Chapitre 54 : Nouvelle vie
Jacob était trainé dans les couloirs angoissants du Morcème. Il sursautait au moindre cri perçu et ses jambes étaient flageolantes. Il n'opposa aucune résistance lorsque les progues le poussèrent devant le bureau du Tiran. L'obscurité des lieux n'était pas le pire, le silence l'angoissait. Il était habitué aux présences des fantômes, mais les menottes de Dédra aux poignets et chevilles l'empêchaient de les voir. Il se retrouvait seul, sans moyen de parler à qui que ce soit, pas même à son frère. Depuis combien de temps n'avait-il pas vécu pareille situation ? Jacob ne s'en souvenait pas.
—Le dossier est une erreur, non ?
La voix rauque et ferme du Tiran le fit tressaillir. Prudemment, il leva sa tête vers lui. Avait-il l'autorisation de s'exprimer dans ce bureau si sombre ?
—Par... pardon ? questionna l'un des geôliers.
Le Mavois plissa les yeux. Pourquoi le progue semblait-il aussi nerveux que lui ? C'était lui le prisonnier.
—Le dossier, c'est une plaisanterie ?
—Non...
Les feuilles furent jetées au sol et Jacob put en lire quelques lignes. Une courte présentation de sa personne était faite, puis un descriptif de ses dons : voir les morts, sixième sens et résistance aux attaques psychiques. Tout était correct. Pourtant, le chef des lieux avait le regard mauvais.
—Que voulez-vous que je foute avec un incapable pareil ? tonna le Tiran. Il n'est pas même bon à servir de sacrifice !
Jacob blêmit. « Sacrifice » ? De quelle nature ?
—Il peut remplacer Endrick.
—Endrick ? s'égosilla le Tiran. Je foutrais un insecte aux cuisines, c'est une plaisanterie ?
Jacob avait quelques connaissances culinaires, il pouvait apprendre.
—Il se contenterait de servir les plats aux heures de repas des prisonniers, puis de nettoyer.
Le Tiran posa un doigt sous son menton. La proposition était finalement intéressante et astucieuse. Il avait cependant un doute : les cuisines et le ménage étaient réservés à des civils. Oh, pas n'importe lesquels ! Seuls ceux qui ne montraient aucun changement d'opinion dans les Prilaces étaient envoyés dans les Morcèmes. Ils étaient des esclaves, plus que des prisonniers. A la différence des Mavois, les civils n'avaient aucun moyen d'empoisonner les progues dans cet endroit. C'était pour cette raison qu'ils étaient choisis.
—Entendu. Faisons un test.
Le Tiran darda ses prunelles sur l'insecte. Il se mit à réfléchir sur son numéro, mais n'en trouvait aucun qui lui corresponde. Cet être n'était bon à rien. Il fit soudain claquer ses doigts ; il avait trouvé.
—Tu seras D.
Ainsi, Jacob devint D. La première lettre du Morcème, le premier Mavois à tout faire. Son ancien nom fut rayé des fichiers et on lui attribua la nomination de Déchet. C'est ainsi que le Tiran appellerait tous ceux qui, comme Jacob, n'avait aucun don intéressant.
Le Mavois fut levé, puis tiré hors de la pièce. Les couloirs se succédèrent avant que les progues ne l'arrêtent face à la porte « 233 ». Le nom serait changé rapidement. D fut poussé à l'intérieur. Un instant, il observa la pièce, lui trouva un air glauque, puis aperçut la tenue blanche et l'enfila sans discuter. Il rejoignit le progue à la porte et le suivit. Jacob tentait de graver chaque intersection qu'ils prenaient, chaque détail. Mais tout était trop nouveau et l'angoisse lui nouait l'estomac. Il n'avait jamais vraiment craint les Morcèmes, parce que ses dons lui étaient aisés à camoufler.
Ils parvinrent à une porte grise, que le progue poussa sans hésitation. Le son des couverts et des machines était bruyant. La vie semblait grouiller, comme dans une fourmilière. Aucune parole n'était cependant échangée.
Le justicier du peuple ignora la première pièce, la laverie, et s'arrêta au bout du couloir. Jacob découvrit une petite salle rectiligne. Sur sa droite, il y avait des tubes, sur sa gauche, il y avait des assiettes, posées le long d'un trou dans le mur. Une femme passait de l'un à l'autre, pressée. Elle était essoufflée et son front était couvert de sueurs. Du coin de l'œil, elle avisait bien les arrivants, elle n'avait cependant pas le temps d'y faire attention.
—Hé, Sophie !
La civile faillit lâcher son assiette. Ce n'était jamais bon d'être hélée dans cet endroit. Son brusque arrêt lui fit prendre conscience de sa fatigue. Elle se sentit tomber.
—D va te filer un coup de main.
Cela réveilla la civile qui ouvrit grand la bouche. De l'aide, il n'y en avait pas des masses en ces lieux. C'était voulu, évidemment. Les Morcèmes étaient l'ultime moyen de modifier les convictions des civils. Pour y parvenir, il fallait des conditions difficiles. Sophie avait déjà pensé à retourner sa veste, mais les souvenirs de ses parents claquaient alors dans son esprit. Jamais elle ne se plierait à ces lois.
—Tu t'occupes des dix assiettes à droite, poursuivit le geôlier, lui de celles à gauche.
Elle fronça les sourcils tandis que Jacob s'avançait jusqu'au mur. Il avait été appelé D, Sophie n'avait jamais entendu de lettres. Elle sentit peser sur elle le regard du justicier du peuple et, sans un mot, elle se saisit d'une assiette. Elle était capable d'en porter deux, mais le nouveau ne ferait que briser la vaisselle. Jacob l'imita et se dirigea vers les tubes. Un plateau était au bout et, à l'instar de sa voisine, il posa l'assiette dessus. Le plateau passa ensuite dans le tube. Jacob aurait voulu la questionner, mais il sentait qu'il n'en avait pas le droit. Ainsi, Jacob réitéra. Saisie d'une assiette, marche jusque de l'autre côté de la pièce, pose de l'assiette.
Lorsque le progue claquait des doigts, les deux travailleurs accéléraient. Puis, il n'y eut plus d'assiettes et la course s'arrêta. Jacob et Sophie se sourirent, pensant pouvoir se reposer.
—Etape suivante, décréta le progue.
Sophie hocha la tête et se rendit en cuisine. Elle se saisit d'un chiffon et de produits, puis revint dans la pièce. Sous le regard de Jacob, elle se mit à tout nettoyer. Le nouvel arrivant l'imita. Il commençait à sentir la fatigue le gagner. Ses muscles criaient au repos, mais Sophie ne s'arrêtait pas. Il sut qu'ils n'en avaient pas l'autorisation, quitte à s'effondrer et mourir.
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