Chapitre 3 : Collaborateurs


Le silence.

Pas une protestation, pas une acclamation. Simplement le silence, ce silence annonciateur de catastrophe. Tout l'espace environnant s'était figé, comme si le temps ne s'écoulait plus. Il y avait Jade, il y avait Nicolas. Tous deux s'observaient, se jugeaient. Qu'attendaient-ils ? Jade, la permission de parler ; lui, absolument rien. En la voyant se jeter dans la gueule du loup, il s'était dit « Pourquoi pas ? ». Il aimait les défis et elle semblait être un bon pari. Dans cette ville pourrie qu'il n'avait pas choisie, avoir une distraction n'était pas de refus. Avec des progues si stupides, il lui fallait un jouet.

C'était décidé : la rebelle serait sa victime.

—Qu'essayais-tu de faire, citoyenne ?

L'arrogance suintait de tous les pores de sa peau, jusqu'à son regard. Il donnait l'impression d'être sur un piédestal, à contempler le monde d'en haut. Il se délectait de cette sensation de puissance. Jade le détesta d'autant plus. Cet Homme n'était que désespoir et cruauté. Combien de Mavois avait-il éliminé ? Emprisonné ? Piétiné ? Trop pour pouvoir les compter. Trop pour ériger des tombes.

La jeune femme inspira profondément. Rester dans son rôle, elle devait rester dans son rôle. Le problème, c'est qu'elle n'avait pas de réponse à lui apporter.

—L'aider ? suggéra malicieusement le progue.

Il était à peu près certain qu'elle n'acquiescerait pas. Pas tout de suite. Le jeu serait bien trop rapide à son goût.

—Il était pathétique.

Sa voix n'avait pas tremblé, ce qui était bon signe : son masque était mis.

—Et ? relança le Prédateur.

A ses yeux, Hommes et Mavois étaient pathétiques. Les uns pour leurs faiblesses, les autres pour leurs différences. Seuls les progues les plus importants étaient dignes d'intérêt pour le justicier du peuple.

—Je ne supportais pas de le voir. Il m'horripilait.

Le venin était craché comme il le fallait. Pourtant, le Prédateur eut une grimace.

—Il n'y a rien de plus horripilant qu'un citoyen qui se prend pour un progue, tonna-t-il.

Il n'avait pas modifié sa posture, pas de poings ni de mâchoire serrée. Pour autant, la révulsion qu'il éprouvait était perceptible et s'ancra profondément en Jade. Il n'aimait rien ni personne. Étonnement, la jeune femme ne tressaillit pas. La surprise passée, elle ne le craignait plus. Il haïssait les Mavois, leur existence, leurs pouvoirs. Il vivait pour les détruire. Et elle, pour le détruire.

Jade baissa les yeux. Il n'y avait rien à ajouter pour la civile qu'elle était. Son ennemi avait l'autorité, elle la servitude.

Le Prédateur sourit un peu plus. Cette seconde où il gagnait, il adorait cela.

—Bien. Retourne à ta place, ordonna-t-il.

Avant même que la jeune femme ne hoche la tête, les spectateurs se mirent en mouvement. Jade se faufila à travers la cohue d'un pas rapide. Elle s'engouffra dans le bâtiment aux cinq étages, monta les larges escaliers et pénétra dans sa salle de classe. Ce ne fut qu'une fois assise, qu'elle s'autorisa à respirer. L'inconfort de la chaise et l'usure de la table n'existaient plus à ses yeux. Elle jeta un œil à travers la fenêtre et s'efforça de ne pas détourner la tête. Il fallait désormais qu'elle s'habitue à sa présence dans les couloirs et à l'extérieur. Si ce n'était que ça, la brune pouvait y survivre.

Nicolas, lui, s'avança vers les voitures noires des progues. Seul le van transportant le Mavois était parti.

—Qui dirige l'unité ? quémanda-t-il dès que l'un de ses collègues arriva devant lui.

Des regards curieux s'échangèrent, comme si son interrogation était incongrue. Il plissa les yeux avant de soupirer. Dans quel endroit avait-il atterri ? C'étaient les premières paroles échangées, et il avait déjà l'impression de s'adresser à des collègues stupides ! Voilà pourquoi il détestait s'éloigner de Balmi : la mentalité de la campagne l'exaspérait au plus haut point.

—Vous, osa répondre l'un des justiciers du peuple.

