Chapitre 43 : Visite du Prédateur

Le temps parut se suspendre une seconde. L'écho dans sa tête la frappait avec force et elle cessa de respirer, de réfléchir et même de vivre durant son écoute.

Sauvez-nous.

Ce n'était que deux pauvres mots et pourtant le désespoir qui en résultait était insupportable. Le livre qu'elle tenait dans ses mains tomba lourdement au sol. Son corps bascula également, mais Jade eut le réflexe de se tenir à la table. Elle se mit à pleurer sans parvenir à se contrôler.

Gabriel se tenait devant elle, lui aussi abasourdi. En revanche, les larmes ne coulaient pas paisiblement sur ses joues, il sanglotait. A genou dans sa bibliothèque, il était incapable de rester rationnel. Oh, ce n'était pas la signification des mots qui le préoccupait.

—Il a survécu...

Voilà qui le comblait de joie et de terreur. A quel prix survivait le Dido dans sa geôle ? A quel prix venait-il de les contacter ?

—Tu le connais ? interrogea Jade.

Elle se relevait complètement, curieuse. Le timbre lui était familier, comme un lointain souvenir. Elle était un peu frustrée de ne pas pouvoir être plus précise.

—Le Dido.

Le nom la ramena sitôt à sa conversation avec le fantôme, Nao. Etaient-ils proches avant leur arrestation ou bien... étaient-ils dans le même Morcème ?

—Tu ne dois pas te souvenir de lui, son nom résonnait avant ton ascension. Mais il passait ici dès qu'il le pouvait. Il maitrisait peut-être le feu et le vent, mais il a toujours préféré utiliser ses neurones.

Nao l'avait-il mentionné par hasard ? Jade en doutait. Le timing était trop parfait. Puis elle réalisa quelque chose.

Avant mon ascension ?

Solennel, Gabriel acquiesça.

—Il... survit depuis quatre ans ?

C'était impensable. Inimaginable. Seuls les Traitres pouvaient espérer une telle longévité.

—Cinq, rectifia le bibliothécaire. Moi aussi j'ai dû mal à y croire, mais je n'oublie jamais rien.

Comment ce miracle pouvait-il exister ? Jade y réfléchissait encore lorsque, le soir venu, elle rentra chez elle.

Sa mère, la sévère Mme Hart, était assise sur le canapé. Elle était nerveuse et s'efforçait de sourire. Ce n'était pas feint, même si Jade expliqua son mal être par la mauvaise explication. Comment aurait-il pu en être autrement ? Le Prédateur se tenait à ses côtés, parfaitement détendu et souriant. Les émotions qui se dégageaient des deux êtres étaient opposés et Jade, à l'entrée, se figea. Les clés en mains, les lèvres sèches, elle éprouvait une envie irrésistible de s'enfuir à l'étage. Après une semaine sans encombre, Nicolas faisait le déplacement jusqu'à chez elle.

—Viens donc t'asseoir, Jade ! Nous parlions justement de toi.

Elle voulait couper court à la discussion. Elle était chez elle, dans son antre, dans un espace où elle ne craignait rien. Qui était-il donc pour lui ôter cette sérénité ?

Le sourire espiègle du Prédateur noua son estomac. Qu'essayait-il de lui transmettre à travers ce geste ? Bien des choses, mais Jade était pour le moment encore aveugle. Comment aurait-elle pu croire à la trahison de sa mère ?

Elle s'avança donc et s'assit face à eux, sur la table basse. La place à ses côtés était synonyme de proximité et le moindre de ses gestes devait pouvoir être vu.

—Qu'est-ce que tu racontais ?

La Mavoise ne jeta pas un regard à sa mère, toujours crispée. Cette dernière craignait de faire une erreur, elle qui n'était qu'une citoyenne. Le Prédateur dans sa maison était à la fois un immense honneur, et une terrible tragédie. La demeure abritait une Mavoise, comme si Hannah n'avait pas suffi !

—Tes exploits, voyons !

Les éloges firent grimacer l'Inconnu aux mille visages. Quels exploits ? s'interrogea-t-elle. Elle ressemblait davantage à un zombie ces derniers jours. Elle serra ses mains à cette pensée. Cela expliquait sans doute sa visite : il devait s'interroger sur ses absences.

—Ah, oui.

Elle préféra ne pas demander plus de précisions. Nicolas n'en avait pas besoin pour poursuivre. Ce moment lui semblait être un avant-goût de son heure de gloire, il le savourait.

—Tu me permets d'approcher en toute discrétion l'un des monstres.

Jade comprit sitôt qu'il évoquait Luhan. S'il la laissait respirer, il ne cessait de l'observer et de le filer dès que l'occasion se présentait. Rien jusqu'à présent ne prouvait pourtant sa nature.

—Tu t'approches même de sa bien-aimée pour me faciliter le travail.

Le progue ne reculera devant rien pour attraper Luhan, pas même à s'attaquer à une civile. Jade pinça ses lèvres. Même pour un justicier du peuple, il franchissait une limite.

