Les joues en feu, le sang s'écoulant de son nez, les oreilles sifflantes et la vue brouillée, Jade peinait à garder conscience. Les liens de Dédra l'oppressaient de plus en plus et ses dons ne lui avaient jamais autant manqué. Elle entendit donc à peine la porte s'ouvrir. En revanche, elle perçut très nettement le changement d'atmosphère.
Le Prédateur était aux aguets, la mine renfrognée de Rachel n'était pas de bon augure. Il se releva tandis qu'elle s'avançait vers eux. Elle lorgnait ses phalanges immaculées de sang avec un certain mépris. Dans ses mains, elle tenait une liasse de papiers.
—Je savais que tu agirais de cette façon, soupira-t-elle.
Rachel s'abaissa devant Jade et claqua ses doigts devant son visage. Une fois, deux fois, trois fois.
—Je peux savoir ce que tu fais ?
Elle l'ignora.
—Jade, tu m'entends ?
Une certaine résignation résonnait dans son interrogation. La progue pinçait très légèrement ses lèvres.
—Rachel ! tonna son coéquipier.
A nouveau, elle l'ignora.
—Jade, réveille-toi.
Nicolas perdit patience : il la tira en arrière. La justicière du peuple ne s'offusqua pas de ce geste, restant à terre, la tête levée vers lui.
—Les tests, qu'est-ce qu'ils ont donné ?
Et la réponse claqua dans le silence de la pièce, parvenant même à Jade.
—Cette putain de marque, elle l'a pas.
Cela rongeait Rachel de l'intérieur. Elle tenait pourtant les preuves dans sa main. Elle avait exigé un deuxième essai. Avait tout observé du début à la fin. Il n'y avait pas d'erreur possible : Jade ne détenait pas le gêne de la monstruosité.
Le Prédateur écarquilla les yeux, recula de plusieurs pas. Cette vérité l'assaillait, le privait d'oxygène et de rationalité. C'était impossible, improbable. Il le sentait à chaque fois qu'il la regardait. Mais comment réfuter une recherche scientifique ? Même lui était évincé par une telle preuve. Il jeta un œil sur sa souris.
La tête basse, Jade cherchait à revenir dans le présent. Sa tête lui tournait terriblement et son corps lui paraissait s'évaporer. Bien qu'elle tentait de s'en éloigner, l'inconscience lui tendait toujours davantage les bras. Son esprit finit par céder.
Je monte les escaliers en courant pour me réfugier dans ma chambre. Au passage, j'ignore ma sœur qui s'inquiète à la vue de mes larmes. Je pose ma tête sur mon coussin et pleure sans retenu. J'ai déjà trop retenu mes larmes. J'ai déjà trop supporté pour me contenir plus longtemps. Il faut que je m'exprime. Il faut que ma tristesse s'échappe de moi. Perdue dans cette idée, je ne m'aperçois de sa présence que lorsque sa main vient caresser mes cheveux.
Hannah ne me pose aucune question, n'attend rien de moi. Elle est juste là pour moi. Et c'est tout ce dont j'ai besoin pour le moment.
Lorsque je me redresse bien des minutes plus tard, elle se rapproche de moi et m'offre son réconfort. Dans ses bras, je me sens bien. En sécurité. Depuis toujours c'est ainsi : elle me comprend et me connaît. Elle est ma sœur, mon bouclier, mon pilier. Que ferais-je sans elle ?
Son calme m'apaise, comme si elle était la solution à tous mes maux. Alors, ma tête enfouie dans son cou, je lui explique. Je lui explique ce que je cache depuis une semaine. Seulement une semaine. C'est tout ce que j'ai réussi à tenir. Je suis faible. Si faible, comparée à elle. Elle, qui me semble si âgée avec ses onze ans.
—Elles arrêtent pas de m'embêter, pleurniché-je. Elles me demandent tout le temps quelque chose. Si je leur donne pas, elles me tapent. J'en ai assez Hannah... J'en ai assez...
En premier, un silence. Un silence qui me fait peur. Et si elle m'abandonnait ? Et si elle me trouvait trop pathétique pour me considérer comme sa sœur ? Et si... Mes pensées s'arrêtent au moment où sa voix résonne dans la pièce. Elle me coupe la respiration, me donne envie de pleurer davantage, me réconforte, me donne de la force. Une force inébranlable. Hannah est ma force.
—Je suis ta sœur, je suis liée par le sang à toi. Qu'importe où je suis, la distance entre nous et les chemins que nous prendront à l'avenir, je serai toujours là. Ne l'oublie jamais.