Nicolas s'étonna du vouvoiement. Loin des grandes villes, les progues oubliaient très souvent le respect de la hiérarchie. Tout était plus tranquille, plus relâché. Alors que non, la traque des Mavois ne pouvait pas être légère !

—C'est moi qui vous ai contactés, certes. N'avez-vous pas de commandants ?

Les têtes se regardèrent, certaines furent secouées. Le Prédateur avait l'impression de tomber d'une tour et de découvrir une espèce sous-développée. Les esprits vifs lui manquaient déjà.

—Désespère pas, Prédateur, lança une voix. La campagne est différente.

Le progue renommé se crispa tandis que les pas se rapprochaient. Les talons frappaient le sol bruyamment et l'irritaient aussi intensément. Ah, Malsi Rachel était arrivée. Il avait presque oublié son existence, seul dans cette ville. Il avait fait le trajet sans elle, s'était installé avant elle. En une phrase : depuis leur rencontre, il faisait tout pour l'éviter. Il ne lui avait adressé que quelques mots, c'était suffisant à ses yeux. Tout l'agaçait chez cette progue, avec qui il devait pourtant travailler.

Il se retourna lentement, maître de lui-même. Leur collaboration allait durer officiellement un mois, un long mois ! Nicolas, bien qu'il souhaitait déjà y mettre fin, n'avait pas le choix. L'ordre venait du Boss, le chef ultime des progues. Celui-ci siégeait au dernier étage de la Palqua, le QG des justiciers du peuple. Il avait un étage à lui seul, et le Prédateur l'enviait pour cela. Son but, c'était de lui succéder. Il avait du pain sur la planche !

—Tu es là.

Nicolas tenta de ne pas l'observer à outrance. Hélas, son apparence lui causait bien trop de soucis mentaux. Premièrement, Rachel possédait de longs cheveux bruns bouclés. Jamais elle ne les attachait convenablement. Une mèche s'aventurait toujours devant ses pupilles brunes. En somme : ils étaient dérangeants en cas de problème. Deuxièmement, elle mesurait un mètre soixante-trois, avec des rondeurs ! Pour neutraliser les Mavois, il fallait de la force, des muscles. Troisièmement, ces horribles talons. Le summum, l'ultime outrage. Comment espérait-elle courir dans ces conditions ? La jeune femme de vingt-quatre ans était aux antipodes d'un progue idéal.

—Me reluque pas comme ça, on en a déjà parlé et je changerai pas d'avis.

Nicolas rajouta son langage à sa liste de ce qui n'allait pas. Jamais elle ne pourrait atteindre le sommet en parlant de cette façon ! Et pourtant, chose qu'il n'expliquait pas, Rachel avait atteint le quatrième étage de la Palqua.

—Je ne m'en souvenais absolument pas, ironisa le jeune homme.

Il leva les yeux au ciel. A la seconde où ils s'étaient croisés, devant cet ascenseur, il avait su que jamais ils ne s'entendraient. Leur style était trop opposé, ce qu'avait omis de prendre en considération le Boss. Cependant, personne ne le contredisait. Jamais. C'était un affront dont on peinait à se remettre.

La jeune progue décida qu'il valait mieux l'ignorer. Elle aussi avait compris que l'entente était une utopie. Elle préféra se concentrer sur les progues, prenant soin de plongeant quelques secondes son regard dans chacun d'entre eux. Considérer l'autre était important pour progresser, et obtenir des informations.

—Merci pour votre aide. Je suis Malsi Rachel, j'espère que nous nous entendrons bien.

Des sourires l'accueillirent, ce qui agaça bien évidemment l'autre transféré.

—Quelle hypocrite, souffla-t-il.

Il n'était pas dupe, il savait qu'elle convoitait la gloire seule. Officiellement, ils étaient deux sur cette mission. Officieusement, ils étaient en compétition. Qui de Reiss Nicolas ou de Malsi Rachel allait être le progue qui mettrait la main sur l'illustre et le célèbre Inconnu aux mille visages ? Aucun d'eux ne doutait de sa personne ni de ses compétences. Le Prédateur était même persuadé d'être prédisposé à ce destin. Ce Mavois, il le détestait plus qu'aucun autre. Il le détestait pour cette chance qui le suivait partout où l'être anormal passait. Il le détestait lui, et cet espoir qu'il incarnait pour ces cafards ! C'était Nicolas, le grand Prédateur, qui lui passerait un collier de Dédra autour du cou. Comme un vulgaire insecte, il l'écraserait. C'était sa destinée.

