Chapitre 24 : L'Aura
—Qu'est-ce que vous fichez là ?
Jade n'avait rien trouvé de plus intelligent à demander. Son infirmier se trouvait pourtant dans sa chambre, la nuit, sans aucune raison apparente. Il la fixait simplement.
—Je n'ai pas changé en cinq ans, souffla-t-il.
Il avait quelques années en plus, des traits moins enfantins, il restait reconnaissable. Son esprit, lui, était bien différent. Il avait perdu celle qu'il chérissait, sa moitié. Une part de lui-même était morte avec Hannah.
Jade avait parfaitement conscience que son infirmier n'était autre que cet individu aux roses rouges. Comment l'accepter ? Comment réagir ?
—C'est... à cause de toi ?
Dans le noir, le jeune homme de vingt-trois ans hocha la tête. Oui, c'était lui qui avait provoqué ce souvenir d'antan. Il était capable de faire surgir n'importe quel événement du passé des autres, il lui suffisait d'un contact physique. César avait accepté que la sœur de sa bien-aimée ne se rappellerait pas de lui sans aide, il avait alors décidé d'agir.
—Pourquoi ? interrogea Jade.
S'il avait appris le décès de sa sœur, il devait l'avoir reniée depuis lors. Cinq ans était suffisant pour tourner la page, en théorie. Car Soli César n'avait jamais oublié le visage d'Hannah, ni sa voix, ni ses tics, ni ses sourires. Il avait l'impression qu'elle ne l'avait jamais quitté.
—Je le lui ai promis.
L'émotion le saisissait tout entier, les larmes étaient prêtes à jaillir. Durant tous ces mois, il avait attendu. Encore et encore. Hannah l'avait prévenu : un jour, il croiserait la route de sa sœur et elle aurait besoin de lui. Ce moment était arrivé.
Jade se redressa sur son lit. Son attention était focalisée sur cet inconnu et ses intentions. Une promesse aussi ancienne pouvait-elle être seule responsable ?
—Tu es différente et je vais t'apprendre à le masquer.
Son but n'était pas de déstabiliser Jade, mais c'est ainsi qu'elle le ressentit. Les mensonges, elle connaissait. Être impassible, indifférente, réfléchir posément, elle maitrisait. Elle avait appris à se méfier.
—Et donc tu viens me parler la nuit ?
—C'est plus discret.
L'Inconnu aux mille visages se mit à le fixer tout en fronçant les sourcils. Même lui se rendait compte de l'absurdité de ses propos.
—La couleur de vos yeux ne sont pas les mêmes, pourtant, j'ai l'impression de la voir.
César hésitait à reculer, à s'enfuir. Il aurait pu protéger la petite sœur de loin, comme une ombre. Cela aurait été aisé, et les souvenirs ne l'envahiraient pas à ce point. Il retrouvait en Jade celle qui n'était pas, c'était dangereux.
La patiente inspira, se préparant à nier l'existence de son modèle de toujours. Même si son infirmier semblait bouleversé, ce pouvait n'être qu'une façade. Avec le Prédateur en ville, elle ne pouvait s'ouvrir si facilement.
—Elle était différente, comme toi.
L'annonce coupa la respiration à la brune. Cette vérité fit remonter tout son chagrin, tous ses regrets. Si Jade n'avait rien caché à sa sœur, aurait-elle pu vivre davantage ? Si elle avait eu le courage de se confier, comme elle l'avait fait pour tout le reste, aurait-elle pu la sauver ? Si elle avait parlé, Hannah et elle combattraient-elles ensembles le Prédateur ? Les « si » envahissaient l'esprit de Jade, l'étreignaient. Elle avait gardé le secret et les choses étaient ainsi. La mavoise était seule face à la cruauté du monde.
—Tu ne sais rien, rétorqua finalement la patiente.
Elle serrait les dents pour ne pas fondre en larmes. César, lui, patientait. Le regard braqué sur sa silhouette, la respiration calme et le cœur plus léger, il se sentait prêt à tenir sa promesse.
—Elle t'aimait, plus que sa propre vie.
L'évidence frappa la Mavoise : César avait bel et bien connu sa sœur. Cependant, il connaissait Hannah, pas Jade. Il avait aimé Hannah, pas Jade.
Un instant, la jeune femme envisagea de céder à son envie d'énoncer son nom. Depuis combien de temps n'avait-elle pas mentionné sa personne ? Evoquer ses souvenirs ? Voilà cinq longues années que sa bouche avait scellé le nom de cet être qui lui manquait tant. Il lui était interdit de l'évoquer. Alors, elle se reprit.
Néanmoins, la défunte était leur faiblesse à tous les deux, un poids qu'ils s'efforçaient d'écraser.
