Chapitre 11 [1/3] ~ La Cité des Élémentaires

     Kalyö emmena Noà et Töm – qui venait seulement de reprendre ses esprits – de l'autre côté de la clairière. Ils retrouvèrent Aria, adossée contre un tronc, en train de se faire administrer une substance jaunâtre sur l'épaule par une inconnue. Ses cheveux de jais étaient ébouriffés et son visage couvert de terre. Parsemés de trous, ses vêtements laissaient penser qu'elle s'était emmêlée dans les branches des arbres plusieurs centaines de fois avant d'arriver ici.

     Lorsqu'elle aperçut Noà, elle se releva avec maladresse et courut dans ses bras. Une sensation étrange parcourut le corps du xomythois. Ce geste affectueux était le premier qu'il avait eu de son amie depuis bien longtemps. Gêné, il lui rendit tout de même son étreinte.

— Comment tu vas ?

— J'ai cru que vous vous étiez fait tuer, souffla-t-elle.

     Aria tourna le regard vers son frère et se contenta de lui sourire.

— Par Zoraïn... t'es vraiment dans un sale état.

— Ouais, t'as manqué la partie divertissante de la journée. J'ai failli me faire aspirer l'âme par un gros bousier cornu.

     L'ustraloise émit un rire nerveux, puis grimaça. La guérisseuse s'approcha d'elle avec un bol en terre cuite rempli de la même matière jaune médicinale qu'elle avait sur l'épaule.

— Continue de l'appliquer, lui indiqua-t-elle. Ça atténuera l'ecchymose et soulagera la douleur.

— Phöra, administres-en aussi un peu au poignet de cet élémentaire, s'il te plaît, demanda Kalyö en désignant Noà.

     Sans savoir comment il avait pu deviner sa blessure, le concerné laissa la guérisseuse lui appliquer le contenu du récipient. Aussitôt en contact avec sa peau, son poignet se mit à chauffer et la douleur se déplaça vers ses mains, jusqu'à lentement s'évacuer par le bout de ses doigts. Noà remua son articulation. Il constata avec stupéfaction qu'il ne sentait presque plus rien ; la guérison avait été instantanée.

— Qu'est-ce que... qu'est-ce que c'est ? bredouilla-t-il.

— Le remède miracle de Drakkä, rétorqua Naély, la jeune femme aux cheveux d'argent d'un ton gouailleur. Étonnant, n'est-ce pas ?

— J'ai cru que j'allais devoir vivre avec cette douleur pendant plusieurs cycles...

     Au même instant, plusieurs élémentaires aquatiques inconnus apparurent derrière un mur de conifères et rejoignirent le groupe. L'un d'eux prit soin de faire son rapport à Kalyö :

— L'incendie a été maîtrisé, commandant. Nous avons relevé une perte de douze pins, sept séquoias, neuf cèdres et onze épicéas.

     Le drakkien soupira avant de jeter un œil accusateur à Töm.

— Tu as détruit une partie entière d'un écosystème, tu en as conscience ?

     Noà vit dans le regard de son ami qu'il n'était en rien désolé. Et pour cause, s'il avait été dans sa situation, que sa vie avait été menacée, il aurait sans doute fait la même chose.

— Qu'est-ce que vous faisiez dans la forêt ? l'interrogea-t-il, désireux de changer de sujet. Vous êtes venus pour nous ?

— Simple routine de travail, répliqua Kalyö en ajustant son arc dans son dos. C'est la fumée qui nous a alertés. Nous étions en train de ramasser les mues de Smaragdus.

— Vous êtes des patrouilleurs ?

     Un rictus apparut sur le visage de Naély, qui répondit :

— En quelque sorte. Nous renforçons juste la sécurité du royaume, suite aux derniers incidents...

— Naély, tais-toi, intervint l'un des garçons du groupe. Ces étrangers n'ont rien à savoir à ce propos.

— Ils savent peut-être quelque chose...

— Si c'est le cas, Stelleüm se chargera de leur demander, m'en informera, et nous prendrons les mesures nécessaires, renchérit Kalyö d'un ton ferme. Va vérifier les pièges, maintenant.

— Mais...

     Il s'arrêta net et la troupe l'imita. Noà, Töm et Aria se dévisagèrent, comprenant qu'un point sensible venait d'être abordé. Une atmosphère pesante s'infiltra dans la forêt tandis que Kalyö fusillait Naély du regard.

— As-tu un ordre à contester ?

