Chapitre 31 : Prise à part

Aurélie ne parvenait pas à se concentrer sur le cours. L'incident tournait en boucle dans son esprit. Elle avait bien senti l'intérêt du Prédateur à son égard, ce froncement de sourcil lorsqu'il avait tenté de se souvenir. Elle pensait échapper à son regard, elle s'était fourvoyée. Son cœur battait encore, comme s'il était toujours devant elle, à l'acculer toujours plus. Le progue ne la lâcherait pas, elle le savait. Il ne pouvait y avoir qu'une histoire de Mavois derrière cette impression de déjà-vu.

L'étudiante inspira profondément. Le passé était trop douloureux pour le rappeler à elle. Pour le confier à un démon tel que Nicolas. Ainsi, elle s'était promis de garder le secret jusqu'à la fin, qu'importe ce qu'il adviendrait d'elle. C'était sa vie, et elle ne comptait pas la partager.

L'intervention de Jade l'avait sauvée pour cette fois, elle lui en était reconnaissante. Elle ne comprenait cependant pas ses raisons. Aurélie n'était rien, pourquoi affronter le Prédateur pour elle ? C'était un mystère.

Elle frissonna en se rappelant leur duel de regard. L'atmosphère s'était chargée en tension. L'étudiante avait eu l'impression que le monde allait s'écrouler, qu'aucun des deux n'échapperait à la mort. Jade était pourtant une civile, un être inférieur au progue. Comme tous les autres, elle aurait dû baisser les yeux. Elle aurait dû se faire écraser comme un insecte. Du point de vue d'Aurélie, Jade avait gagné. Elle espérait que cela se reproduirait, encore et encore, jusqu'à ce que le Prédateur l'oublie. C'était égoïste, la civile ne s'en cachait pas. Cependant, Jade lui paraissait suffisamment forte pour s'en sortir, au moins jusqu'au départ du progue.

Aurélie se mordit la lèvre. Elle espérait que le progue quitte rapidement la ville, tout autant qu'elle redoutait cet instant. Les rumeurs étaient nombreuses, mais toutes convergeaient vers un seul but : capturer l'Inconnu aux mille visages. S'il quittait la ville, ce serait donc pour cette unique raison. L'étudiante ne pouvait l'accepter non plus. Son avenir, elle l'avait construit autour de cet individu, autour de l'espoir qu'il incarnait à ses yeux. Il avait beau avoir disparu, Aurélie, elle, ne pouvait pas l'oublier. Son cœur était convaincu que le Mavois était le sauveur du monde.

La récréation de l'après-midi sonna et Aurélie quitta sa place. Elle se sentait un peu anxieuse, car elle s'attendait à l'arrivée du justicier du peuple.

Nicolas était de l'autre côté du couloir, il s'approchait un rictus déformant son visage. L'intervention de Jade, la veille, restait en travers de sa gorge. Se faire défier de la sorte ne lui était pas arrivé depuis longtemps et il avait toujours du mal à faire face à ce genre d'affront. De l'autre côté, il en éprouvait une certaine satisfaction. Jade lui semblait de plus en plus intéressante avec son audace. Elle avait tenté de le protéger de ce Mavois, avait condamné l'autre aux Morcèmes, avait perdu sa sœur. Et s'il parvenait à entretenir sa peine ? S'il la retournait contre le monde ? L'idée le titillait de plus en plus.

Enfin, il trouva Aurélie. Elle sursauta à sa vue et baissa le regard. Elle tenta de l'ignorer, de faire semblant de ne pas l'avoir vu. Un seul mot dans ce couloir bondé suffit à briser cette maigre échappatoire.

—Dégagez.

Une seconde plus tard, il ne restait qu'elle, et lui. La jeune femme s'arrêta, prise au piège. Elle sentait l'étau se resserrait autour d'elle à mesure que la présence du progue s'intensifiait. Elle pria que Jade n'apparaisse.

Mais la Mavoise était déjà dans la cour, elle ne viendrait pas.