—J'ai été là.
Le souffle réveilla en sursaut Jade. La voix enraillée s'était éclaircie de façon surprenante. Claire comme de l'eau roche, elle était, aux yeux de la Mavoise, reconnaissable entre mille.
—Hannah... murmura-t-elle.
Sa sœur. Elle avait été là, quelque part. L'Inconnu aux mille visages perdit un instant son souffle.
—Enfin réveillée ? lui retourna Rachel.
Jade perçut les liens qui l'entravaient toujours. Elle était ballottée et se redressa. Elle n'était plus dans la salle d'interrogatoire, mais dans un fourgon. Par terre, on l'avait menottée, tandis que Rachel était assise sur l'un des sièges. Etrangement, la progue ne souriait pas. Pire : sa mine était sombre.
Jade se redressa et réalisa : le Dédra n'emprisonnait plus ses dons. Elle jeta un œil sur ses chaînes : celles-ci n'étaient plus rouges. Elle papillonna des yeux, abasourdie. Comment était-ce possible ?
—Tu n'es peut-être pas des leurs, mais tes propos méritent la prison.
Jade rêvait. Elle était libre ? Elle aurait aimé pouvoir se pincer pour en être certaine.
—Combien de temps ?
—Le temps que tu réalises soutenir le mauvais camp.
Jade faillit sourire. Lui faire oublier ce qu'elle était s'avérait impossible. Elle ne comptait de toute manière pas entrer dans cet endroit. Si les Prilaces traitaient avec plus de dignité les prisonniers, ces derniers n'en étaient pas moins des cages. Plus aucun justicier du peuple ne se méfiait d'elle : les tests avaient été négatifs. Il lui serait si facile de fuir !
Elle fronça soudain les sourcils. Par qui les résultats avaient-ils été trafiqués ? Dans quel but ? Elle se souvint du conseil : Nie-le. Hannah savait que quelqu'un interviendrait. Mais qui ?
—Je doute que tu ressortes un jour, Jade.
—Parce que ma sœur était mavoise ?
L'Inconnu aux mille visages s'imagina fuir en lui transperçant le cœur. Quel plaisir aurait-elle de lui ôter toute possibilité d'agir !
—Parce que tu as hérité de son audace et de sa folie.
Jade ne se retint pas de sourire cette fois. C'était l'un des meilleurs compliments qu'elle avait eu jusqu'ici. Elle ressemblait à sa sœur. Que ferait-elle à ma place ? se questionna la cadette. Quel acte censé choisirait-elle de commettre ?
Le fourgon s'immobilisa et les deux jeunes femmes descendirent. Une main refermée sur le bras de Jade, Rachel l'entraîna vers la porte de la Prilace. La Mavoise cligna des paupières. Elle ne s'était jamais intéressée à ces prisons, car il lui paraissait évident de ne jamais les apercevoir. Elle était donc surprise de l'édifice : une immense tour bleue. Les fenêtres étaient nombreuses, mais bien plus petites que la norme. La porte de laquelle elles s'approchaient étaient faites de fer et d'acier.
Jade leva les yeux vers son sommet.
—Oublie l'idée de t'évader. Il n'y a qu'un seul accès.
Elles s'en approchaient rapidement. Si Jade voulait agir, c'était maintenant ou jamais. Elle leva ses bras.
—Réfléchis.
Immédiatement, elle jeta des regards alentours, mais ne vit personne. Pourtant, c'était Hannah. Aucun doute n'était possible. Alors, pourquoi ne se manifestait-elle pas physiquement ?
L'Inconnu aux mille visages jeta un œil à l'entrée, puis à Rachel et enfin au conducteur. Et si elle mettait un danger son bienfaiteur ? Et si c'était une aubaine qu'elle ne soit qu'une civile dans leur dossier ? Comment pourrait-il la soupçonner ? Même si le Prédateur remarquait ces « r » roulés, ou sa manière de combattre, comment pourrait-il faire le lien avec elle ? Il avait ce test négatif sur les bras.
Jade serra ses mains et redressa la tête. Elle devait rester civile, au moins pour un temps. Ainsi, elle franchit les portes de la Prilace sans un dernier regard pour Rachel. Elle la retrouverait sous les traits de l'Inconnu aux mille visages et s'en chargerait à ce moment-là. En attendant, elle affronterait la vie dans cet endroit. Ce ne pouvait pas être pire que les Morcèmes.
Ce jour-là, l'Inconnu aux mille visages disparut pour la seconde fois.
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