Chapitre 26 : une fraction de seconde
La vie lui était parfois insignifiante.
3 333 enchaînait les soins sans y trouver de sens. Seules ses rencontres avec 10 lui remontaient le moral. Il trouvait alors un but à son don de guérison. La force qu'habitait le célèbre Mavois le fascinait et, souvent, il souhaitait être capable de pareil exploit. Il se disait que sa mission n'était autre que de porter cet être à briser les chaînes. Puis le Mavois revenait dans cette salle avec ces blessés constants et son objectif s'éloignait à mesure que la fatigue le saisissait. Malgré l'interdiction de prononcer le moindre mot, il sentait qu'un lien particulier les unissait tous, qu'ils attendaient cet instant où l'étincelle serait allumée. Malheureusement pour eux, chaque jour qui passait ressemblait au précédent.
Pas celui-ci.
L'heure du déjeuner sonnait pour le groupe des soigneurs. Comme à leur habitude, les progues escortaient les Mavois dans l'immense salle à manger. Deux étages la composaient, emplis de chaises et de tables. Jamais toutes n'étaient occupées en même temps. Les Mavois étaient espacés d'au moins un mètre.
Le repas était silencieux, comme toujours. On se concentrait sur son assiette, on évitait les coups d'œil aux autres, on se bornait à être de parfaits esclaves. Puis vint la porte qui s'ouvre avec fracas. Les progues avaient déjà leur main sur leur Pita, prêts à foudroyer le malvenu. Le justicier du peuple à l'origine du trouble était essoufflé au milieu du lieu. Son regard brun cherchait frénétiquement le superviseur, reconnaissable au brassard vert qu'il portait. Il l'aperçut, avançant vers lui.
—Salle 2, une bagarre a éclaté, il nous faut un soigneur d'urgence ! débita le messager.
Ce genre d'événement était si rare que tous eurent un instant de doute : était-ce un mensonge ? Qui était assez fou pour se rebeller ?
—Qu'il meurt, lui rétorqua le superviseur.
—On le veut vivant pour demain.
Le supérieur hiérarchique grinça des dents face à l'insistance du surveillant. Si l'individu se le permettait, il était envoyé par un commandant.
—Type de soin nécessaire ?
—Blessure grave à l'arme blanche.
Le commandant soupira, puis désigna l'un de ses subordonnés et le fit chercher 3 333 à l'étage. Qui était le mieux placé que celui qui sauvait le grand numéro 10 ?
3 333 s'étonna qu'on le fasse se lever alors même qu'il venait tout juste de recevoir son plat. Il s'exécuta cependant, parfaitement lucide sur sa position. Lorsqu'on le fit entrer dans une salle, à peine dix mètres plus loin, il comprit que quelque chose clochait. Son cœur se mit à tambouriner, il l'entendait battre dans ses oreilles. Que lui voulait-on ?
La salle dans laquelle il pénétra était plus petite que celle qu'il avait quittée. Néanmoins, sa fonction était la même, au vu des tables, des chaises et des assiettes. Une seconde encore il angoissa pour son sort, ensuite il l'aperçut.
A terre, les poings serrés de douleur, un jeune homme était allongé. Son œil était en sang et une plaie se trouvait sur son ventre. Il souffrait sans conteste, pourtant aucune larme, aucun sanglot ne le parcouraient.
3 333 leva les yeux vers les autres. Aucun n'était debout, mais tous les regards étaient posés sur le mourant. Les justiciers du peuple étaient nerveux, les Pitas étaient sorties de leur fourreaux. L'atmosphère était pesante, chargée de menaces non formulées. Un mot pouvait tout faire basculer.
« Sauve-le, je t'en prie. »
Le murmure dans sa tête faillit le surprendre. Numéro 10 était présent. Instinctivement, il se mit à le chercher, lui, l'espoir du Morcème. Une fois trouvé, il déglutit. Les prunelles du plus fort hurlaient de souffrance. Dans la salle sombre, elles étaient vides, absentes. Ici, au contraire, elles flamboyaient. 3 333 sut que l'inconnu au sol était une de ses connaissances.
—Mets-toi au travail, lui ordonna-t-on en lui retirant le bracelet de Dédra.
