Chapitre 56 : Le grand soir

C'était le grand soir.

La maison était silencieuse depuis bien deux heures. La télévision était éteinte, les volets tirés et les corps dans leur lit. Personne ne dormait cependant. Mme Hart guettait chaque seconde le bruit de la serrure, tandis que son mari gardait les yeux rivés sur la lampe de chevet. Ni l'un ne l'autre ne se serrait dans ses bras. Il y avait un gouffre entre eux, une plaie qu'ils ne parvenaient pas à refermer. Mme Hart se rongeait les ongles dans cet interminable attente. Elle avait besoin de se sentir libérée. Elle ne supportait plus cette impression d'être prisonnière de sa propre demeure. Elle souhaitait se lever le matin sans imaginer les horreurs de la journée. Quel crime commettra le démon vivant chez elle ? Cette question la hantait nuit et jour. Mais, ce soir-là, elle en serait libérée.

Enfin, elle perçut des petits pas, comme si un chat s'était introduit chez elle. Elle s'endormit dans la seconde, tandis que sa fille ouvrait les yeux, alarmée. Elle percevait un léger tapotement, comme si on préparait une seringue. Son pouls s'emballa, tandis que son corps se figeait une seconde. Ses dons la titillèrent à nouveau, mais elle ferma les yeux et s'efforça de se calmer. Du sang-froid. Il lui fallait du sang-froid. Elle rouvrit les paupières et se leva sur son lit. La pénombre l'empêchait de distinguer avec précision les traits des envahisseurs, mais leur ombre lui suffisait. Ils étaient trois : deux devant elle -le mur était derrière elle- et un au pied de son lit. Elle était donc encerclée et pinça ses lèvres.

—Vous êtes qui ?

Le plus à gauche continuait de tapotait sur l'aiguille, pour éviter les bulles d'air. Celui à droite l'ignorait simplement. Jade bondit sur ce dernier, pour ne pas risquer de se piquer par erreur. Elle profita de l'élan pour rouler sur le parquet et se releva. Les deux individus ne bougeaient toujours pas. Quelque chose ne concordait pas, la Mavoise le sentait. Elle ne parvenait cependant pas à trouver quoi.

Elle jeta un œil sur la porte, à sa droite, libre d'accès. C'était trop simple. Si son volet avait été ouvert, elle aurait sauté par la fenêtre, mais celui-ci, fermé, nécessiterait ses pouvoirs pour le briser. Ce n'était pas le bon moment.

—Vous me voulez quoi ?

Elle n'essayait pas d'être discrète, juste de gagner du temps. Il lui fallait réfléchir à une issue de secours. La porte semblait être un excellent plan, cependant elle pressentait un piège. C'est trop facile. se répéta-t-elle. L'immobilité de ses agresseurs la dérangeait au plus haut point. Depuis le temps que la seringue était prête, ils auraient dû se mettre en mouvement. Qu'est-ce qui les retenait ?

L'Inconnu aux mille visages oublia la vue pour se concentrer sur les sons. Elle percevait ses battements de cœur et le léger vent qui soufflait dehors. La respiration des assaillants était trop faible pour être entendue. Hormis cela, il n'y avait rien. Le silence régnait en maître. Avait-elle perçu des pas précipités ou le grincement d'un lit ? Jade était certaine que non. Pourtant, elle n'avait pas chuchoté, n'avait pas cherché la discrétion.

Elle réalisa.

Ses parents ne dormaient plus, c'était impossible. Néanmoins, ils n'avaient pas réagi à la venue de ces individus. Ils restaient dans leur chambre, deux portes plus loin. De ce fait, l'identité des visiteurs était limpide : des progues. Ses parents les avaient-ils accueillis eux-mêmes ?

Elle se sentit défaillir face à cette vérité. Son heure était-elle arrivée ? Bien sûr que son marché avec Nicolas n'était pas une promesse, le Prédateur n'était pas digne de confiance. Jade avait cependant cru s'en sortir en passant leur test et en prouvant qu'elle était capable d'arrêter les Mavois. Aucun des leurs ne pouvait franchir cette limite. Elle l'avait fait. N'était-ce pas suffisant ? N'avait-elle pas agi comme une progue ?

—Je sais que t'es là, Prédateur.

Il ne pouvait en être autrement : Jade était son jouet, il était le seul à pouvoir l'emprisonner. Dans le couloir, il se mit à rire. L'insecte avait compris dans un temps raisonnable. Qu'il ne regrettait pas son choix ! Nicolas s'était bien amusé, face à cet adversaire intéressant. Il était temps de l'écraser comme il se doit, et de lui laisser un dernier coup d'éclat.

Il s'avança vers la pièce, puis enclencha l'interrupteur. La lumière jaillit, le dévoilant dans toute sa splendeur : le sourire mauvais, empreint d'une jubilation difficile à contenir.

—Bien vu, Jade.

Il s'arrêta dans l'embrasure de la porte, en prévision d'une possible fuite. Il connaissait la cible à présent, elle n'était pas du genre à abandonner si facilement. Elle ne supplierait pas comme les autres : c'était une battante. Une adversaire à la hauteur du progue qu'il était.

—Si tu veux bien te laisser faire, tout le monde en serait ravi.

Sauf lui, évidemment. Un peu d'acharnement lui ferait plaisir, pour une fois.

—Pourquoi ? articula-t-elle lentement.

Jade avait plutôt voulu comprendre pourquoi maintenant. Etait-ce en raison de l'arrestation de Luhan ? Absolument. La mission du Prédateur était censée être accomplie. Or, ce n'était pas le cas. La frustration le gagnait entièrement, et il ne parvenait pas à l'exprimer de façon adéquate. Lui, c'étaient par les poings qu'il se libérait. Stopper Jade était donc la meilleure option. Il espérait qu'elle lutte de toutes ses forces, qu'ils s'affrontent, là, dans cette chambre trop commune. Il voulait tapisser ce sol et ces murs de sang.

—Parce que tu es des leurs, et il est temps de t'arrêter.

Jade se pinça encore plus fort les lèvres. Elle ne tenta pas de nier, car personne ne l'écouterait de toute façon. Ils étaient là pour elle et ne repartiraient pas sans elle. Oh, ça non. Jade ne pouvait éviter ce destin : c'était son chemin, sa voie. Une ancre dans les milliers de futurs possibles.

Ainsi, elle prit une profonde inspiration, s'élança vers le Prédateur. Elle visait les jambes, pour le déséquilibrer et fuir, mais il l'évita de façon déconcertante et lui saisit les cheveux. Il tira. Jade émit un cri, puis tira dans le sens opposé. Elle y perdit quelques cheveux, mais parvint à se dégager.

Un instant décontenancé, elle papillonna des paupières. Ensuite, elle se mit à courir. Elle dévala les marches quatre par quatre, ouvrit la porte à la volée, s'engagea dans l'allée et... chuta. Le Prédateur l'avait arrêtée en lui sautant dessus.

Jade ne retint pas ses larmes. Elle n'était pas l'Inconnu aux mille visages. Elle était une civile. Ses genoux étaient écorchés, ses mains également. Le Prédateur exerçait une pression sur son dos. Elle avait mal.

—Pourquoi résister ? lui souffla-t-il à l'oreille.

Jade grimaça et tenta de se relever en allant contre le poids de son dos.

—Qu'importe la vérité, tu m'enfermeras, chuchota-t-elle.

Elle bascula vivement sur le côté, ce qui la dégagea. Elle ne tenta pas de fuir, cette fois. Sans ses dons, Nicolas était plus rapide qu'elle. Elle se campa alors sur ses pieds, se mit en position défensive.

Son adversaire leva une main, stoppant ses collègues. C'était entre elle et lui.

—Tu n'as jamais gagné, argumenta-t-il.

—Ce n'est pas parce qu'on perd cent fois, que la cent une énième fois sera une défaite également.

Jade avait cependant conscience qu'il jouait avec elle. Il aurait pu lui administrer le somnifère dès le début.

—J'attends de voir, répondit-il.

Le Prédateur s'avança vers elle. Ils échangèrent des coups, que Jade ne parvint pas à éviter en totalité. En combat singulier, elle n'avait aucune chance, elle le savait. Chacune des attaques du progue était précise et puissante. Il mettait sa vie en jeu, Jade s'en apercevait. Elle, elle n'avait pas encore renoncé.

Puis le coup de trop fut donné et la mavoise s'effondra. Elle sentit la piqûre dans son dos, mais fit tout de même face au Prédateur. Pour la première fois, leur regard se croisa. La haine brillait dans celui du Prédateur, mêlée à de la satisfaction. Je t'ai eue, transmettait-il de cette façon. C'était exactement cela, ou peut-être pas tout à fait, car tandis que les paupières de Jade s'abaissaient, une voix claqua dans son esprit. Enraillée, comme si elle ne s'était pas exprimée depuis longtemps, elle lui dit :

—Nie jusqu'à la fin.


Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top