Chapitre 8 : Rêve

—Es-tu une Mavoise ?

La voix chantonne, comme si le paradis est à sa portée. Le progue pourrait presque danser en même temps et frapper des mains en rythme. Il est certain de la réponse, n'y voit qu'une formalité.

Son cœur à elle s'agite, s'emballe, s'affole. Peut-elle renier ce qu'elle est devant les Mavois qui l'observent ? Elle s'attarde sur chacun d'entre eux. Celui-là ne semble pas plus âgé qu'elle. Celle-ci tremble de tout son être, collée à son voisin aux cheveux roses. Celui-ci est un de ses professeurs, un homme exceptionnel l'ayant toujours soutenue malgré ses notes catastrophiques. Finalement, tous lui sont semblables : à genoux, terrifiés. Condamnés.

—Non, répond-elle les lèvres tremblantes.

Sitôt, le progue claque sa langue contre son palet. Cela ne va pas du tout ! Il aurait voulu des larmes, des suppliques, des cris.

—Es-tu une Mavoise ? réitère-t-il.

Il jette un œil aux autres, jubile. Tous ces insectes réunis au même endroit, c'est inespéré. Une aubaine. Il lui fallait un coup d'éclat pour obtenir ce qu'il souhaite : il le tient, là, dans ses mains !

« Renie qui tu es », implore une voix dans l'esprit de la jeune étudiante au septième grade.

« Sauve ta vie. » poursuit une autre.

« N'éteins pas ta flamme. »

Elle a envie de renifler, de leur dire combien leurs mots la touche. Elle ne peut pas. Alors, elle plonge son regard dans celui du progue aux cheveux noirs. Elle ne reculera pas.

—Non.

L'assurance qu'elle dégage surprend son ennemi, elle aussi. Elle va s'en sortir, même si c'est sans eux. Elle doit s'échapper, vivre. Elle le leur doit.

Pourquoi l'a-t-il choisie pour son jeu macabre ? La Mavoise n'en sait rien, ce n'est pas important. Il lui a donné une arme, elle va s'en servir.

—Je te demande pardon ?

L'excitation laisse place à l'irritation. S'il ne peut se sentir tout puissant, s'il ne peut montrer sa supériorité, alors le jeu n'en vaut plus la chandelle. La prochaine fois, il ne laisserait pas le hasard choisir sa victime, il déciderait par lui-même.

—Je ne suis pas des leurs.

Ses mots sont aux antipodes de ce qu'elle ressent. La Mavoise aux cheveux corbeaux ne désire que pleurer. Devant ses semblables, elle vient de renier ce qu'elle est. Elle a pourtant partagé nombre de repas avec eux, nombre de sorties. Elle connait leurs sœurs et leurs frères, leurs parents parfois. Et elle les abandonne. Le choix est douloureux, quasiment insupportable. Pourtant, elle le leur doit.

—Faisons alors un test !

Le progue réfléchit quelques secondes, puis avise la fenêtre. Il hoche la tête, satisfait de son idée. Il empoigne ensuite les cheveux de la Mavoise et la traîne dans les couloirs. Sans hésitation, il ouvre la porte menant au toit.

—J'ai appris récemment que tous les Mavois pouvaient voler.

Mensonge, bien sûr. Mais c'est si spontané qu'il en est très fier. Il poursuit son chemin vers le précipice.

—Tu acceptes que je le vérifie, n'est-ce pas ?

Le vide la nargue, fait bondir son cœur. Elle souhaite s'enfuir, mais ce n'est pas encore le moment.

Sans préavis, il la pousse dans le vide. Elle se rattrape à la rambarde, s'y agrippe de toutes ses forces. Les larmes lui viennent et elle ne les retient pas. Elle n'a jamais été très sportive, elle ne tiendra pas longtemps.

—Oh, ça m'a l'air pas mal, commente le justicier du peuple.

Il sourit narquoisement.

—On augmente le niveau ?

Il écrase ses doigts sous sa semelle.

Elle doit tenir, garder ce qu'elle est pour elle-même. Pour eux, pour les autres, pour tous ceux qui sont prisonniers. Elle ne doit pas lâcher, pour survivre. La mort est proche d'elle.