— Ce n'est pas mon rôle de...

— As-tu un ordre à contester ? répéta-t-il d'une voix plus forte.

     La drakkienne serra les dents pour contenir sa frustration.

— Non, commandant.

— Très bien. Tu peux y aller.

     Elle s'écarta alors du groupe, qui poursuivit son chemin vers le royaume sans piper mot. Après de longues minutes de marche, Töm s'autorisa à briser le silence :

— Pourquoi tout le monde t'appelle commandant ?

     Kalyö baissa la tête, à la fois gêné et amusé.

— Je me pose aussi la question, des fois.

— Kalyö est le commandant du troisième escadron de l'armée de Drakkä, expliqua Sélianh.

— Mais... tu as dix-sept ans ? Dix-huit ? s'étonna Aria, bouche-bée.

— Dix-neuf, la corrigea-t-il, avant de porter la main à sa cicatrice barrant sa joue droite.

— Personne ne le mérite plus que lui, reprit Sélianh. Il est l'un des chefs les plus jeunes de l'histoire du royaume, mais sa carrière est remarquable.

— Faut-il passer des épreuves particulières pour atteindre ce statut ?

— Oui. Chaque drakkien ayant pour objectif de s'engager dans l'armée doit passer une série d'examens. La grande majorité démarre en renforçant l'effectif du sixième escadron, puis, après des années de service ou d'exploits particuliers, augmente en grade et rejoint les sections plus puissantes.

— Et tu combattais pour un escadron avant de devenir commandant ? le questionna Noà, fasciné par ce système militaire.

— J'étais dans l'effectif du premier, oui. J'ai eu l'honneur de remplacer l'ancien commandant du troisième escadron, il y a un an, quand il a pris sa retraite. Depuis, j'essaye de servir Drakkä du mieux possible, dans l'espoir de rendre les dieux et les anciens rois fiers de moi.

     Noà l'écoutait avec la plus grande attention. Même s'il ne le connaissait pas, Kalyö représentait tout ce qu'il avait rêvé de devenir lorsqu'il vivait encore avec sa famille sur Xomythe. Il faisait partie de l'armée de l'un des Six Grands, en était d'ailleurs l'un des commandants. Il patrouillait, combattait, était respecté par ses soldats malgré son jeune âge. Noà aurait pu finir comme lui, il en était persuadé. Il avait travaillé si dur pour être observé de la même façon, mais, une fois de plus, tout convergeait vers ce tour funeste ; celui où sa famille avait été exterminée, que ses rêves et son avenir étaient partis en fumée. Celui où tout espoir l'avait quitté.

— C'est pour ça que tu as accès aux informations du roi ? demanda Aria à Kalyö, ce qui extirpa Noà de ses pensées.

— Mon statut de commandant m'octroie celui de membre du Conseil Royal, confirma-t-il. Heureusement pour moi, aussi restreint qu'il puisse l'être, je ne suis pas le plus jeune à en faire partie.

— Iryanä ne compte pas, renchérit Sélianh en lui donnant une tape sur l'épaule. Même si elle n'avait que six ans, elle occuperait un siège et serait aussi importante que tu l'es maintenant.

— Frappe encore une fois ton supérieur et je te rétrograde au sixième escadron, plaisanta Kalyö. Ça n'empêche qu'elle est plus jeune que moi. Je me rassure comme je peux...

— C'est qui, cette Iryanä ? l'interrogea Töm.

     Les garçons du groupe se dévisagèrent à tour de rôle avec un sourire mesquin. En les remarquant, Phöra les fusilla du regard et leur envoya une vague d'eau en pleine figure à l'aide de son élément.

— C'est l'héritière de Drakkä, répondit-elle avec fierté. Deuxième fille... enfin... fille unique du roi et de la reine.

     Elle reporta son attention sur les soldats.

— Et continuez à jouer les gros bras ! Jusqu'ici, aucun d'entre vous n'a eu l'audace de la défier !

— Aïe, ricana Kalyö en se pinçant les lèvres.

— C'est parce qu'on ne veut pas la blesser, renchérit un élémentaire de Foudre d'un ton supérieur.

     À ses mots, le commandant se tourna, puis, avec le même air hautain, s'approcha de son visage :

— Dans ce cas, la prochaine fois que je la vois, je peux l'informer que tu souhaites l'affronter ?

     Les joues du soldat s'empourprèrent en même temps qu'il déglutit. Noà n'avait aucune idée de qui était cette fille, mais à voir l'expression du drakkien, il comprit qu'elle l'impressionnait. Pire encore : qu'il la redoutait.

