin une fois celui-ci déposé dans l'urne et de laisser sa place à un autre drakkien une fois élu. Tout volontaire se doit de respecter son engagement, au risque de se voir exclu du royaume, peu importe son statut, son rang, ou son nom. Une fois les volontaires choisis, un serment se doit d'être prononcé à voix haute, afin que les dieux puissent leur apporter leur protection lorsque celle-ci sera nécessaire. Tout élu devra se voir attribuer un second en cas de bouleversement majeur : maladie, décès ou imploradiation, afin qu'il le remplace dans ses fonctions. Les fractures ouvertes ne sont pas considérées comme valables pour se désister de sa position de quêteur, de même que la mort d'un proche, la naissance d'un enfant, des vacances en famille...

     Le roi s'interrompit et dévisagea Orbis, les sourcils froncés. Après quoi, il releva la tête et replia le morceau de papier.

— Vous avez compris le principe. Si vous vous engagez, aucun retour en arrière possible ne sera toléré. Des questions ?

     Voyant que personne ne se manifestait, Stelleüm reprit :

— Avant toute chose, j'ai besoin de connaître votre décision, indiqua-t-il à l'égard des xomythois. Étant donné que, par manque de cérémonie officielle, vous n'êtes à proprement parler pas encore des drakkiens, Orbis, Ylærä et moi-même avons convenu qu'aucun membre ici présent ne peut vous refuser de participer à cette quête. De plus, vos motivations sont sans doute différentes de celles des futurs volontaires. Ma question est donc la suivante : êtes-vous partants ?

— Oui, nous le sommes, répondit aussitôt Aria, sans laisser à son frère le temps de revenir sur sa décision.

— Très bien. Deux membres du Conseil vous accompagneront.

— Je vous demande pardon ? protesta Raliénä. Pourquoi ne faites-vous partir que cinq élémentaires ?

     Le roi lança un signe de tête à Orbis, qui se chargea de prendre la relève.

— Envoyer une dizaine de personnes est beaucoup trop périlleux, expliqua le vieil homme. L'Ombre est aussi à la recherche de l'Oracle du Temps et je suis certain qu'elle surveille ces trois jeunes ustralois à l'heure où nous conversons.

     Il désigna Noà et les jumeaux.

— Tout nous laisse penser qu'Arkalax a ordonné à Tòphios de les laisser en vie, non pas uniquement pour prévenir les royaumes majeurs de son retour, mais aussi pour nous espionner afin de préparer ses propres offensives. Son attention est sans doute focalisée sur eux depuis qu'ils ont fui leur village, et elle le sera encore jusqu'à ce qu'ils se rendent au repaire de Kraskènyd. Des nortox seront envoyés pour les retrouver et soutirer des informations ; des pièges seront tendus pour les capturer... cette quête sera d'une extrême dangerosité. C'est pourquoi il sera primordial de voyager en petit groupe afin d'attirer l'attention le moins possible.

— Au vu de ce que ces élémentaires nous ont racontés, partir à cinq ou à dix ne changera absolument rien si les futurs quêteurs se font prendre en embuscade par des nortox, ajouta Stelleüm. Le mieux à faire n'est pas de rajouter des combattants pour vous donner plus de chance lors d'un éventuel combat, mais simplement d'éviter toute confrontation. Moins il y aura de participants, moins cela paraîtra suspect. Imaginez un peu une troupe de dix élémentaires voyager dans des endroits reculés du continent...

— Donc parmi nous tous, seuls deux autres membres pourront être élus, en conclut Kalyö. Que devons-nous faire pour convaincre les autres de voter pour nous ?

— Vous vous connaissez tous très bien, fit remarquer Ylærä. Aucun discours ne sera nécessaire. Ceux qui se portent volontaires pour accompagner Aria, Töm et Noà, levez la main.

     Sans grande surprise, tous, à l'exception d'Orbis, du roi et de la reine, s'exécutèrent. Satisfaite, Ylærä récupéra un long parchemin vierge qu'elle déchira en quatorze morceaux identiques.

— Votre loyauté envers le royaume vous honorera jusqu'à la fin de votre vie, déclara-t-elle à l'assemblée d'un ton hiératique. Je vous en remercie.

     Elle se leva et déposa un bout de papier devant chaque membre.

— Face à vous se trouve une plume à encre avec laquelle vous inscrirez le nom de celui que vous voulez élire. Une fois ceci fait, vous avez juste à le plier et le déposer dans l'urne à côté d'Orbis. Et n'oubliez pas, il est interdit de voter pour soi.

     Les quatorze membres du Conseil Royal baissèrent la tête et se figèrent devant leur feuille. Des regards furtifs furent jetés par certains ; des soupirs indécis furent poussés par d'autres. Partout où il posait le regard, Noà apercevait de l'hésitation dans les yeux des drakkiens. Même Iryanä, très certainement déçue de ne pas pouvoir voter pour elle-même, semblait avoir du mal à inscrire le prénom d'un autre sur son parchemin.

     Noà se tourna vers les jumeaux et constata qu'ils avaient déjà replié le leur. Il se remémora alors sa promesse envers Kalyö. Le commandant d'escadron leur avait assuré de leur apporter son expertise et sa protection s'ils votaient pour lui. Le pacte avait été scellé. Même s'il se sentait frustré pour Iryanä, s'il espérait qu'elle fût élue, Noà ne pouvait trahir sa parole. Il inscrivit le nom de Kalyö sur son bulletin, puis le replia.

     Après de longues minutes, tous déposèrent leur vote dans une boîte en verre reposant à côté d'Orbis. L'oracle l'ouvrit quand ils furent de nouveau assis. Une tension insoutenable s'introduisit dans le Consulat à l'instant où il lut le premier papier :

— Iryanä Luxiòr.

     Impassible, la princesse garda les yeux rivés sur les iris noirs du Triménium, qui déplia le deuxième bulletin avant d'annoncer à voix haute :

— Rödz Thorèn.

     Le garde personnel de la famille royal hocha la tête, satisfait.

— Kalyö Sandust, poursuivit Orbis.

     Le vote s'éternisa, au cours duquel Kalyö prit rapidement l'avantage. Son nom fut prononcé trois fois d'affilées, puis vint celui de Maxwell, et à nouveau celui d'Iryanä.

     Lorsque, pour la cinquième et dernière fois, le prénom de Kalyö sortit de l'urne, assurant sa participation, les membres du Conseil le congratulèrent par une salve d'applaudissements. Un large sourire au coin des lèvres, le drakkien se tourna vers les rescapés de Xomythe, comme pour les remercier personnellement.

     Bien que soulagé de l'avoir à ses côtés, Noà ne parvint à atténuer le poids qui comprimait sa poitrine. Selon ses calculs, Iryanä et Maxwell étaient à égalité, et il ne restait qu'un seul bulletin. Il n'avait aucune idée de ce qui allait se passer si les deux drakkiens finissaient avec le même nombre de voix. À son plus grand désarroi, il n'eut pas besoin de s'en inquiéter longtemps.

     Orbis lut le dernier vote, qui brisa définitivement les espoirs de la princesse :

— Maxwell Nérys.

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Audiomachine ~ Whispers of Wonder ♪ 

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