Elle a trop mal, ses mains quittent le toit de l'immeuble. Elle chute brusquement. La jeune Mavoise se rattrape in extremis à une bordure de fenêtre. Celle de la pièce qu'elle vient de quitter. Tous ces regards prient pour elle. Lui souhaite une mort rapide et douce, loin de la brutalité des Morcèmes.

Ses doigts rouges la font trop souffrir, elle lâche une nouvelle fois prise. Le sol se rapproche rapidement, pourtant, elle a la sensation que tout est lent. Elle veut vivre. Même si c'est dans la douleur. Elle prie pour ne pas s'écraser au sol. Elle pleure aussi. Du haut du bâtiment, le progue aux cheveux noirs l'observe en souriant. Il va enfin pouvoir accéder à la direction d'un Morcème. Enfin !

Et tandis que les espoirs s'envolent, la Mavoise disparaît dans un écran de fumé. Sa vision est trouble, elle a du mal à avancer, à se diriger. Puis, soudainement, elle comprend ne plus être humaine. La chenille s'est transformée en papillon.

Jade se réveilla brusquement, le souffle court, les mains crispées. Elle sentait encore sous ses doigts la rugosité du mur et sur sa peau le souffle du vent. Des sueurs froides imbibaient ses vêtements et le nœud dans son estomac la rendait malade.

Les murs de sa chambre, éclairés par la faible lueur du soleil qui se levait, lui permettaient de se rassurer : elle était chez elle, dans cette pièce qu'elle détestait depuis des années à présent. Le temps de s'observer devant la glace était révolu, tout autant que l'insouciance.

La jeune femme avait rêvé. Elle ne cessait de se le répéter. Pourtant, un sentiment de réalité l'habitait. Elle n'était cependant pas cette Mavoise aux cheveux noirs jais et à la peau mate. Ses yeux étaient également plus petits et bruns. Elle n'avait rien d'elle. Mais tout était si précis qu'elle doutait pouvoir se l'être imaginé.

Elle ne retrouva pas le sommeil. Son arrivée à la Lulyco fut pénible, parsemée d'envie de faire demi-tour. Jade allait devoir refaire face au Prédateur, à ses regards et ses suspicions. Quel tour jouerait-il cette fois ? Elle inspira profondément et se prépara à affronter sa journée.


De l'autre côté de la cour, Nicolas souriait. Qui allait-il emprisonner aujourd'hui ? Qui mourrait de peur ? Il jubilait déjà.

Autour de lui, les étudiants se pressaient. Aucun ne souhaitait s'attarder près de sa personne. Cela le combla d'autant plus de joie. La visite, la veille, du QG des progues l'avait déprimé. Ils semblaient tous être des petits moutons rieurs et cela agaçait le Prédateur. Dali était une ville dirigée par des abrutis qui pensaient davantage à plaisanter qu'à travailler. Comment Nicolas s'acclimaterait-il ? Balmi lui manquait déjà.

Un frisson le parcourut et il balaya la foule du regard en fronçant les sourcils. Lequel d'entre eux lui avait-il provoqué cela ? Il imprima chaque visage dans sa mémoire et pénétra dans la bâtisse. Cette fois, il sourit.

Retrouver sa camarade préférée le combla également de joie. Jade était assise à la même place que la veille, le nez presque collé à la vitre. Espérait-elle le voir dehors ? se demanda le progue avant de tirer doucement la chaise. Il posa son sac sur la table, sans un bruit, et patienta en observant son jouet. Ce fut très rapide, puisqu'il n'y avait que les cheveux bruns de Jade à fixer. Leur longueur lui rappelait celle de Rachel, assise juste devant leur table. Cela déplut à Nicolas. Pourquoi les filles aimaient-elles tant les longs cheveux ? Tout respirait l'incommodité !

Lorsque le professeur entra, Jade pivota vers lui, manqua de sursauter à sa présence. Elle avait secrètement espéré qu'il l'oublie durant la nuit, qu'elle ne soit qu'un songe brumeux dans son esprit. Hélas, la réputation de son ennemi n'était pas feinte : il avait bonne mémoire.