Alors le Mavois oublia ses camarades, oublia la douleur et s'abaissa vers la victime. Ses mains tremblaient, tout autant que ses lèvres. Sur lui reposait la survie d'un individu. Il se sentit écraser par les attentes, par les suppliques, par ses regards insistants sur sa personne. La victime, elle, lui sourit. 3 333 fut submergé par ce simple geste. Il le ressentit alors : ce pouvoir, cette force inimaginable. Déstabilisé, il stoppa le mouvement de ses mains. Un progue le poussa et il reprit vie. Il chassa son ressenti et se concentra sur la blessure.
Autour de lui, les Mavois serraient les dents, certains pleuraient. Au fond d'eux, ils savaient. Numéro 10 était peut-être le seul à y croire encore. Son soigneur faisait des miracles, il était bien placé pour le savoir. L'expérience lui manquait, c'était vrai, mais son potentiel n'était pas à remettre en cause. Même les progues l'avaient constaté.
L'œil arrêta de saigner, mais il était cependant perdu. 3 333 se concentra alors sur la deuxième blessure. Le mourant toussa, émit un faible grognement. Puis, contre toute attente, sa main agrippa celle de son sauveur. Il n'y mettait aucune force, il n'en disposait plus d'aucune, néanmoins le geste était fort.
Les Pitas restèrent sur les Mavois assis.
—Je te sauverai, lança 3 333.
La main retomba. Ce n'était pas le message du souffrant, au contraire.
Le guérisseur se concentra sur une seule pensée : réparer ce qui avait été brisé. Pourtant, plus sa tâche avançait, plus la respiration semblait faiblir. La vie abandonnait celui à terre. C'était trop injuste. Cet individu avait eu toutes les raisons du monde de se battre. Pour son audace, il ne méritait pas de mourir.
—Je l'ai... sauvée ?
Le chuchotement était bas, il suffit à paralyser 3 333. Qui s'étaient réellement battus ?
—Oui, répondit-il sans hésiter.
Tandis qu'il vainquait la blessure, la victime poussa son dernier soupir.
« Dis-leur de poursuivre la lutte. » entendit encore 3 333.
Le temps se suspendit, les mains se crispèrent. Puis soudain tout se brisa. Les pleurs se libérèrent de leur étau, la colère gronda. Trois Mavois se levèrent, immédiatement menacés par les armes de Dédra. Numéro 10 faisait parti du trio. Il y avait un jeune homme, très jeune, aux cheveux blonds et une jeune femme aux cheveux noirs bouclés. Celle-ci se retint une seconde avant d'hurler.
—C'est ta faute, lui reprocha un progue.
3 333 s'horrifia de voir l'arme approcher sa tête, s'y poser doucement. Etait-il prêt à la voir mourir ?
—Amanda, arrête.
Les visages se tournèrent vers numéro 10. Il semblait sur le point de défaillir, pourtant son regard brillait de défiance.
—Nao est mort pour moi !
Des têtes se baissèrent. 3 333 se questionna davantage : que s'était-il réellement passé ?
« Nao t'a protégée, ne gâche pas la vie qu'il t'a donnée. »
La terrifiante vérité coupa le souffle au soigneur. Il ne souhaitait plus de détail et pria de s'en aller rapidement.
—C'est votre faute ! s'époumona ladite Amanda. Vous avez posé votre main sur...
La détonation lui coupa toute possibilité de réponse. Les deux camarades debout tombèrent sur leur chaise. 3 333 se mit à pleurer. Il détourna le regard vers Nao et se rendit compte qu'il souriait. La sérénité l'habitait. Il pria de ne jamais, jamais devoir entrer dans l'arène des combats.
—Tu ne mérites pas de vivre, affirma le progue.
Le corps de la malheureuse s'écrasa au sol dans un bruit sourd.
3 333 avait soudain la sensation d'être plongé en enfer. La souffrance qui émanait de chacun des Mavois paraissait n'être qu'un, emplissant chaque espace de la pièce. Il se laissa envahir par ce sentiment collectif, par ce même désespoir. Et se jura à lui-même qu'il allait devenir plus fort. Il allait doubler son travail, puis le tripler, mais plus jamais il n'assisterait à un spectacle pareil.
C'était sa raison de vivre.
En une fraction de seconde tout peut changer. Le bonheur peut se transformer en malheur. La joie en souffrance, la faiblesse en force, l'abandon en combat.
Pour lui, tout avait changé ce jour-là et peut-être qu'une autre fraction de seconde, un autre jour, un autre moment, dans d'autres circonstances, balayerait encore ses convictions.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top