Chapitre 37 : Sa tombe
Jade avait ressenti le besoin irrépressible de se rendre sur cette colline, à cet endroit qu'elle avait choisi pour Hannah. La pierre tombale, faite de glace, était située bien plus au nord du pays. Le corps de Hannah n'avait pas été rendue à la famille, mais Jade avait tenu à faire ce geste. C'était comme lui donner encore un soupçon de vie. Elle avait fermé les yeux, s'était imaginé un paysage paisible, déserté par l'Homme, puis avait laissé son pouvoir la guidait vers cet idéal.
Jade ne connaissait rien du lieu, ni son emplacement exact, ni son nom. En revanche, elle aimait l'atmosphère paisible qui y régnait et l'absence d'activité humaine. Elle pouvait entendre le chant des oiseaux et la brise qui soulevait les brins d'herbe. C'était un endroit parfait pour Hannah.
Elle s'assit à côté de la pierre de glace, figée dans le temps, immuable et indestructible et passa sa main dessus. Elle sourit alors, se rappelant cette jeune fille qui était toujours à ses côtés. Dans cet endroit, elle avait l'impression que sa sœur était encore là, vivante. Elle pouvait presque l'entendre murmurer à son oreille et sentir ses bras l'entourer.
—Je suis nulle... sanglota-t-elle, sa tête sur ses genoux.
Nulle de maudire cette vie, sans parvenir à la quitter.
—Elle n'aimerait pas t'entendre prononcer ces vilains mots.
Son souffle se coupa. La voix avait été limpide, horriblement limpide. Ce n'était pas la même que dans ce couloir-là, mais c'était la même sensation qui la parcourait.
—Je ne suis pas la même personne, oui.
Lisait-il dans les pensées ?
—Non, pas encore. M'enfin, c'est un peu tout comme...
Il sourit grandement, heureux d'être là. Il ne respirait pas vraiment, n'existait pas non plus réellement, mais il entendait, parlait, pensait. C'était différent d'avant, mais si bon ! Il se sentait plus utile que jamais.
—Tu devrais regarder devant toi. Ce n'est pas pour ça que tu as choisi ce lieu, cinq ans plus tôt ?
Comment pouvait-il le savoir ? Jade s'interrogea. Elle sentait la vérité, mais avait un peu de mal à l'accepter. C'était... improbable.
Lui, il venait de la montagne plus au sud. Il n'avait pas ce genre de paysage, bien que son chez lui était magnifique aussi. La roche apparaissait parmi la verdure et les arbres. Peut-être y ferait-il un tour après sa discussion avec l'Inconnu aux mille visages.
—Qu'est-ce que tu es ? interrogea Jade avant de poser ses prunelles sur son interlocuteur.
Il ne semblait pas tout à fait présent, comme si un voile le recouvrait. Ses traits manquaient parfois de précisions, comme si un gommage avait eu lieu. On distinguait toutefois ses prunelles vertes et ses cheveux noirs très courts. Il n'était pas très épais, sans paraitre frêle.
—Tu as deviné, non ?
—Un fantôme...
Le mot était dur sur sa langue, comme s'il refusait de sortir. Jade voyait les fantômes. Même dans ce monde aux mille possibilités, cela lui semblait incongru. Elle n'était pas prête à cette vérité.
—Je suis le premier que tu rencontres, je comprends que ce soit déroutant.
Il haussa les épaules, simplement parce qu'il trouvait ce geste « cool ». Avant son enfermement, il agissait toujours ainsi. C'était son petit tic.
—Je m'appelle Nao. Et toi, Jade, je sais. Je sais pleins de choses en tant que mort. Je n'ai juste pas le droit de tout dire.
Pouvoir revenir ici valait bien une bouche scellée. Et puis, à sa façon, il poursuivait le combat, cela lui suffisait.
Jade le fixait, essayant de réaliser l'ampleur de ses propos. Une part d'elle s'accrochait désespérément à la blague ou à un mauvais tour des progues. Il était possible de projeter des illusions, ce n'était d'ailleurs pas les dispositifs qui manquaient.
—Mais toi, t'as le droit de me parler, hein ? Je répondrai pas à ce que j'ai pas le droit de divulguer, c'est tout.
—Comment es-tu mort ?
—Premier jocker ! Ce sera pour ma prochaine visite, c'est pas encore le moment. Je peux juste te dire que c'est un progue qui m'a assassiné.
—Pourquoi es-tu là ?
Nao sourit, puis lui fit une pichenette sur le front, comme s'ils étaient des amis de longue date.
—Parce que ta tête est complètement paumée dans ce monde. Non, non, n'essaye même pas de feindre l'incompréhension ! Même l'Inconnu aux mille visages a le droit de ne plus savoir comment agir. Allez, vas-y je t'écoute ! Je sais que t'en as gros sur la patate.
—Pourquoi je vis ?
Nao fit claquer sa langue contre son palet. Sa première question était complexe, tout à la fois simple. C'était la raison de sa présence ici : lui redonner foi en la vie.
—Parce que ton cœur te souffle ta destinée.
Le brusque changement de ton ébranla Jade. La plaisanterie n'existait plus, car le regard flou du visiteur s'était voilé.
—Quelque chose te retient ici, comme quelque chose t'empêche de le réaliser. La peur est notre lot à tous, tu sais. Même le Dido l'a éprouvé un jour. Il a voulu faire marche arrière, tout stoppé.
Qui est le Dido ? s'interrogea la Mavoise. Le pseudonyme lui était familier, elle ne parvenait cependant pas à trouver pourquoi. Il était sûrement populaire avant son ascension.