Le chat sourit à la souris.

Il sembla même au petit animal qu'il lui murmurait « Je t'ai manqué ? » du bout des lèvres. Cependant, cela n'avait rien d'amical, ni d'entreprenant. Un sourire carnassier et un ton sarcastique produisaient tout l'inverse. Elle s'efforça d'ignorer et de se concentrer sur les propos de l'enseignant. Même si elle doutait d'avoir un avenir, elle devait s'impliquer dans son cursus. Le septième grade était le plus élevé, mais également le plus diversifié. Il y avait plusieurs sections possibles, toutes aboutissant à des métiers spécifiques sauf la sienne. Jade ne croyait pas pouvoir trouver sa place dans cette société, aucune profession ne l'attirait et toute lui semblait trop dangereuse. Bien qu'elle ne se l'avouait pas, elle survivait, plus qu'elle ne vivait.

L'heure du déjeuner fut une délivrance. Jade s'attachait à ranger calmement ses affaires, sans paraître trop précipitée. Elle désirait pourtant s'enfuir à grandes enjambées. Le Prédateur ne l'avait pas quittée des yeux de la matinée, pire encore, il se réjouissait de la voir fébrile. La Mavoise avait besoin d'air.

A peine eut-elle franchi la porte, que Nicolas s'esclaffait bruyamment.

—Tu as une meilleure journée qu'hier ? ironisa Rachel.

Ses cahiers étaient toujours posés sur sa table, ouverts à la dernière page consultée ; son fessier, toujours collé à sa chaise.

—C'était une bonne journée, siffla le progue.

—Oh, tu aurais dû voir ta tête alors ! C'était magistral !

Les poings serrés, Nicolas contint sa fureur. Les casse-pieds dans son genre, il les écrasait. Malheureusement, elle était sa collaboratrice officielle, agir comme à son habitude lui était interdit. Le regard du Boss l'avait suffisamment bien exprimé.

Rachel se leva et lança avec désinvolture ses affaires dans son sac. Ensuite, elle ancra ses pupilles dans ceux de son rival.

—Nous allons voir qui de ta peur ou de ma convivialité est la plus efficace.

La veille déjà ils avaient débattu à ce propos. Nicolas soutenait qu'il fallait considérer tous les citoyens comme de potentiels Mavois et ne jamais se lier à eux. Rachel, elle, défendait le point de vue opposé : les considérer tous comme des citoyens et obtenir leur confiance. Chacun d'eux avait gravi les échelons avec leur propre méthode et était persuadé d'avoir la meilleure.

—Prépare-toi, je n'ai jamais perdu.

—Ça tombe bien, moi non plus.

Pour ne pas lui laisser l'impression de gagner, Nicolas sortit fièrement le premier. A la cantine, il hésita à s'asseoir à côté de sa proie. Il s'était déjà bien diverti, il lui fallait désormais travailler un peu. Ainsi, il s'installa le plus au fond possible et observa. Il reconnut certains visages du matin, lorsque ce frisson l'avait parcouru. Mais rien ne se produisait. Il réitéra son geste adossé au mur à la sortie de la cantine. Son regard allait de civils en civils, mémorisant chaque comportement.

Soudain, il décroisa les bras. Lui, avec ses cheveux noirs, son t-shirt gris, son pantalon noir et ses chaussures brunes, il semblait fendre la foule sans attirer l'attention. Pourtant, il jetait des coups d'œil à la dérobée. Nicolas se mit en mouvement, sourire en coin. Voilà un personnage fort intéressant. se dit-il. Il se mit à le suivre, s'éloignant de sa salle de classe. L'autre continuait de marcher et quitta le bâtiment. Il se rendit à l'immeuble suivant et semblait déterminé.

Le Prédateur se souvint qu'il y avait la bibliothèque à cet endroit. Il le suivit à l'intérieur, mais s'éloigna davantage. Ici, les élèves étaient moins nombreux et donc sa filature plus facile à détecter. Lorsque l'autre s'assit à une table, il en fit de même. Et patienta.

La journée lui semblait réellement merveilleuse.

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