Chapitre 38 : Je mérite la vie
Six morts.
Déjà six morts depuis sa visite chez le Tiran. Bientôt dix. Tandis qu'il observait cette salle obscure, munie d'une unique fenêtre, il était bien conscient de sa situation. Après trois combats et trois refus, il était évident qu'il reverrait cette sombre pièce. Le Tiran constatait que 10 préférait plus de décès à une extermination par ses mains, il était forcé d'agir différemment.
Attaché par les chaines de Dédra, 10 aurait souhaité pouvoir se passer une main sur son visage face à cette vérité. Personne ne lui reprochait quoi que ce soit, mais il sentait la mort lors des repas. Ces chaises qui restaient vides autour de lui, toujours plus à mesure que les cadavres s'accumulaient. Il ne pouvait plus supporter le sang sur ses mains. Il craquait rien qu'en laissant l'imagination le frapper de ces images. Il souffrait depuis plus qu'aucun autre Mavois du Morcème, et il priait que cela cesse bientôt. Il n'était pas détruit, mais s'en approchait dangereusement.
Numéro 10 tira sur ses chaînes. Il n'espérait pas les déloger du mur, juste se sentir un peu mieux en ne restant pas passif. Essayer, cela le déculpabilisait de ses pensées. Lui voulait la mort, tandis que les autres espéraient la vie pour lui.
Son soigneur attitré lui vint en mémoire. Celui-ci le regardait toujours les yeux brillants, le visage sévère. 3 333, depuis la disparition de Nao, était empli de colère. Il ne connaissait pourtant rien du mort, mais agissait comme si une mission lui était confiée. Cette mission, c'était de soigner le sauveur du Morcème.
Le blond secoua la tête. 2 333 aussi avait réagi de la sorte, et le Tiran l'avait jeté en pâture pour punir 10 de se rebeller. Le même sort était sans doute réservé à ce soigneur-là. Il eut la nausée en y pensant. Que valait sa vie, ici ? Plus rien, se dit-il en fermant les yeux. Au même instant, la porte s'ouvrit et trois progues entrèrent. Une seconde, il les observa, puis laissa ses prunelles se fixer sur ses genoux.
Son nom fut scandé, des questions furent posées, des ordres fusèrent, mais numéro 10 était loin. Son esprit effaçait l'instant présent, repoussait la douleur et les coups.
Ce jour-là, 10 était à la plage. C'était un bon endroit selon lui. Il avait toujours voulu s'y rendre : voir la mer, ses vagues, et ce sable si fin. Il s'imaginait sentir le vent frais, si rafraichissant. Dans cet idéal, il y avait également ses parents. Ah, ce qu'ils étaient beaux dans leur serviette de bain à l'admirer de loin. Puis autour de lui, il y avait ses amis, pas ceux d'avant, ceux du Morcème. Nao, Amanda, et tous les autres dont il ne connaissait pas le vrai nom. Leur sourire était éblouissant et chacun s'amusait à sa façon. Certains se ruaient dans la mer, d'autres mangeaient une glace, d'autres encore flirtaient. 10 était figé dans ce décor, spectateur d'une vie qu'il n'aurait plus. Il souriait pourtant, car bien qu'il ne fasse plus intégralement parti de cette scène, ceux qui comptaient pour lui étaient heureux. Dans le désespoir qui l'habitait, c'était sa seule lumière.
Cet endroit, loin de la douleur, happa sa conscience un long moment, bien après le départ des progues. Ce lieu, rêvé maintes fois, le gardait toujours plus auprès de lui. Le temps faisait son œuvre, bientôt peut-être ne serait-il plus capable de revenir.
Son esprit revint à lui, lorsque la douce chaleur du pouvoir de 3 333 lui parvint. C'était un fourmillement agréable, qui parcourait chaque cellule de son corps et faisait taire les signaux de détresse. C'était sans doute les moments les plus joyeux de cette vie.
« Merci. »
Les mots étaient bas dans l'esprit de 3 333. Celui-ci pinça les lèvres et se concentra davantage. Il devait redonner sa force à son allié.
