Chapitre 29 : Le couloir et la voix
Jade fronçait les sourcils. Son plateau en main, elle était dubitative. La fatigue devait lui jouer des tours, car Nicolas se tenait à la table de Luhan. Aurélie et Jacob y mangeaient également. Sans surprise, l'attablée gardait le silence, les têtes baissées vers les assiettes. L'étudiante hésita une seconde. Elle avait échappé à l'interrogatoire ce matin, le progue n'étant pas là. Même si elle appréciait Luhan, elle s'exposerait en le rejoignant. Son accent de l'est lui revint en mémoire et son corps se crispa.
—Qu'est-ce que tu fiches ?
Rachel la bouscula volontairement.
—Tes copains s'en sont faits un nouveau, c'est pas génial ?
Quelle jolie façon d'enjoliver les choses.
—Nicolas grogne dès que je m'approche, tu veux manger avec moi ?
—Il vaut mieux être seul que mal accompagné, lui rétorqua l'Inconnu aux mille visages.
—Oh ! Je suis capable d'arrêter les Mavois, tu sais.
Son sourire d'ironie fit serrer les poings de Jade. Qu'elle était basse d'avoir ce genre de comportement puéril !
—Tu devrais rassurer tes camarades, ils étaient inquiets, tu sais.
Rachel s'éloigna ensuite. Son intervention avait braqué les regards sur Jade, elle ne pouvait plus ignorer le groupe, pas alors que le Prédateur l'observait.
—Salut.
L'attablée lui retourna la pareille, un élan de courage dans leur cœur. Ils osèrent relever les regards, évitant cependant le progue. Jade s'installa.
—Les médecins ne voulaient pas me lâcher, sourit-t-elle. Question de sécurité, ils m'ont dit.
—Ils ont eu peur du Prédateur, lança Jacob.
—A juste titre, confirma celui-ci.
Les têtes revinrent sur la nourriture. Jade fixait le progue, lui aussi. Ils ne s'étaient pas revu depuis.
—Tu as assuré à ta dissert', Luhan ?
Elle avait tenté d'être nonchalante, mais son accent la terrorisait. Si elle l'oubliait, reviendrait-il naturellement ?
Les fourchettes eurent un mouvement de doute. Pouvaient-ils parler comme si tout allait bien ? Le progue paraissait dominer toute la scène.
—Comme un chef, lui sourit le concerné. C'est grâce à toi, d'ailleurs.
Il voulut ajouter qu'elle avait toujours été meilleure que lui, mais se retint. Le Prédateur l'avait à l'œil, ce n'était pas à ajouter. Il se rendrait bien compte que Jade n'exploitait pas son talent, Luhan ne l'avait d'ailleurs jamais compris.
—Une rédaction sur quoi ? interrogea Aurélie.
Son regard rayonnait en se posant sur son camarade, assis à côté d'elle. Un peu de lumière dans ce monde obscur.
—Comment la vue affecte-t-elle nos émotions. Je devais m'appuyer sur des films ou des publicités pour expliquer mon opinion.
—J'aurais pu t'aider alors, souffla la civile.
—La prochaine fois, affirma son voisin. Ça évitera de déranger mademoiselle « service gratuits ».
—Ancienne mademoiselle « services gratuits », rectifia machinalement Jade. Chacun avait un surnom, il y a cinq ans, expliqua-t-elle face aux interrogations silencieuses. Les nouveaux élèves n'y voyaient pas autant d'intérêt que nous, alors ça s'est perdu.
—Les classes aussi, ajouta Jacob. Il y avait même des compétitions pour obtenir le prix de la meilleure classe. Vous étiez laquelle ? J'étais la classe « studieuse ».
—Oh ! Nous la classe « bonne entente ». La vôtre était très discrète, se souvint Luhan.
—Nous ? interrogea le progue.
—Jade et moi étions dans la même.
La concernée sourit, malgré sa crispation. Le Prédateur venait de comprendre quelque chose et même sans savoir quoi exactement, Jade sut que ce n'était pas en sa faveur.
—Alors, alors, comment se passe votre repas ? interrogea Rachel.
Elle s'assit en bout de rangée, un immense sourire scotché au visage. Le Prédateur se crispa, hésita sur la conduite à suivre. Puis il leva les yeux vers Jade et préféra l'observer.
—Mieux quand tu t'en tenais loin, annonça la Mavoise.
—Vraiment ? Je trouvais l'ambiance pesante, moi. Je suis un peu plus loquace que mon collègue, souligna-t-elle.
Pour mieux manipuler. se dit Jade. Nicolas optait soit pour l'approche directe soit pour la discrétion absolue. Cette attitude avait au moins le mérite d'être clair.
—Et un peu plus stupide, lui retourna le progue. Tu n'as rien à faire ici, Rachel.
Les quelques mots étaient un avertissement.
—Bien sûr.
Le sourire aux lèvres, elle quitta sa place aussi vite qu'elle l'avait mise. Ah, ce qu'elle mourrait d'envie de lui coller tout de suite des menottes.
# # # # #
Jade fronçait les sourcils. Le couloir était désert, silencieux, comme si cela annonçait le calme avant la tempête. Pas un élève ne se promenait alors que l'interclasse avait sonné. L'étudiante se sentait seule et épiée. Elle avait l'impression que cette absence de bruit lui était destiné. Elle s'imagina un autre piège, balaya l'idée. Aussi rapidement après son hospitalisation serait trop rapide.
