Son voisin de table n'était pas là. Jade respirait bien mieux, mais un mauvais pressentiment la tenaillait. Lui préparait-il le niveau supérieur ? Elle soupira et jeta un œil par la fenêtre. Une main sous son menton, elle se laissa distraire par le mouvement des branches. La Lulyco veillait à verdir la cour de récréation, pour égayer l'endroit. Jade considérait qu'il s'agissait plus de distraction, comme en cet instant. Il lui sembla durant une seconde que quelque chose ondula devant un tronc, mais c'était si fugace qu'elle l'oublia rapidement.

Lorsque la sonnerie retentit, elle décida de se rendre à la bibliothèque pour déculpabiliser de son inattention. Il ne lui fallut qu'une minute pour apercevoir le Prédateur, confortablement assis. Deux livres étaient ouverts à sa table : un posé, l'autre debout, comme pour ne pas être vu. Elle s'intéressa subitement à l'étagère qu'elle parcourait. Entre les ouvrages, elle tenta de suivre le regard du justicier du peuple. Ce ne fut pas difficile : une unique table était occupée.

Ses battements de cœur s'accélèrèrent.

Elle hésita, soupesa le pour et le contre. Il n'y avait que du contre. Rien ne justifiait qu'elle rejoigne ce vieil ami. Elle n'était pas même certaine d'être bien accueillie ! Elle n'avait fourni aucune explication quatre ans auparavant. Trop accaparée par Galila, trop consciente du danger que représentait son amitié pour les autres, Jade avait simplement cessé de répondre aux messages, aux appels et aux salutations. Personne ne lui avait posé de questions et elle avait disparu de leur vie.

Pourtant, alors que tout lui disait de ne pas intervenir, Jade s'avança vers ce visage autrefois familier. Elle prit garde à marcher naturellement, bien que c'était précisément dans ces moments qu'elle n'agissait plus de cette manière.

—Salut, lança-t-elle.

Les pupilles brunes s'obscurcirent avant de briller. Le crayon qui s'agitait encore la seconde précédente se stoppa.

—Oh, salut !

Jade lui en voulut d'être fidèle à lui-même, d'avoir conservé sa gaieté et sa joie de vivre. Luhan était quelqu'un de généreux, et qui avait le pardon facile. C'était peut-être pour cela qu'elle n'avait pas pu laisser les choses se faire sans elle.

—Je peux m'asseoir ? quémanda-t-elle prudemment.

L'étudiant hocha vivement la tête, sourire aux lèvres. Il poussa un peu ses affaires, ayant l'habitude de s'étaler sur le moindre centimètre disponible. Il avait besoin d'espace pour travailler correctement.

—Comment tu vas ? interrogea-t-il.

Le cœur de la mavoise se fissura. Il ne lui tenait pas rigueur de son ignorance, il ne demandait rien, ne s'énervait pas. Il reprenait là où ils s'étaient arrêtés, comme si jamais ils ne s'étaient quittés. Jade lui souhaita tout le bonheur du monde. Peut-être qu'elle aussi aurait pu agir ainsi, si ces pouvoirs ne coulaient pas en elle. Un instant, comme cinq années plus tôt, elle les maudit de tout son être. Puis elle se rappela tout le bien qu'elle était capable d'apporter grâce à eux.

—Je vais bien. Et toi ?

Ce n'était pas exact, elle n'était pas sereine. Cependant, même si Luhan était adorable, il y avait des problèmes qu'elle ne pourrait jamais partager avec lui.

—Hum...

Il tapotait un doigt sur ses lèvres, en pleine réflexion.

—Ce n'est pas la meilleure période de ma vie. J'ai choisi la section « Visionnage », je pensais me débarrasser de toutes ces rédactions insupportables, mais les profs nous en ont collé une. Tu es toujours douée en la matière ?

Jade sourit, oubliant même la présence du Prédateur quelques tables plus loin. Celui-ci fronçait les sourcils, la mâchoire serrée. Il l'avait bien observée, son jouet n'était pas social. Alors quelle était cette plaisanterie ? Il devait rêver ou mal interpréter la situation. Pourtant, son suspect et sa souris discutaient ensemble, l'air ravi. Comme s'ils se connaissaient depuis des années. Jade allait jusqu'à se pencher vers l'inconnu. Elle, la solitaire. Il y avait anguille sous roche, il en était persuadé !

—Maintenant que le problème un est réglé, dis-moi le second, l'invita Jade.

Elle s'était prise au jeu. Travailler avec Luhan lui avait rappelé l'avant, lorsque sa sœur était en vie et que son monde débordait d'amour. Elle aimait écouter les autres, leur apporter son aide et leur remerciement était le plus beau cadeau. La mort d'Hannah avait détruit tout ce qu'elle avait un jour été. L'Inconnu aux mille visages s'était d'abord repliée sur elle-même, puis s'était concentrée corps et âme à ses missions. Ses années les plus glorieuses s'arrêtaient brutalement deux ans auparavant. Mais c'était un événement dont Jade n'aimait pas se rappeler.

