Chapitre 13 : Aurélie

Jade fixait le plafond de sa chambre, ces derniers jours lui revenaient en mémoire. Ils l'obsédaient. Elle revoyait ses actions, les siennes, les leurs. Elle se rappelait sa sœur tant aimée et cette promesse. Elle se rongeait les ongles de ne pas l'avoir tenue durant ces deux dernières années. Elle avait peu à peu oublié ce qu'était vivre, pour laisser la routine s'installait. Ah, ces habitudes tellement rassurantes ! Aucune question, aucun changement. La Mavoise connaissait le passé, le présent et l'avenir. Rien ne se passait jamais dans sa vie, et cela lui convenait parfaitement.

Il y avait eu la photo.

Il y avait eu son geste.

Il y avait le Prédateur.

Elle ne pouvait plus simplement se complaire dans ses rituels. C'était terminé. L'Inconnu aux mille visages devait reprendre sa place, au moins dans son esprit.

Elle se redressa sur son lit, s'habilla rapidement et se métamorphosa. Ses cheveux perdirent plusieurs dizaines de centimètres, elle rétrécit de cinq centimètres, son regard bleu prit cette teinte vert clair qu'elle avait en horreur. Elle perdit du poids et un tour de poitrine. Elle prit cette apparence laissée aux oubliettes, celle de l'Inconnu aux mille visages. Puis, elle se focalisa sur l'image qu'elle se faisait de Galila. Une tour immense, comportant des centaines d'étages. Sombre, mais pourvue de fenêtre sur toute sa façade. Le bâtiment invitait à pousser les grandes portes blanches. Au moment où son imagination le faisait, elle se sentit vaciller. La seconde suivante, elle se retrouva au milieu du hall de Galila.

Tout y était neutre : les murs, les plafonds, les sols. L'on passait de blanc à blanc cassé et vice-versa. La lampe éclairait vivement l'endroit, vide de meubles. Jade aimait l'appeler « la piste d'atterrissage ». Qu'importe le nombre de fois où l'on venait, cet espace était toujours le premier qu'on foulait. Elle ne savait pas comme tout fonctionnait, mais le Fantôme était parvenu à trouver le moyen de les faire arriver par ici, sans passer par de portes. Tout ce qu'il suffisait de faire était de penser à l'organisation et souhaiter l'atteindre sans lui souhaiter de mal.

Jade ne s'attarda pas sur le lieu, elle y était bien trop habituée. A la place, elle marcha avec assurance. Même si ses venues étaient rares depuis deux ans, elle n'avait pas oublié le chemin. Sans se tromper, elle arpenta les couloirs. De nombreux Mavois circulaient, certains chuchotaient de la voir ici, la plupart l'ignorait.

Enfin, elle parvint à la pièce voulue. La porte en bois massif, sculptée de motifs variés, fut poussée. Derrière celle-ci, une immense salle se dessinait. Haute de plafond, avec des lustres de cristal, elle était lumineuse. Les murs étaient gris et le sol fait de parquets bruns.

Malgré les regards curieux, elle s'avança. Elle ne posa pas son regard sur l'un des Mavois en particulier. Elle en reconnut certains, ceux avec qui elle avait l'habitude de s'entraîner et hocha la tête. C'était parfait. Elle s'avança vers le binôme.

—Je suis venue m'exercer.

Julta et Jilta se regardèrent, puis haussèrent les épaules. Aucun des deux ne lui en voulait de cette absence. Ils n'avaient pas de compte à rendre, de toute façon. Chacun allait et venait dans Galila à sa guise, qu'importe son rang et sa popularité.

—J'espère que tu t'es pas ramolli, lança Julta.

Le garçon aux .

—Sûrement pas, affirma l'Inconnu aux mille visages.