—Tu m'aideras, n'est-ce pas ? Tu es promis à un bel avenir parmi nous.

—Non.

Un vent glacé sembla traverser les murs.

—Je ne te rejoindrai pas. Je n'ai pas changé d'avis.

—Ah... C'est bien embêtant. Ta maman semblait ravie. Mais je ne perds pas espoir. Personne ne sait les choix que tu feras d'ici quelques semaines.

Il s'agissait plutôt de jours, mais Nicolas souhaitait lui donner quelque faux espoir. Jade devait se rassurer d'avoir tant de temps devant elle.

—Je ne peux évidemment pas te garantir qu'aucun incident ne surviendra durant ce laps de temps, mais je suis persuadé que tout peut arriver, y compris des hypothèses impossibles.

Jade se força à sourire. Etait-ce une manière de lui dire qu'elle deviendrait progue d'ici quelques semaines ? L'idée plaisait en tout cas au justicier du peuple. Quoi de plus jouissif que de l'écraser dans sa cage ?

—Si l'hypothèse devient possible, c'est qu'elle n'a jamais été improbable.

Le progue sourit avant d'annoncer quitter la maison. Il ne se pressa pas, laissant à Jade la possibilité de le suivre. Ce qu'elle fit. Elle le héla tandis qu'il atteignait le trottoir. Il ne fut pas surpris de ce geste, l'attendait même.

—Ne t'avise plus jamais d'entrer chez moi.

Ah, qu'est-ce que l'appellation le ravisait. Jade n'avait plus de « chez soi », elle n'en avait cependant pas encore conscience. Le progue serait celui qui lui annoncerait, innocemment, brutalement. Il se sentait bien heureux d'une telle perspective. Le visage de Jade se décomposant allait être un moment inoubliable.

Le Prédateur n'aurait pas pu rêver mieux.

—Ne t'avise plus de mêler ma famille à ton stupide jeu.

Tel un serpent, il s'approcha de sa proie et lui susurra au creux de l'oreille :

—Et si je recommence ?

—Je ne suis pas une pauvre fille, asséna Jade.

—Je ne t'aurais pas choisie, sinon.

Jade serra les dents pour ne rien ajouter. Ses parents avaient beau l'éviter, elle ferait tout pour les protéger de cet animal.

Le Prédateur se retourna alors, leva sa main en guise d'au revoir et disparut dans une ruelle annexe. Jade quant à elle rentra chez elle.

—Merde !

Une main sur son visage, elle comprenait que le piège se refermait sur elle, sans possibilité de s'échapper. L'idée de rejoindre ces abominations la dégoûtait toujours autant.

Elle retira sa main et dévisagea sa mère, toujours assise. Ses prunelles étaient sévères, sa mâchoire serrée.

—Qu'est-ce que tu as fait, Jade ?

L'Inconnu aux mille visages eut un sursaut. Son nom lui avait semblé craché.

—Rien, souffla-t-elle en avançant vers l'escalier.

Mme Hart bondit sur elle et l'arrêta.

—Le Prédateur est entré dans cette maison ! siffla-t-elle avec rage. Je sais ce que ça veut dire.

Ses parents avaient effacé Hannah de leur vie, comme on passe une éponge sur une assiette sale. En cinq ans, rien n'avait changé. Ils étaient toujours les mêmes, à croire la société plutôt que leur sang. Jade espérait tant qu'ils aient gardé un peu d'amour envers Hannah.

—Elle n'est jamais née, n'a jamais grandi, n'a jamais existé, et n'a donc pas pu mourir. C'est ce que je deviendrais aussi, n'est-ce pas ?

—Sa mention est un blasphème.

—Si j'étais comme Hannah, ce fou m'aurait déjà emprisonnée, cracha Jade. Je l'ai vu stoppé des dizaines de Mavois depuis son arrivée, il ne fait aucun cadeau.

—Tu mériterais la prison pour ces propos !

—Alors, vas-y, dénonce-moi.

La provocation fit lâcher Mme Hart. A tort, Jade crut qu'elle avait touché un point sensible. Ah, l'amour... La famille représentait tant pour la Mavoise.

—Je ne reculerai pas, maman. Jamais je n'abandonnerai Hannah comme vous l'avez fait. Jamais, tu m'entends ? Et si je dois croupir en Prilace pour l'aimer, j'y séjournerai avec joie.

—Je ne te pardonnerai pas.

Ni émotion, ni compassion. Les êtres du côté des Mavois étaient aussi détestables qu'eux.

Jade commença à monter les marches.

—Tu n'as pas pardonné à un mort, crois-tu que j'attendais quelque chose de ta part ? lança-t-elle.

Pourtant, en passant devant la chambre neutre, Jade se mit à pleurer. Les doutes qu'elle avaient venaient de se transformer en certitude : elle finirait pas subir le même sort qu'Hannah. A sa différence, elle était convaincue qu'elle verrait le regard méprisant de ses parents avant de mourir.

La vie était injuste.


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