Chapitre 36 : Maya
La nuit ne lui avait pas porté conseil. Jade tournait en rond dans sa chambre, comptant les heures qui la séparaient de son rendez-vous. Elle repensa à ces rêves, où elle était devenue Calis. A la terreur qu'elle avait ressentie. A ce manque qu'elle ressentait. Elle recherchait sa famille. En vain. Jade le savait : les chances de survie dans un Morcème étaient faibles. Trop faibles pour y porter de l'espoir. Alors, pourquoi diable Ga-Eul espérait-elle ? Jade ne parvenait pas à comprendre. Elle-même n'avait aucun espoir de retrouver Dorian, son ami aux cheveux blonds. Peut-être... Non, c'était impossible. Même si Dorian était préparé à sa captivité, il avait dû se faire surprendre.
Jade se saisit de sa veste et sortit. Il lui fallait respirer l'air pur, marcher pour mettre au clair ses idées. Cinq minutes plus tard, elle croisa un chat. Elle crut un instant qu'il s'agissait de Calis, mais celui-ci était brun avec une tâche blanche au niveau de l'œil. Elle secoua la tête et poursuivit sa route. Les rues propres, les bâtiments chics, puis les gratte-ciels n'existaient pas pour elle. Elle arpentait les quartiers telle une morte-vivante. Rien ne gagnait son attention. Puis, face aux portes closes de la Lulyco, elle s'arrêta brusquement.
L'image du Mavois capturé ce fameux jeudi 22 avril, deux semaines auparavant revint dans sa mémoire. Il semblait désirer la vie, et avait obtenu la souffrance. Où avait-il été envoyé ? Près d'ici ? Comment s'appelait-il ? Avait-il de la famille ? Que lui avait-il dit, déjà ? Si tu avais eu moins de chance, c'est toi qui serais à genou. Elle était à genou, une lame de Damoclès au-dessus de la tête. Elle aurait dû le lui clamer. Elle aurait dû briser son anonymat. Parce qu'elle ne méritait pas la vie. Tous ceux qui avaient la force de se dresser contre le gouvernement disparaissaient.
Ce Mavois. Dorian. Hannah.
Mais, elle, qui n'avait rien de particulier, survivait. Dans quel but ? A quoi bon ? Elle ne sauverait pas le monde.
L'Inconnu aux mille visages serra les dents, à s'en faire mal. Elle ferma les yeux, les serra fort, à s'en faire mal. Elle plaça sa main sur son cœur et serra, à s'en faire mal. De cette façon, elle espérait éloigner toujours plus ce qui l'avait conduite à disparaître des écrans. C'était peine perdue, car la réalité résonnait dans sa tête. Je n'ai pas été capable de sauver Maya.
Ainsi, son souvenir l'emporta, libérant les larmes au passage.
Maya. Maya. Maya.
Son nom résonne dans mon esprit, ne me quitte pas. J'en suis à ma cinquième visite et je ne la trouve toujours pas parmi ces nombres. Ils sont si impersonnels ! Ils n'apportent aucun indice, pas même le sexe de celui qui le porte.
—Décide-toi, soupire Julta à mes côtés.
Lui aussi regarde le tableau dans le hall du Morcème. Il porte des lentilles et ses cheveux bouclés sont camouflés par une perruque. Il est cependant incapable de masquer son anxiété. Lui aussi tient à Maya.
—Combat numéro 6 entre le 210 et le 211, me décidé-je.
Mon acolyte pour cette mission hoche la tête et nous nous mettons en mouvement pour rejoindre la salle. J'ai un instant de doute en remarquant que la pièce est de taille moyenne. Une grande salle correspond davantage aux pouvoirs de mon ancienne camarade, qui contrôle le bois.
Naturellement, comme si nous étions de réels partisans des combats, nous nous dirigeons vers les assises. La barrière est déjà en place autour de l'arène. Je m'installe sur le siège et passe ma ceinture. Je prie de la retrouver en chair et en os. Peut-être un peu abîmée, peut-être blessée, mais en vie. Maya m'est trop précieuse pour la perdre.
—Je sais ce qu'elle représente pour toi, mais n'oublie pas le reste, chuchote Julta.
J'acquiesce doucement. Notre but est de trouver le numéro qu'endosse Maya dans ce lieu. Ensuite viendra l'élaboration de son sauvetage. Elle devra tenir, juste encore un peu plus longtemps. Je crois en elle, je l'ai vue grandir entre les murs de Galila. Maya peut y arriver. Il suffit qu'elle me voit et je sais qu'elle redoublera d'effort.