—Ton aura scintille, tu n'en as pas conscience, n'est-ce pas ?
De quoi parlait-il ? Une aura ? Qu'était-ce donc ?
—Je peux t'apprendre à la masquer, à t'en préserver. Laisse-moi une chance.
Comment lui faire confiance ?
Les roses rouges revinrent dans sa mémoire. Jade se rappela toutes ces fois où il était venu, où il n'avait pas abandonné. Puis tout s'était arrêté du jour au lendemain.
—Pourquoi lui avoir cédé ?
—Tu sais à quel point il lui était facile de nous faire rejoindre son camp.
« J'aurais pu la suivre jusqu'au bout du monde. » acheva César. Il était prêt à donner sa vie pour elle, le lui avait clamé. Malheureusement, Hannah était une tête de mûle avec de très bons arguments. Il l'avait laissée gagner la partie, le résultat était là : au lieu de mourir pour Hannah, César l'avait laissée mourir pour lui.
La gorge serrée, Jade se retenait d'entrer à son tour sur ce terrain-là. Sa sœur était un sujet tabou, un thème qui pouvait la conduire à l'échafaud.
—A l'instant où l'ambulance est arrivée, j'ai su que tu étais différente. Tu finiras par avoir des problèmes.
La patiente ancra son regard dans le sien, y chercha une trace de mensonge, un indice sur ses réelles intentions. Il n'y avait rien, hormis cette impression de désespoir. Si cinq ans plus tard, l'infirmier était encore bouleversé, pouvait-elle lui faire confiance ? Elle se rappela ses venues, les réactions de sa sœur. Ses mots. Hannah l'avait aimé, de toute ses forces. Ainsi, Jade décida de prendre un risque.
—Pourquoi ?
—Je ne peux rien t'expliquer ici.
—Alors je ne peux rien pour toi.
Jade avait réussi à se cacher du monde depuis de nombreuses années. Jamais elle n'avait eu de quelconques problèmes sur la base d'intuitions. Elle pouvait se débrouiller sans. Si les auras étaient si dangereuses, pourquoi le Fantôme ne l'avait-il jamais évoquée ? Il devait protéger l'Inconnu aux mille visages, ce symbole d'espoir. Jamais il n'aurait gardé cette information pour lui, et le Fantôme avait de nombreuses connaissances.
—Deux jours ? Deux mois ? Deux ans ? Si tu devais choisir une échéance, pour laquelle opterais-tu ?
Jade leva les yeux au ciel. La question ne méritait pas de réponse.
—Souffrir ? Supplier ? Mourir ? Si tu devais choisir une fin, prendrais-tu la plus horrible ?
—Je mourrai de vieillesse, affirma Jade, comme tout le monde.
—Avec le Prédateur sur ton dos, y crois-tu encore ?
« Touchée. » pensa Jade. Il était un facteur important, déterminant même. Il lui avait probablement sauvée la vie, mais cela ne signifiait pas que son existence comptait. Le Prédateur détestait qu'on se mêle de ses affaires.
—Combien de temps espères-tu rester dans l'ombre sans rien changer à tes habitudes ?
Bien sûr, Jade était consciente d'être exposée. La peur l'étreignait de sentir le dédra sur sa peau, la privant ainsi de tous ses dons. Cependant, elle croyait en elle et en sa volonté de survivre. Même si tout devait s'effondrer, elle se relèverait.
C'était le mensonge qu'elle se répétait inlassablement.
Au fond d'elle, la Mavoise se connaissait : elle se briserait à la seconde où son identité serait révélée. De la disparition d'Hannah, il ne restait que ses parents à quoi s'accrocher. Sa vie, c'était pour eux qu'elle la gardait, qu'importe leur croyance. S'ils étaient amenés à la renier, elle n'aurait plus de raison d'exister.
—Ta différence, tu dois apprendre à la masquer. Je peux t'y aider, insista César.
Il sentait bien sa réticence, il perdait la partie contre elle et sa peur. Néanmoins, il ne pouvait se résoudre à abandonner. Il avait commis cette erreur, et la regrettait chaque jour. S'il avait fait des choix différents, s'il avait suivi son instinct, Hannah serait encore en vie. Elle n'était plus là pour entendre ses excuses, alors sa sœur était le seul moyen de se racheter. Il allait user de tous les moyens possibles dans ce but.
—Si tu souhaites vivre, tu changeras d'avis, souffla-t-il.
Ensuite, l'infirmier se leva et quitta la pièce. Il avait tout essayer, il reviendrait encore à la charge.
Si Jade voulait vivre, elle n'avait qu'une option : lui faire confiance.
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