Chapitre 6 : Cette photo
La requête du progue tournait en boucle dans sa tête. Jade se rendait à peine compte de marcher dans la rue, en direction de sa maison. Les hauts immeubles, parsemés d'écrans géants, tous peint de gris, n'étaient que des petits bosquets à ses yeux. Les rues agitées et emplies de vie n'étaient que désert pour elle. Même cette frontière entre le Morcème et les habitations qu'elle chérissait tant ne lui fit pas redresser la tête. Pourtant, la maison dorée et son jardin vert contrastaient avec le gris dominant des environs. Tout rapetissait d'un seul coup, comme si l'on avait mangé un champignon réducteur. Le brouhaha laissait place à un calme paisible. Parfois anxieux.
Jade traversa les ruelles, les passages piétons, les quartiers. Seule la porte de sa maison lui fit lever le regard. Ce simple geste la ramena à cette photo, retrouvée par hasard ce matin-là. Tout était la faute de cette image qu'elle n'était pas capable d'oublier. Elle aurait agi comme à son habitude sans elle. Elle aurait continué d'ignorer le monde, de survivre, plutôt que de vivre. Mais voilà, ce petit bout de papier avait trouvé son chemin jusqu'à elle et son univers avait volé en éclat.
L'étudiante avança avec détermination vers cette chose. Elle était décidée à passer ses nerfs dessus. L'anxiété guidait ses pas. Durant des années, elle s'était tenue informée des agissements du Prédateur. Elle était consciente que cette demande n'était pas anodine. Jamais il n'était allé aussi loin. Tout ça en raison de ces sourires.
Elle parvint à la chambre, s'y engouffra et s'assit au bureau. Sous la planche de bois, elle y trouva l'objet détesté. Il était encore doux dans ces mains, signe qu'il avait très peu été manipulé. Elle le sortit de sa cachette.
Toutes ses pensées négatives s'envolèrent.
Cette image représentait tout ce qu'elle avait perdu, cinq ans auparavant. Deux filles souriaient à la caméra, pleines de vie. L'une, la plus âgée et la plus grande, avait les yeux ouverts. Ces derniers scintillaient de bonheur. L'autre les avait fermés, mais son sourire en disait long sur ses pensées. Les deux adolescentes, toutes deux brunes, se tenaient dans leurs bras, complices. Autour d'elles, tout était blanc, car le froid hivernal avait sévi durant la nuit. C'était magnifique. Une journée hors du temps et de l'espace, avant l'effroi.
—Hannah... souffla la Mavoise, le cœur serré.
Hannah, Jade. Jade, Hannah. Deux sœurs que le destin avait décidé de séparer. Comme ça. De façon brutale. Une photo en guise de derniers adieux.
La brune serra la photo entre ses doigts tremblants. Elle l'avait trouvée par hasard, ce matin-là, alors qu'elle entrait pour la énième fois dans la pièce. Rien n'était plus au goût d'Hannah dans cet endroit. Tout était neutre, froid. Vide. Mais Jade aimait y venir, s'asseoir au bureau et respirer. Cet endroit la calmait, parce qu'il renfermait les souvenirs de sa sœur aînée, partie trop tôt.
Elle ferma les yeux, se répéta que ce passé était terminé, qu'il était inutile d'y revenir. Pourtant, ce passé revint la happer, comme si tout s'était déroulé la veille.
Je soupire en regardant le plafond de ma chambre. Je n'ai rien à faire. Hannah a prévenu qu'elle rentrait tard ce soir et sans ma soeur, l'ennui me gagne rapidement. Il y a peu, je me serais postée devant le miroir de ma chambre et me serais amusée à prendre son apparence. Mais ce jeu-là n'est plus de mon âge. J'ai grandi. A quinze ans, le temps de s'amuser aussi stupidement est révolu ! Et maintenant, je ne sais pas quoi faire. En réalité, je doute fort que je puisse m'occuper l'esprit. Hannah n'était pas comme d'habitude ce matin. Je m'inquiète un peu pour elle. C'est si inhabituel venant de sa part. Peut-être a-t-elle un problème qu'elle n'arrive pas à gérer ? Même si c'est quasiment impossible. Ma soeur est exceptionnelle. Incroyable. Parfaite. Elle est mon modèle.
Vingt heures approchent et mes parents devraient bientôt m'appeler pour diner. Je sais déjà que je toucherai à peine mon assiette. Mon estomac s'est noué. Il y a quelque chose d'anormal. Je le sens. Je le sais. Je le perçois. Ce soir, quelque chose va arriver.