—On est tous égoïste face à la mort. Tu n'aurais pas pu sauver Maya, même en te déchaînant. La barrière est impossible à détruire et tout ce que tu aurais obtenu, c'est d'envoyer tout le monde en prison.
Elle y avait déjà pensé, à cette possibilité. Pendant des semaines, elle s'était repassée l'événement dans sa tête. Chaque réaction qu'elle avait eue, chaque geste de Maya, Jade avait tout consigné dans un livre de la bibliothèque. A force d'écrire, d'ajouter des détails, elle s'était bien rendue compte de deux choses : la première, sans détruire le système central du Morcème, elle n'aurait pas pu intervenir dans le combat. La deuxième, Maya avait accepté son sort : cet ultime geste de poser sa main sur son cœur, c'était pour Jade. Pour lui dire qu'elle restait sa petite sœur adoptive.
Malgré tout, il lui était trop difficile d'accepter que Maya se soit faite capturer à côté d'elle, puis assassiner devant elle.
—Paradoxalement, poursuivit Nao, cette peur, qui t'empêche d'avancer, est aussi celle qui te maintient en vie. Tu aurais sauvé Minhyun et le Prédateur t'aurait pourchassée. Tu n'aurais plus eu de foyer et aurais sombré dans la dépression. C'est parce que tu craignais la perte de ton anonymat que tu peux te tenir ici aujourd'hui.
—Alors je ne comprends rien à ce que tu attends de moi.
Son discours se mordait la queue. Sans peur, elle agirait, mais avec, elle vivait. C'était son message, non ?
Nao sourit. Il n'était pas là pour lui apporter toutes les réponses sur un plateau d'argent. Il devait la guider, en lui laissant le choix final. Allait-elle condamner les Mavois ou les sauver ?
— Tu ne sais peut-être pas ce que tu désires, mais sais-tu ce que tu ne souhaites pas ? Moi, de mon vivant, je ne voulais pas les voir tomber. J'ai agi en conséquence.
Ce n'était pas tout à fait exact, car Nao avait toujours su vouloir protéger Amanda, qu'importe les dangers braver. Il ne souhaitait pas la voir mourir en combat, ni que qui que ce soit lui manque de respect. Il était mort pour lui éviter ce destin encore plus horrible.
—Je ne peux pas les aider.
—Je n'ai pas parlé de pouvoir. Veux-tu les aider, Jade ?
L'Inconnu aux mille visages passa sa main sur la glace. Sur l'écriteau, il n'y avait pas seulement le nom de la défunte.
Je sauverai tous les Mavois que je pourrais. Jusqu'à ma mort.
Je lutterai pour notre liberté. Jusqu'à ma mort.
Je défierai le gouvernement. Jusqu'à ma mort.
C'était sa promesse et son obsession de l'époque. Rien ne comptait plus que de renverser ce système injuste. Puis, Maya était morte, et Jade s'était laissée ronger par la culpabilité et la peur.
—Soumission, souffrance, torture, humiliation, mort. Que t'inspire tous ces mots ?
Rébellion. Le mot claqua fort dans son esprit, pas comme sa voix à lui l'avait fait, mais comme Jade l'avait fait des années auparavant. Avec force et conviction, elle se l'était répétée chaque matin après la mort d'Hannah. Mais cette rage l'avait depuis quittée et le terme avait perdu de son éclat. Combien d'entre eux s'étaient laissés convaincre ? Combien d'entre eux étaient parvenus à mener à bien cette mission ? Aucun.
—Vie. Que t'inspire ce mot ?
Peur. C'était ce qui l'animait le matin, le midi et le soir.
Le vent se leva soudainement, agita l'herbe, fit remonter les odeurs de l'enfance : les fleurs, le gâteau qui cuit. La bourrasque semblait venir pour Jade, pour lui rappeler la signification de ce mot « vie ».
—Vie. Que t'inspire cet unique mot ? réitéra Nao.
Hannah. Les rires, les sourires, les blagues, les bêtises. Le désespoir, l'incompréhension, les moqueries. Le soutien, les pleurs, la libération.
—Veux-tu les récupérer ?
Jade laissa ses doigts sur la pierre tombale. Ces mots, ils étaient enfermés dans cet objet, figés dans le temps et l'espace. Elle était incapable de les en libérer.
—Veux-tu qu'Hannah soit fière de toi ? Veux-tu lui faire honneur ? Lui rendre cet hommage ? Comptes-tu écraser ses espoirs et la décevoir ?
Jade fit grincer ses ongles sur la paroi. La pierre n'eut aucune éraflure.
—Veux-tu mourir comme les insectes que nous sommes ou partir avec éclat, comme Hannah ?
Nao se retint de grimacer. Il n'aimait pas les mensonges, ni les fausses pistes. Mais pour sauver les siens, il était prêt à basculer du côté des méchants.
—Comme Hannah ? répéta Jade.
Si un progue l'avait abattue, sa mort était humiliante, pas brillante.
—Trouve qui l'a abattue.
Nao l'observa une seconde, le regard franc, sûr de lui. Puis, tandis qu'il disparaissait de sa vue, il se mordit les lèvres. S'il avait été humain, du sang aurait coulé. S'il avait été humain, des larmes seraient apparues. Il avait souhaité que l'échange se passe différemment, que Jade réagisse à ses désirs, qu'elle oublie ses capacités. Il n'aurait pas été obligé de la mener vers une voie qu'il exécrait plus qu'aucune autre.
La vengeance.
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