Puis l'entraînement commença. Jade expulsait sa rage, sa soif de vengeance, sa crainte de perdre son anonymat. Ses coups étaient vifs, précis, puissants. Elle n'avait rien perdu. Elle était cependant loin du niveau du Prédateur. Les progues avaient un entraînement rigoureux, intensif, éprouvant. Nicolas était capable de la mettre à terre sans se fatiguer, elle en avait conscience.

Jade devait se renforcer, pour parvenir à l'affronter sans ses dons. Aussi dangereux qu'était le Prédateur, elle ne comptait pas dévoiler son nom pour lui. Elle allait lui survivre, quitte à y perdre des plumes.

# # # # #

Jade avait du mal à garder ses yeux ouverts. Sa nuit passée à s'entrainer l'avait éreintée et elle avait bien du mal à ne pas s'endormir. Ses nuits blanches remontaient à loin, elle en avait perdu l'habitude. Elle déambulait donc dans les couloirs telle un zombie. La moitié du temps ses paupières étaient baissées et elle se guidait au hasard dans les couloirs. L'inévitable arriva donc : elle bouscula quelqu'un.

—Pardon. Je ne regarde pas où je vais.

Elle entrouvrit un œil et décida de lutter davantage contre le sommeil.

—Aurélie ?

Son nom lui avait échappé. Son interlocutrice fronça les sourcils, ne se souvenant pas de l'avoir déjà rencontrée. Dans un coin de sa tête, le nom du Prédateur claqua. S'il l'avait reconnue, elle était fichue.

—On se connait ? répliqua la jeune étudiante.

Ses prunelles bleues dévisageaient Jade, qui se sentit mal à l'aise. Celle-ci n'était pas au meilleure de sa forme et s'en voulut d'avoir déjà commis une bêtise.

—Non. Je connais quelqu'un qui te connait.

La nervosité gagna Aurélie, elle n'osa cependant pas demander de précision et poursuivit sa route vers la cantine. Jade se mordilla la lèvre, se disant qu'elle avait raté une occasion unique de tenir sa promesse envers Luhan.

Par chance, lorsque la Mavoise parvint à son tour au réfectoire, elle avisa Aurélie assise seule en bout de rangée. Elle se jeta à l'eau. Innocemment, elle s'installa sur la chaise voisine. Aucune réaction particulière, hormis un coup d'œil furtif. La jeune fille aux cheveux noirs ignora cependant sa présence, se terrant dans son silence. Jade avait l'impression qu'elle était nerveuse, comme si elle l'effrayait. L'Inconnu aux mille visages ne comprenait pas très bien cette réaction. Sa notoriété approchait de zéro, bien qu'avec l'arrestation du Mavois et le Prédateur qui lui tournait autour certains murmuraient à son passage.

—Je te mets mal à l'aise ? interrogea-t-elle.

Aurélie sursauta en levant le regard. Elle hésitait sur sa réponse.

—Oui. Personne n'aime ceux qui sont proches du Prédateur.

Jade plissa les yeux. « Proche » ? Était-ce une plaisanterie ? Il l'avait en grippe, ce n'était pas avoir une quelconque relation !

—Tu oses le dire parce qu'il n'est pas là ?

Il n'avait pas daigné se rendre à la Lulyco ce matin-là, et cela arrangeait beaucoup de monde. L'air était plus respirable sans lui, une vraie bouffée d'oxygène. Les conversations semblaient plus gaies, plus enthousiastes. Les têtes étaient redressées.

—C'est logique, non ?

Jade hocha la tête.

—Tout comme je n'aime pas te savoir à côté de moi. Tu es la seule à qui il adresse quelques mots.

Pour la démasquer ! Il n'avait rien d'amical là-dedans, rien de satisfaisant. Jade aussi souhaiterait qu'il ne connaisse pas son nom !

—Luhan s'en fiche.

—Luhan ? réagit derechef l'étudiante. Qui est-ce ? feignit-elle.

—Un ami. Peut-être qu'il va nous rejoindre, tu verras qu'il n'y aucune raison de t'inquiéter à mon sujet.

En vérité, elle n'en savait rien. