C'était difficile.

Jade faisait ce constat à chaque seconde qui s'écoulait. Comment, en quelques minutes, avait-elle pu perdre trois amis ? Bien sûr, elle n'était pas aussi proche d'eux que de Maya, leur relation n'était sans doute pas même de l'amitié, mais voir la vie quittait Aurélie avait été une épreuve. Puis l'arrestation de Luhan et Jacob avait failli l'achever devant le Prédateur. Ils ne tarderaient pas à rejoindre la jeune fille et cela lui lacérait le cœur. Pourquoi devait-elle toujours être impuissante ? Pourquoi devait-elle toujours être immobile ?

Elle inspira profondément et pénétra dans la salle d'entraînement. Il était presque vingt heures et les progues en formation se réunissaient dans la pièce. Elle ne vit ni Rachel, ni Nicolas. Ce n'était cependant pas surprenant à ses yeux : ils avaient mieux à faire.

Jade avait envie de pincer ses lèvres, mais, comme elle savait si bien le faire, elle s'empêcha d'être elle-même. Dans cet endroit, elle était une justicière du peuple. Elle s'aligna à l'instar des autres et fit face aux trois entraîneurs. Chacun s'occupait d'une équipe qui était déterminée par leur niveau. Jade avait été classée dans le groupe intermédiaire par le Prédateur.

—Votre attention.

La voix posée fit taire l'ensemble de la foule. Il y avait une hiérarchie extrêmement sévère en ces lieux. Un non respect d'un ordre pouvait entraîner de graves conséquences, que Jade n'avait pas envie de découvrir. Aucun de ceux qui en revenaient n'en disaient quoi que ce soit, mais leur démarche boiteuse était suffisante.

—Vous allez ce soir combattre des membres de groupe différent. Les matchs seront tirés au sort.

Une urne fut présentée et l'un des entraîneurs piocha tour à tour les noms. Autour de la Mavoise, on s'agitait. Les débutant, comme les intermédiaires, n'espéraient pas vaincre les experts. Aucun n'avait compris le but de l'exercice. Mais Jade, pour s'être déjà confrontée à la situation l'avait deviné : face à l'adversité, les limites sont repoussées. Ils allaient donc en partie tester leur détermination.

L'Inconnu aux mille visages serra les poings. C'était exactement ce qu'il lui fallait : un moyen de se défouler.

Elle frappait, une fois à droite, puis à gauche, en haut, en bas. Elle bondissait sur le côté, se laissait tomber au sol, se redressait. Ses poumons la faisaient souffrir, son souffle était irrégulier, pourtant, elle se sentait éteinte.

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Ses mains étaient rouges, à force de frapper le sac. Jade n'y pouvait rien : dès qu'elle rentrait, les souvenirs l'assaillaient, tout autant que les « si ». Son esprit ne supportait pas ses choix, ni celui de rejoindre les progues, ni celui d'abandonner Luhan et Jacob. Mais à chaque fois que la silhouette de Rachel disparaissait derrière un couloir, la Mavoise sentait la rage l'emporter.

Un raclement de gorge la fit soudainement retourner. Elle mit un instant avant de reconnaître Grégoire, son coéquipier lors de la mission de transfert.

Dans la voiture, il lui avait paru lumineux et déterminé. A la lumière de la salle, il lui paraissait plus fragile. Elle ne doutait cependant pas qu'il faille encore se méfier de lui. Il avait énormément d'expériences.

—T'as l'air d'en avoir gros sur le cœur, si je peux me permettre.

—Je suis faible, lui sourit-elle.

Ce qui était entièrement la vérité.

Grégoire s'approcha lentement, sans un bruit. Jade se demanda s'il avait fait partie d'un réseau d'espionnage.

—Je sais reconnaître la détermination et le désespoir.

—Je suis désespérée d'être aussi faible, reformula-t-elle.

Elle posa ses mains autour du sac, comme si ce dernier pouvait la protéger.

—J'ai vu de nombreux progues au cours de ma longue carrière, mais les recrues comme toi, j'en ai croisé très peu.

—Comme moi ? questionna l'Inconnu aux mille visages.

—Tu ne regrettes pas ton choix, je me trompe ?

Elle eut un mince sourire. Qu'il se trompait lourdement ! Ou peut-être pas. Dans cet endroit, elle n'était personne. Elle découvrait tout et personne ne lui rappelait sa force magique. Elle savait avoir besoin d'entraînement physique et celui de Galila, si anarchique, ne pouvait pas lui apporter les armes dont elle avait besoin. Les progues le pouvaient.

—Plus on côtoie l'intérieur, plus on a envie de fuir, reprit-il. Les nouveaux comprennent assez vite qu'ils n'ont pas la possibilité de revenir en arrière, beaucoup pleure le soir ou hurle. Ce n'est pas ce qu'on imagine. Hormis le haut du panier, notre travail est ingrat.

—Tu devrais faire attention à tes propos. Tu frôles le blasphème, l'avertit Jade.

Elle jeta un œil à la salle, mais ils étaient seuls. Si on oubliait les caméras.

—Je dis la vérité. Ceux qui tuent sous couvert qu'ils ne sont pas humains sont peu nombreux. Mais nous devons tous jouer le jeu, pour notre propre vie. Pas toi.

—Je...

Il l'arrêta d'un simple mouvement de la main.

—Toi, tu sais pourquoi tu le fais. Je l'ai senti dans ce fourgon et dans cette salle, hier quand je t'ai vue combattre.

Un instant, elle crut que son aura lui jouait des tours, mais ça ne pouvait pas être ça. Ce n'était que l'intuition d'un homme qui avait vécu.

—Tu te sens désespérée d'être faible, alors laisse-moi t'aider.

Jade fronça sitôt les sourcils. La proposition était étrange. Grégoire ne se mêlait pas vraiment aux autres.

—Pourquoi ?

—Les petits jeunes me rient au nez quand j'évoque l'Inconnu aux mille visages, toi tu m'as pris au sérieux. Ça mérite un cadeau.

Elle n'y croyait qu'à moitié, mais elle accepta.

—Campe-toi sur tes deux pieds.

Il claqua sa langue contre son palet, tandis qu'il l'imitait.

—Première erreur : tu montres le fait que tu es peu assurée. Ne fixe pas mes mains ou mes pieds, observe l'ensemble de mon corps. Le moindre mouvement peut t'aiguiller sur ma prochaine attaque. Un pied qui pivote légèrement, une main qui part en arrière, un regard qui dérive. Si tu gardes une vue d'ensemble et que tu t'entraînes, tu finiras par apercevoir ces petits indices.

Jade hocha la tête, finit deux ou trois fois au sol et Grégoire rit beaucoup. Il retrouvait l'avant, lorsqu'il formait les jeunes recrues. Lorsqu'il y avait encore de la joie entre ses murs.

Quand Jade en eut assez, que ses jambes lui hurlèrent de se détendre, Grégoire sourit. Il y avait tant de potentiels en elle ! Qu'il était dommage de ne pas pouvoir tout lui apprendre.

Il espérait que ses acquis de ce soir-là l'aiderait pour la terrible épreuve qui l'attendait dans quelques jours.

Car le vieux progue avait perçu quelques mots au détour d'un couloir : Hart Jade allait être capturée.