— Je disais ça pour rire, se rattrapa-t-il, le visage cramoisi.

     Sans daigner répondre, Kalyö lança un clin d'œil à la guérisseuse qui avait défendu la princesse et reprit sa route en silence.

     À mesure qu'il quittait la Forêt des Ambres, que les arbres se raréfiaient, Noà aperçut à l'horizon de larges fortifications de pierre. De temps en temps, des soldats s'écartaient du groupe pour aller récupérer des ambres engluées à des filaments noirs – les mêmes qui avaient ensorcelé Aria –, pour ensuite les ranger dans un grand sac en coton doublé. D'autres s'arrêtaient pour poser des pièges d'animaux à des endroits stratégiques. Des élémentaires terrestres rebouchaient des trous faits dans le sol, recollaient des branches cassées à leurs arbres et revigoraient de mystérieuses plantes fanées. Les manieurs d'Air, eux, se mettaient à plusieurs pour soulever des arbres déracinés et les replacer. Aux quatre extrémités du groupe, des guerriers maintenaient le regard rivé autour d'eux afin d'assurer la protection de ceux qui se trouvaient à l'intérieur.

     Noà avait des étoiles dans les yeux. Chaque personne, peu importait l'élément qu'il ou elle maîtrisait, apportait son aide au clan. Hormis Kalyö, aucun ne semblait, en termes de hiérarchie, en-dessous d'un autre.

     Occupé à discuter avec un de ses soldats, le jeune commandant, qui avait remarqué sa fascination, l'interpella :

— Ça n'a pas toujours été comme ça, tu sais ? J'ai eu du mal à me faire respecter quand je suis arrivé à la tête de l'escadron. J'ai eu assez de chance de me voir offrir le troisième, puisque la plupart des soldats ont environ le même âge que moi, mais si on m'avait demandé de prendre les commandes du deuxième ou du premier, je sais que j'en aurais été incapable.

— Les soldats de ces escadrons sont plus âgés ?

     Kalyö hocha la tête.

— Plus âgés, plus puissants, plus impulsifs, moins bon caractère... je respecte Cûrtiss et Matharach pour réussir à les gérer depuis plus de dix ans. J'ai été un combattant du premier escadron et crois-moi, il faut vite savoir s'imposer si on ne veut pas se faire marcher dessus.

     Noà ricana. Il s'imaginait arriver dans une cohorte militaire et s'entraîner, combattre, vivre aux côtés d'élémentaires ayant le double de son âge. Cette perspective d'avenir le fit prendre un certain recul par rapport à la façon dont il l'envisageait.

— Je peux te demander ce que tes amis et toi faisiez ici ? reprit Kalyö en regardant Töm et Aria.

     Le xomythois hésita un instant. Il tourna la tête vers les jumeaux, qui semblaient aussi perdus que lui.

— Il n'y a aucun piège dans cette question, ajouta l'archer. Si vous ne souhaitez pas en parler, gardez cette information pour le roi et la reine. Seulement, si vous avez fui votre famille et votre village, si vous vous retrouvez à trois, au beau milieu de nulle part et loin de chez vous, il doit forcément y avoir une raison qui mérite notre attention.

     Noà sentit sa gorge se nouer. Malgré les quelques tours passés depuis la destruction de Xomythe, il pensait être capable d'en parler sans faillir, mais il se rendit compte que ce n'était toujours pas le cas. Il commençait à désespérer, à tel point qu'il ne s'imaginait jamais être capable de faire son deuil, d'accepter la vérité.

— On préfère d'abord en discuter avec la famille royale, finit-il par répondre. Ce n'est pas contre toi. C'est juste que... il vaut mieux.

     Kalyö n'insista pas. Au même moment, Naély réapparut, des carcasses de lapins, d'écureuils et de svàtorns attachés autour de la taille. Kalyö lui ordonna de rester en retrait des trois ustralois et la soldate obtempéra.

— On n'est visiblement pas les seuls à avoir des problèmes, murmura Töm à ses acolytes.

— Nous y sommes, annonça le commandant, les yeux baissés sur un chemin de terre dessiné dans l'herbe. Par ici, les nouveaux.

     Tous suivirent Kalyö, franchirent le dernier mur d'arbres de la Forêt des Ambres, puis, comme il venait de l'indiquer, arrivèrent à destination.

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Audiomachine ~ Across the Horizon ♫

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