Les sièges s'élèvent doucement, tandis que le gong retentit. Les combattants vont arriver. Mon cœur s'emballe et je serre les accoudoirs de toutes mes forces. J'ai perdu ma grande sœur, mais Maya m'a permis d'obtenir une petite sœur à protéger. Elle a été à mes côtés ces deux dernières années.
Mon souffle se stoppe et mes yeux me piquent. Le numéro 210 s'est avancé. Sa longue chevelure brune a été réduite par des coups de ciseaux irréguliers. Ses prunelles brunes semblent vides. Son corps a perdu de sa masse, de sa force sans doute aussi. Ses vêtements sont déchirés par endroit. Mais c'est bien elle : Maya.
Les deux Mavois font face aux spectateurs et s'inclinent légèrement. Lorsqu'ils se redressent, son regard croise le mien et je sais qu'elle m'a reconnue à sa main qui fait le signe « Ok ». Ma tête se remplit d'espoir et d'impatience. Avant que tout ne retombe face à la réalité : je dois assister à son combat. Tout bon sentiment est remplacé par la terreur et l'angoisse.
Je m'efforce de suivre l'agitation ambiante, les mains qui se lèvent, les « oh » lancés, les trépignations. Je finis cependant par fermer les yeux et serrer les poings. Les lianes de Maya sont gelées avant même d'atteindre leurs cibles. Aucune de ses attaques ne fonctionnent.
—Carla...
Mon nom de code pour cette mission me ramène à la réalité. Je ne peux pas fermer les yeux. Je n'ai pas le droit, pas ici. Alors, tandis que Maya est acculée contre la barrière, je laisse mon cœur se briser tout en participant à la cohue. Ses prunelles se lèvent vers les spectateurs. Je sais qu'elle me cherche. Je sais qu'elle souhaite m'adresser quelques mots. Elle reporte son attention sur numéro 211, tandis qu'il s'approche. Il a paré son bras de glace, l'a aiguisé sur son extrémité. Les lianes de bois s'enroulent autour, tentent de broyer cette eau gelée. Celle-ci reste intacte. Pourtant, Maya a l'habitude de ce don : elle me combat depuis deux ans. Pourquoi n'a-t-elle pas l'avantage ? Pourquoi ?
Ma petite sœur se met à sourire en fermant les yeux. Elle semble apaisée. Elle porte même sa main à son cœur. Puis, la glace s'enfonce dans sa poitrine. Du sang se met à couler autour de sa bouche. Elle n'essaie pas de se dégager. Enfin, sa tête se penche en avant et la lame givrée est retirée de son corps, qui s'effondre au sol.
J'entends mon cœur battre dans mes tempes. Pas les acclamations du public. Moi aussi, j'hurle pourtant. Je félicite le vainqueur de toute ma force, tandis que mon âme le maudit à tout jamais. Son sourire vainqueur et ses inclinaisons m'horrifient. Je souhaite sa mort du plus profond de mon être.
—Carla, notre raison d'être, me rappelle Julta.
Je suis incapable de l'écouter. Je suis là, je suis là, putain. Je fige l'apparence de l'assassin dans ma mémoire :
Je jure de l'éliminer si le Morcème ne s'en charge pas.
Jade sembla rouvrir les yeux après s'être endormie. Elle était toujours face à la Lulyco, mais son visage était baigné de larmes. Ce jour était aussi maudit que celui de l'apparition du Prédateur dans sa ville. L'hypocrisie du numéro 211 était resté gravé en elle. Elle n'avait cependant pas réussi à remettre les pieds à Galila suite à cet événement. Elle, l'Inconnu aux mille visages, était restée spectatrice. Elle, l'espoir des Mavois, avait craint pour sa vie. Elle, un modèle, avait laissé Maya mourir. Elle s'était empêchée de se diriger vers le survivant et de l'égorger.
Elle n'avait pas pu sauver Maya, non pas par impuissance, mais par égoïsme.
L'Inconnu aux mille visages avait écouté son instinct de survie, plus que celui du cœur. Elle était horrible. Faible. Pourtant, c'était elle qui survivait à chaque fois. Elle mentait à sa famille. A ses camarades. Au monde.
Pourquoi vivait-elle ? Jade ne savait plus.
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