Chapitre 25 : J'ai flairé un gros poisson
Luhan et Jacob restaient de longues minutes silencieux. Leur différend au sujet de Jade avait créé une certaine distance entre eux, l'un comme l'autre ne révisait pas son jugement. Malgré son avertissement, Luhan était allé rendre visite à Jade. Il n'était pas resté longtemps, mais suffisamment pour se convaincre qu'elle était comme tout le monde.
Le Prédateur, lui, les observait sans comprendre l'atmosphère pesante qui régnait entre eux deux. Il s'en fichait pas mal, à dire vrai. Malgré son attention focalisée sur les deux amis, ses pensées revenaient sur Jade. Il s'ennuyait sans sa présence. Hormis elle, personne ne le contredisait, personne ne cherchait la petite bête. Les élèves l'évitaient, répondaient docilement à ses questions et espéraient ne plus jamais lui adresser la parole. Avant son absence, le justicier du peuple n'avait pas eu conscience de l'influence qu'exerçait son jouet. Son audace permettait à ses incapables de redresser la tête et de mieux se contrôler. Ce n'était pas amusant de les voir baisser le regard avant même qu'il n'ouvre la bouche.
Pour la énième fois, Nicolas soupira devant son assiette. Il devait faire preuve de patience, qualité qui n'était pas son fort. Il voulait que tout se passe selon ses plans, c'était trop espéré dans cette ville qui le connaissait si mal. Sa présence causait quelques troubles et créait un dysfonctionnement dont il se passerait bien.
—Qu'est-ce qui t'arrive, Prédateur ?
Le ton narquois de Rachel le fit tiquer. Bien sûr qu'elle s'installait à sa table pour le narguer. Pour preuve : elle tirait plus que de raison sur sa chaise. La justicière du peuple exagérait chacun de ses gestes, ce qui fit serrer les dents au progue. Il n'était pas d'humeur à supporter ses piques.
—Qui t'a autorisée à poser tes fesses ici ? lui retourna-t-il.
Il avait posé ses couverts et se tenait droit sur chaise. Le menton relevé vers elle, il lui montrait sa supériorité. Rachel, elle, eut un rictus. Elle savait où était sa place et se fichait pas mal des démonstrations du justicier du peuple.
—Navrée, il n'y a pas d'autres endroits où les poser.
Nicolas ricana et reprit sa fourchette. D'accord, il laissait passer pour cette fois. Son regard se reposa sur le duo, ses pensées sur Jade. Elle était un excellent moyen d'approcher avec innocence Luhan. Il avait déjà montré sur intérêt pour elle, il n'y avait donc rien de surprenant à ce qu'il les interrompe. Nicolas pourrait alors déstabiliser la jeune fille tout en guettant les réactions de son suspect. Une pierre, deux coups.
—Je suis allée voir ta protégée.
Rachel s'attendait à une vive réaction : un reproche, une exclamation hurlée, un poing s'écrasant sur la table. Nicolas ne fit rien de tout cela, et c'était bien plus alarmant. Lentement, son regard se posa sur Rachel. Il détailla ses longs cheveux, ses lèvres roses, ses joues lisses. Ses prunelles brunes. Il s'exulta au calme.
—Et ? Tu as découvert de bonnes nouvelles ?
Il piqua dans sa viande, en avala une bouchée. Nicolas n'avait aucune raison d'enrager. Jade était sa proie, pas sa protégée. Il se souvint de l'avant-veille, de cette audace dont elle avait fait preuve. De ses flammes, qui avaient semblé danser dans ses pupilles. Elle désirait vivre, plus qu'aucune autre chose au monde et il allait falloir bien plus pour la mettre à terre. Evidemment, c'était lui qui parviendrait à ce résultat. Il s'imaginait déjà la torturer. Hurlerait-elle face à la douleur ? Le surprendrait-elle en serrant les dents ? Sa témérité serait un délice pour lui. La voir, là, lutter contre sa souffrance et ses instincts, la contempler sombrer dans les ténèbres, lentement, si lentement, il s'en régalait d'avance.
—J'ai flairé un gros poisson, rétorqua Rachel.
—A quel point ?
Rachel posa sa tête dans sa main et sourit.
—Le genre qu'on ne peut pas ignorer, même sans la vue et l'ouïe.
Le Prédateur posa ses couverts, conscient qu'il ne les reprendrait plus. La brune était décidée à emprunter le terrain glissant.