—Où t'ai-je vue ? interrogea le progue.

—Nulle part, assura la civile.

—Où t'ai-je rencontrée ? insista-t-il, un pas en avant.

—Nulle part, répéta-t-elle.

Encore un pas de plus. Leur corps était si proche qu'Aurélie craignait qu'il ne perçoive sa peur. Et son mensonge. Ses bras, le long de son corps, lui paraissaient peser deux tonnes. Ses mains immobiles lui semblaient pourtant trop agitées. Ses prunelles bleues ne trouvaient pas d'endroit où se poser.

—Je vais te poser une dernière fois la question, lui souffla calmement le Prédateur.

Chaque lettre était détachée, marquée.

—Où as-tu croisé ma route ? chuchota-t-il à son oreille.

La menace la fit frémir. Ses mains étaient moites. Son pouls trop rapide. Elle n'osa pas répondre cette fois. Le silence régna donc de longues secondes. Puis, doucement, Nicolas recula d'un pas. Il avait un contrôle effroyable de son corps car, dans ce mouvement, Aurélie y perçut davantage encore de menace. C'était comme lui dire « Je te laisse cette chance. Une fois éloigné, ce sera terminé. »

C'était exactement ça.

Le progue l'observa une demi-seconde, mais comme elle avait gardé la tête vers le sol, il leva lentement sa main. Il visait la gorge, à n'en pas douter. La civile attendit. Sa bouche était scellée, elle se l'était jurée. Elle sentit un effleurement, lorsque, au bout du couloir, Luhan apparut.

—Aurélie !

Luhan n'avait pas réfléchi, ni à la suite, ni même à son intervention. Il avait eu un mauvais pressentiment, l'avait suivi. Sa course dans les couloirs lui faisait prendre de grandes bouffées d'air tandis qu'il fixait les deux étudiants. Il ne distinguait pas la main de là où il était, juste le corps du progue devant celui de sa bien-aimée.

Le Prédateur baissa son bras tout en souriant. C'était bien mieux que Jade. Avec sa timidité maladive, il n'avait pas osé espérer son intervention à lui.

—Aurélie, on t'attend.

Elle n'osa pas avancer. Nicolas se tourna vers le nouvel arrivant, sans se défaire de son sourire.

—C'est moi qui la retiens.

Il ne comptait pas les laisser filer si facilement. Il restait le Prédateur.

—Elle n'a rien à vous dire.

La jeune femme avait la gorge nouée, aucun son ne parvenait plus à se former. Elle avait bien envie d'hurler à Luhan de déguerpir, parce qu'il n'était pas de taille. Il n'avait pas la trempe de Jade, ni même de Jacob. Il finirait broyé sous les griffes de leur ennemi. Le justicier du peuple était le maître absolu des lieux, il n'y avait qu'à se soumettre.

Luhan, lui, voyait les choses d'une manière bien différente. Seule Aurélie comptait à ses yeux, qu'importait donc l'adversaire, il se sentait prêt. Quelque part dans son esprit, il se prépara au pire.

—Ah oui ? Tu es capable d'en juger, toi, qui ne la connais que depuis quelques jours ?

—Vous la connaissez depuis moins longtemps encore.

Le Prédateur se retint de siffler d'admiration, autant de courage pour un frêle civil comme lui, c'était insoupçonné. Il devait beaucoup l'aimer, cette petite. Exactement ce qu'il lui fallait : un point faible à utiliser par tous les moyens.

—Moi, j'ai l'expérience que tu n'as pas.

—Je n'en ai pas besoin.

Juste à cet instant, la sonnerie retentit.

—Sauvez par le gong, commenta malicieusement le progue avant de s'en aller.

Il fit exprès de passer près de Luhan, le toisant sans retenu. Le défiant de recommencer la prochaine fois. Nicolas était certain de ce qu'il pressentait : il avait déjà trouvé l'Inconnu aux mille visages. Il devait simplement le piéger.


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