—Je passerai après cette première journée, informa chaleureusement la rivale.

Ses interlocuteurs étaient aux anges -hommes et femmes confondues. En quelques mots, elle était capable d'attirer la sympathie. Hormis celle de Nicolas. Il voyait plus loin que les apparences.

—Moi aussi je viendrai.

La bonne humeur disparut, remplacée par des avalages de salive. Puis le groupe se sépara. Les deux nouveaux arrivants se dirigèrent vers les salles de classe, les autres vers leur QG. Leurs pas résonnaient dans les couloirs larges et déserts. Les murs furent d'abord blancs, puis devinrent orange, signe que les salles étaient dédiées à l'Histoire.

—A toi l'honneur, sourit Rachel une fois devant la porte close.

Nicolas leva les yeux au ciel. Quelle attitude puérile ! Toujours dans le cadre de leur mission, ils étaient affectés dans une classe. L'établissement était cependant conscience que les absences seraient régulières tout autant que les enfreints au règlement. Les progues maitrisaient déjà les savoirs enseignés, les cours étaient une formalité. Mais également un espace où la confiance pouvait naitre et les langues se délier. Tout du moins, c'était l'avis de Rachel.

Comme attendu, tous les regards convergèrent vers les progues à leur entrée. Surtout sur le Prédateur. Si Rachel invitait à la conversation, Nicolas inspirait la peur. Les élèves s'efforçaient de ne pas baisser le regard.

Sauf deux.

Au fond de la classe, deux Mavoises gardaient la tête dans leur cahier. Leurs jambes bougeaient frénétiquement et il semblait à Nicolas que des gouttes de sueur commençaient à se former sur leur front. Il dut admettre que la campagne avait ses avantages. Des progues idiots laissaient la place aux Mavois. Un excellent terrain de chasse donc ! Bientôt, il battrait son record d'arrestation. Il s'exalta d'avance.

Soudain, tandis qu'il se stoppait face à la classe, il croisa son regard. Les pupilles bleues lui semblaient déjà familières, tout autant que ce pli entre ses deux yeux. Jade n'abdiquait pas, elle ne le pouvait pas. Le progue était trop dangereux pour baisser sa garde. D'apparence calme, elle avait ses mains posées sur son cahier ouvert. Elle patientait, un brin défiante. Cela plut immédiatement à Nicolas. Tout compte fait, il allait bien s'amuser dans cette ville perdue.

Mal à l'aise, le professeur, un vieil homme aux cheveux bien gris, toussota. La direction lui avait imposé ces deux élèves, dont il se serait bien passé.

—Monsieur Reiss et madame Malsi vont passer quelques temps avec nous dans le cadre de leur fonction de progue.

Une seconde, rien ne se produisit. Puis un premier élève applaudit vivement, les autres suivirent. Jade s'efforça de paraitre enthousiaste. Malheureusement, la suite lui apparaissait évidente : l'un des progues s'assiraient à côté d'elle. Après des années sans accroches, voilà que les ennuis se trouvaient être une véritable tempête. Lorsque Nicolas tira la chaise à sa droite, elle retint sa respiration. Lorsque Rachel s'installa à la table devant elle, elle se demanda si elle n'était pas tout à coup devenue maudite. Après cinq ans de gloire, il fallait bien qu'il y ait un revers.

—Ravi de te revoir si rapidement, lui souffla le Prédateur.

Son enchantement raidit sa voisine. Le plaisir n'était pas partagé, et il en jouait.

—Moi aussi, répliqua-t-elle pourtant.

Nicolas se retint de rire face au mensonge flagrant. Il avait hâte de constater ses progrès, puis de la briser lorsqu'elle serait confortée dans l'idée d'être invincible.

La voix mal assurée du professeur retentit et la voisine ignora l'invité. Ce dernier tapota de longues minutes son cahier, puis il en déchira un morceau et griffonna quelques mots.

« Quel est ton nom ? »

La réponse fut instantanée, Jade voulait s'en débarrasser.

—Joli nom, chuchota le progue avant de se taire.

Si quelqu'un l'avait observé, un peu, il aurait pu voir cet éclat de surprise dans son regard. Cet instant d'étonnement. Nicolas avait été sincère.

Tellement pathétique.

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