—Où t'ai-je déjà vue ?
L'intonation suggérait un ordre, rien de surprenant de la part du Prédateur. L'explication était toute trouvée pour la désertion des lieux. Jade hésita à poursuivre sa route. L'écho lui indiquait que le progue n'était pas loin.
—Nulle part.
La voix fluette et discrète était familière à la Mavoise. Il ne lui restait qu'un croisement avant de se faire voir, elle se stoppa.
—Tu mens.
Calme et tranchante, sa voix fit frissonner Jade. Il n'y avait que deux mots dans sa phrase, pourtant les intentions du Prédateur était claires. Il ne laissait place à aucun doute, aucune objection.
—Où s'est-on rencontrés ? réitéra-t-il.
Se répéter n'était pas dans les habitudes du justicier du peuple. La réponse lui était-elle si vitale ? Jade sentit la nervosité la saisir. Elle n'avait pas à les épier, mais la voix féminine l'intriguait.
—Au lycée.
Enfin, elle se souvint : Aurélie. Elle hésita. Ce n'était pas une inconnue, elle pouvait prétendre ne rien avoir remarqué. Elle secoua la tête, elle devait partir.
Reste.
Le murmure la paralysa une seconde. D'où provenait-il ? Jade était seule ici. Elle fit un mouvement pour s'éclipser, mais l'ordre fut à nouveau prononcé. Peut-être sa mauvaise conscience ? Après tout, Luhan semblait attaché à la jeune fille et Jade pouvait l'aider.
—C'est faux !
Jade ferma les yeux, serra les poings, fit volteface. Si le Prédateur s'en prenait à l'étudiante, c'était peut-être pour déstabiliser Luhan. Elle s'était déjà exposée pour lui, elle pouvait recommencer. Elle bifurqua sur la droite et tenta d'innocemment traverser le couloir. Aurélie avait la tête baissée vers le sol, craignant le regard de son adversaire. Ce dernier la toisait furieusement.
—Qu'est-ce que tu fais là ? lança-t-il à Jade.
La Mavoise feignit de sursauter. Le ton était accusateur et menaçant. Il n'aimait pas sa présence en ces lieux, bien qu'il semblait se retenir.
—Je vais en classe.
Elle se tourna prudemment vers lui. C'était elle qu'il toisait désormais.
—Ça ne t'es pas venu à l'esprit de choisir un autre couloir ? asséna le justicier du peuple.
Il était visiblement agacé que quelqu'un ait pu surprendre son entrevue.
—Non, rétorqua Jade.
Son cœur commençait à tambouriner dans sa poitrine. Elle se répéta d'éviter tous les mots contenant un -r.
—Je ne vois pas...
Elle se stoppa, cherchant une façon d'exprimer sa pensée sans cette malheureuse lettre. Son hésitation la discrédita et elle admit ne pas être capable de la bannir de sa bouche.
—Vous devriez aussi rejoindre vos salles, se reprit-elle.
—Occupe-toi de tes affaires.
Le ton sans appel ébranla sa confiance, même si la Mavoise ne bougea pas. Le Prédateur la défiait du regard, attendant le moment où il gagnerait la partie. Jade eut la chair de poule et son rythme cardiaque s'emballa. Il y avait chez lui quelque chose de réellement mauvais, quelque chose d'effroyable. Elle ne se l'expliquait pas, elle le ressentait simplement dans chaque parcelle de son corps. Le danger qu'il représentait lui semblait toujours plus grand à mesure que les secondes s'égrenaient dans un silence pesant. Il donnait l'impression de n'avoir aucune limite, aucune morale, aucunes règles si ce n'était les siennes.
Le Prédateur contracta la mâchoire. Sa patience arrivait à son terme, mais Jade était incapable de détourner le regard. La peur qu'elle ressentait face à lui était bien différente de celle dont elle était habituée en mission. Presque comme si elle était réellement en danger dans cet endroit. Comme si elle était acculée sans moyen de s'échapper. Même si Jade s'approchait d'un malaise, elle ne parvenait pas à trouver le moment horrible. Une part d'elle-même aimait ce défi. Qui de lui ou d'elle était le plus têtu ? Elle était l'Inconnu aux visages. Il était le Prédateur. Leur rencontre n'en pouvait laisser qu'un seul en vie, même si ce fait était encore inconnu au progue.
Baisse les yeux.
Jade s'exécuta. Cela avait été instinctif, impossible à contrôler. Elle avait obéi à la voix rauque sans même s'en apercevoir. Son souffle se coupa lorsqu'elle le réalisa. Que s'était-il passé ? Qui lui avait adressé ces mots ?
—Ne joue pas avec le feu, lui souffla le justicier du peuple. Il pourrait s'embraser avant que tu n'en aperçoives l'étincelle.
L'étincelle avait déjà eu lieu, ce jeudi 24 avril, lorsque les deux êtres s'étaient rencontrés.
Jade resta interdite, obnubilée par cette phrase qui avait claqué dans son esprit. D'où pouvait-elle provenir ? Ils étaient seuls dans ce couloir. Elle releva la tête vers le progue.
—Tu ne me lâcheras pas, quoi qu'il arrive. Alors à quoi bon rester passive ?
Nicolas se mit à sourire, puis s'en alla. Il n'y avait rien d'autre à ajouter à la vérité.
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