—Viens-en aux faits.
—Tu le sais aussi, non ?
—Rachel, tonna le justicier du peuple.
La concernée reprit son repas, toujours aussi lumineuse. De façon étonnante, elle savourait chaque bouchée de ce plat si modeste.
—Tu vas la voir ? poursuivit la jeune femme.
—Je t'ai dit de te mêler de tes affaires.
—Je prends des nouvelles.
Faute de pouvoir lui planter sa fourchette dans sa main, il serra les poings, prêt à imploser. L'illustre progue atteignait sa limite.
—Pourquoi t'obsède-t-elle ?
Il laissait une petite chance à Rachel. Si sa réponse lui convenait, il s'arrêterait là.
—Je te retourne la question, répliqua la collègue.
Cette fois, un poing s'écrasa sur la table, Rachel sursauta et le silence emplit la cantine. Tous profitèrent de ce geste bruyant pour ouvertement observer les deux progues.
—Qui es-tu ? asséna froidement Nicolas.
Les traits durs, le souffle court, il commençait à perdre le contrôle de lui-même.
—Malsi Rachel, progue depuis cinq ans, siégeant au troisième étage de la Palqua. Et accessoirement ton binôme pour encore un bon mois.
—Crois-tu survivre jusque-là ?
L'avertissement plana longuement entre eux. Le Prédateur était au-dessus de tout, de tout le monde. Il était la justice.
Rachel s'arrêta de manger, avala calmement sa salive, sans quitter son coéquipier des yeux. Il dégageait une telle aura meurtrière ! Une telle soif de violence. La jeune progue ne connaissait pas les raisons du Boss de l'avoir choisi lui, le justicier du peuple le plus instable qui soit. Aux yeux des citoyens, il était un modèle, presque un dieu. Pour les progues qui l'avaient côtoyé, une peur viscérale. Tous savaient que sous ces airs respectueux se cachaient une bête. Traquant, tuant, défiant, abandonnant, sans le moindre remord. Cet individu avait un double jeu, et ce double jeu commençait à s'effriter.
—Et toi ? Crois-tu que ta réputation survivra ?
La fourchette se planta à l'endroit même où la main de Rachel se tenait la seconde plus tôt. Sans son réflexe, elle aurait hurlé.
—Ma réputation n'est plus à faire. Rien ne peut l'entacher.
—Ta confiance est inébranlable et ton regard aveugle, Prédateur. Chaque jour qui passe t'éloigne du sommet.
Lentement, il se leva. Doucement, il contourna la table. Légèrement, il s'accroupit devant Rachel.
—Avise-toi encore une seule fois de mettre ma position en doute et cette fourchette ne sera pas aussi clémente.
Une main sur sa Pita, il semblait prêt à dégainer à tout instant. Il s'imaginait déjà le faire, là, devant tous ces regards qui observaient le moindre de ses faits et gestes. Seulement, il était conscient que cette action remonterait aux oreilles du Boss. Et ce dernier ne pardonnait pas ses écarts. Maintes fois, il l'avait prouvé. Maintes fois, le Prédateur en avait subi les conséquences. Il connaissait à présent les limites à ne pas franchir. La ligne à ne pas dépasser, pour être protégé du Boss, cette terreur, cet être inhumain, et pourtant sur la marche la plus haute des progues. La seule personne au monde que Reiss Nicolas redoutait.
—Ne sous-estime pas les autres, progue. Ne les sous-estime jamais.
Lentement, Rachel poussa sa chaise. Doucement, elle se leva. Légèrement, elle plaça sa tête en face de ce regard assassin.
—Lorsque Jade révélera son vrai visage, j'espère que tu seras prêt. Moi, je serai là. J'observerai ton expression et la graverai dans ma mémoire, Prédateur.
La crosse fut délaissée et la main s'abattit, rageuse, souveraine. Le corps de Rachel glissa sur le sol, atteignit une autre table. La douleur l'irradia à peine. Elle était certaine de ce qu'elle avançait, c'était bien ce qui mettait le progue en rage. Il était le plus malin, le plus fort. Le vrai visage de Jade ne le surprendrait pas, il le connaissait déjà.
Sans un regard pour sa collègue, il tourna les talons. Elle n'en valait pas la peine.
Reiss Nicolas ne connaissait ni l'amour, ni l'effroi. Il était la peur. Il était un bourreau. Rien ne comptait, hormis sa mission de les détruire.
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