—Je ne sais pas si tu peux m'aider...

Les joues de son camarade rosirent légèrement.

—Ah oui ? lança nonchalamment la mavoise.

Elle appuya sa tête sur son menton, eut un sourire en coin.

—Elle est arrivée l'année dernière.

—Et depuis, tu l'observes de loin ? compléta Jade.

Luhan était le premier à s'avancer pour porter secours, mais le dernier pour s'occuper de ses propres préoccupations ! Il n'avait pas changé, même physiquement ! Il était toujours chétif pour une taille d'un mètre soixante-dix. Ses cheveux bruns étaient toujours coiffés de la même façon : en pagaille. Cela avait toujours amusé la brune, parce que la fainéantise de son ancien ami était ainsi mise en lumière.

L'étudiant soupira avec un demi-sourire.

—Exactement. Je ne sais pas trop comment l'aborder...

—Dis-lui simplement bonjour, comme tu le fais habituellement.

Son interlocuteur secoua la tête. Il avait déjà essayé et l'échec cuisant qu'il avait rencontré l'avait persuadé de ne plus recommencer.

—Bon. Alors une idée de comment je peux t'aider ?

Il s'esclaffa et ses fossettes firent sourire la jeune femme.

—C'est ce que je te disais juste avant, je te signale.

—J'avais besoin d'une preuve, plaisanta Jade.

Le silence s'installa et les deux jeunes s'aperçurent des regards noirs qu'on leur lançait. Ils avaient quelque peu oublié être à la bibliothèque ! Au même moment, un étudiant entrait avec précipitation dans l'endroit. Il savait ce qu'il cherchait et le trouva rapidement.

—Luhan ! Je te cherche partout !

Le concerné sursauta et haussa les épaules en signe d'excuse. Il n'avait pas fait exprès d'oublier sa petite promesse : rejoindre son ami en avance, devant la salle.

—Le cours va commencer dans cinq minutes !

La présence de Jade fut alors remarquée et le nouvel arrivant la dévisagea. Etait-ce elle dont il devait se méfier ? Au premier abord, l'inconnue ne lui semblait pas menaçante, au contraire. Son regard bleu était chaleureux, son sourire éclatant.

—Excuse-le Jade, Jacob est un maniaque du temps. Il a besoin d'arriver avant l'heure, sinon il se sent mal.

Cette fois, des « chut » résonnèrent bruyamment et les affaires se rangèrent en express. Jade resta assise et salua les deux compères. Ils se chamaillaient encore sur le chemin du retour. Ses lèvres étirées se rétractèrent lorsque ses prunelles croisèrent celles, froides, de l'observateur. Le sourire carnassier du Prédateur reprenait place sur son visage. Tout ce qu'il attendait, c'était cette étincelle de peur dans le regard. Mais il n'eut droit qu'à de l'étonnement. Lorsque sa souris se leva, il fit de même. Il était évident que sa proie avait compris ne pas pouvoir prendre la tangente, car ses pas étaient lents. Une fois dans le couloir, elle s'arrêta et ancra ses pupilles dans les siennes. Jade n'avait pas mal agi, elle avait souhaité renouer avec un vieil ami croisé par hasard. Ce fut sa version des faits lorsque la question franchit les lèvres du chat.

—Depuis combien de temps ?

Adossé contre le mur, Nicolas soulignait sa position de dominant. Face à lui, Jade était droite, sans être tendue.

—Quatre ans, admit-elle.

C'était la faille de sa décision. Cependant, le Prédateur ne l'avait pas remarquée à son arrivée, il ne pourrait pas affirmer qu'elle mentait sur cette seule base.

—Ton intérêt pour lui est soudain.

—J'ai mes raisons.

—Qui sont ?

—Personnelles. Il y a des événements qui marquent plus que d'autres et qui ne concernent personne d'autre que soi-même.

« Intéressant. » se dit le Prédateur. Bien évidemment, il cocha la case « à creuser » dans sa mémoire. Pour le moment, il n'allait pas trop insister. L'acculer dès le deuxième jour nuirait à son plaisir de l'anéantir. Parvenir à mettre la main sur ce secret, l'employer dans son processus de destruction étaient des perspectives plus jouissives à ses yeux.

—Que peux-tu m'apprendre à son propos ? interrogea-t-il.

La mavoise sentit qu'elle n'avait pas le choix. Les limites étaient proches.

—Studieux, mais réservé. Joyeux et à l'écoute. Luhan est ce genre de personne à qui on a envie de confier sa vie et qui ne juge pas.

L'image que se donnait le Prédateur de son objectif. L'Inconnu aux mille visages ne pouvait qu'être un mavois serviable, aimant le monde et sa beauté, se donnant entièrement aux êtres qu'ils aiment. Le genre de personne que Nicolas exécrait au plus haut point. La bienveillance ne rimait à rien, car la trahison était une réalité.

Le progue serra imperceptiblement les poings. Jade le remarqua, ne fit aucun commentaire. Mais, elle aussi, nota quelque part dans son esprit « à creuser ».