« Que ressens-tu ? » le questionna 10.
Lorsque les combats n'étaient pas notre quotidien, que ressentait-on ? 3 333 était-il soulagé de ne pas devoir ôter la vie ? Lorsque sa seule mission était de réparer les pots cassés, remerciait-on le ciel de notre condition ?
« La colère. » lui répondit 3 333.
Le soigneur aurait aimé ne jamais accomplir ce devoir, ne jamais avoir croisé sa route, ne jamais connaitre ses conditions de détention. Mais il était là et devait, lui aussi, obéir pour vivre un jour de plus.
« Envers le monde. » rajouta-t-il.
Envers elle, se dit-il. Il ne se souvenait déjà plus de son apparence exacte. En revanche, ses yeux bleus restaient gravés en lui. C'était sa faute s'il était dans ce lieu maudit. C'était sa faute si sa vie avait basculé de la sorte. Oui, 3 333 espérait souvent être mort, mais pas poignardé dans une salle de réfectoire comme un animal. Sa mort, dans cette Lulyco, il la trouvait plus sublime. Les enfants, les adolescents, les jeunes adultes, aucun n'aurait pu détourner le regard de son cadavre. Il les aurait marqués à vie. Au lieu de quoi, il se retrouvait à être humilié et finirait sans doute sur le sol, à se vider de son sang.
« Pourquoi vis-tu ? »
La question avait franchi les lèvres de numéro 10. Elle sonnait de façon rhétorique, c'était le cas. Le prisonnier se demandait pourquoi. Pourquoi devait-il vivre ? Pourquoi devait-il porter l'espoir des autres ? Pourquoi devait-il être un pilier ? Pourquoi ? Il ne trouvait plus de raison de se battre, car chaque jour ressemblait au précédent.
« Parce que je mérite la vie. »
Le regard dur, empli de conviction, décontenança le combattant.
« On m'a donné la vie, alors je dois me lever chaque matin pour me rapprocher de cette place qui m'est attribuée. Je sais qu'il y en a une pour moi dans ce monde. »
Jamais nous ne gagnerons. eut envie de répliquer 10. Cinq ans équivalent à mille huit cents vingt-cinq jours. En mille huit cent vingt-cinq jours, personne n'était parvenu à quitter vivant cet endroit. C'était ça la réalité. Nao avait beau prononcé des mots emplis d'espoir sur son lit de mort, ils n'étaient rien face à la vie qui continuait de s'écouler.
« Même si ce n'est que de te soigner. »
S'il s'agissait de la place de 3 333, alors soit. Il accomplirait ce devoir jusqu'à son dernier soupir. En revanche, tant qu'il ne serait pas mort, il continuerait de penser qu'il avait un autre dessein à accomplir.
« Même si tu devais tuer ? » relança 10.
Le cœur du soigneur se serra. Il n'était toujours pas très certain de parvenir à tenir une lame en ce but, néanmoins, il concevait qu'une telle place n'ait rien à envier.
« Que serions-nous sans toi ? »
Numéro 10 n'en savait rien, alors il garda le silence jusqu'à ce que l'autre soit escorté hors de sa cellule. 3 333 lui jeta un dernier regard avant de retourner à sa cellule. Il ne prononça pas plus de mot que 10, mais réfléchit tout autant que lui. Que serait le Morcème sans 10 ?
Un lieu de désespoir, de rancune et de peur.
A l'instar des autres Morcèmes, où chacun se marche dessus pour vivre une journée de plus, le Morcème de Farou deviendrait une zone de non droit pour les Mavois. Alors, tandis que le sommeil ne parvenait pas à trouver l'esprit embrumé de 3 333, il serra les poings et parvint à sa terrible conclusion.
Si 10 voulait survivre, si les Mavois voulaient survivre dans cet endroit, il fallait que le combattant redevienne ce qu'il était : la poule aux œufs d'or du Morcème. Sans quoi, le Tiran se lasserait et finirait par s'en débarrasser.
3 333 allait donc convaincre numéro 10 de tuer par ses mains.
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