La sonnette retentit et cela stoppe net ma respiration. Mes parents sont à la maison, Hannah n'a pas besoin d'annoncer son arrivée et nous n'avons jamais de visite à cette heure-ci. Mon mauvais pressentiment se confirme.
Je finis par me lever et par descendre prudemment les escaliers. Mon cœur tambourine déjà fort à mes oreilles.
J'entends la porte s'ouvrir et j'avance de quelques pas, de telle sorte que l'entrée me soit visible. Mon cœur rate un battement. L'inconnu est grand, les cheveux rasés de près. Il se tient droit, fier et impassible. L'arme qu'il porte à son ceinturon ne laisse aucun doute sur ce qu'il est ; seuls les progues possèdent des pitas.
Ma respiration s'accélère et mes mains deviennent moites. Ce n'est jamais bon signe. Les progues ne viennent pas en visite de courtoisie. Je doute qu'ils connaissent ce mot. Immédiatement, je m'imagine que les autorités ont découvert mes pouvoirs. Je me vois des menottes de Dédra aux poignets. Je m'imagine loin de ceux qui me sont chers, enfermée dans un Morcème. Mais les mots qu'il prononce sont pires que cet avenir-là.
—Hart Hannah est morte.
Mon monde s'effondre. Pourtant, le progue continue, sans aucune émotion.
—Elle s'est enfuie et nous a résistés. Dans ces conditions, nous l'avons abattue comme l'exigent nos lois.
Il me faut m'accrocher à la rambarde pour ne pas chuter. Ma tête tourne, je ne vois plus rien et le seul son que j'entends encore est celui de mon cœur qui bat trop vite. Hannah ne peut pas être morte. Elle ne peut pas être Mavoise. Elle me l'aurait dit. Je suis sa petite sœur. Je suis la personne à qui elle tient le plus ! Je... Hannah ne peut pas être morte. C'est tout bonnement impossible.
Mes larmes coulent à flot. Je sanglote. Je finis par crier que c'est une erreur, mais le progue est déjà parti et mes parents ne pleurent déjà plus.
—Viens manger, m'incite mon père, face à moi.
Ses yeux, si semblables à ceux d'Hannah, sont encore rouges, mais dans sa voix, aucune once de tristesse ne réside.
J'ai mal. Si mal. Comment peuvent-ils l'oublier si vite ? Comment peuvent-ils réagir de cette façon ? Ils sont comme les autres, comme tous les autres ! Ils se retournent contre leur propre sang tout ça parce qu'Hannah a des pouvoirs ! Elle n'a rien choisi ! Rien demandé ! Elle reste leur fille ! La chair de leur chair !
Je le regarde fixement, incapable de lui dire d'aller se faire voir. Mes parents nous aiment tellement ma sœur et moi. Ils nous aiment. Alors pourquoi ? Pourquoi ont-ils déjà cessé de pleurer ? Pourquoi n'est-elle déjà plus de la famille ?! Pourquoi faut-il que la loi les oblige à la rayer de notre vie ? Ne peuvent-ils pas arrêter de feindre l'indifférence dans leur propre maison ?
—Hannah n'est pas morte, n'est-ce pas ?
Mon souffle emplit la maison d'un silence de mort. Je comprends alors que je ne rêve pas et qu'Hart Hannah va disparaître de nos vies.
—Ne prononce plus jamais son nom. Elle n'a jamais existé.
Son ordre me glace le sang et je secoue vivement la tête. C'est impossible. Improbable. J'ai pleins de souvenirs d'elle. Des sourires et des rires. Des larmes et des cris. Hannah fait partie de ma vie, même si elle ne connait rien de mon secret. Rien de ce que je suis réellement. Mais j'ai besoin d'elle. Je l'aime sans conditions. Mavoise ou non, criminelle ou sainte. Je me fiche de tout cela. Hannah est ma sœur et le restera à jamais. Alors, je me lève, monte dans ma chambre, m'habille en vitesse et dévale les escaliers avant de m'engouffrer dehors et de la chercher désespérément.
Cinq ans plus tard, Jade n'était pas remise de sa disparation. Son esprit lui rappelait régulièrement cette sœur qu'elle aimait, peut-être plus que sa propre vie. Hélas, elle n'avait pas pu échanger leur destin et il ne lui restait que ses yeux pour pleurer. Ses multiples actions passées en tant que l'Inconnu aux mille visages n'y changeraient rien et espérer se racheter de cette manière était vaine. Rien ni personne ne pouvait ramener un être à la vie, pas même un Mavois.
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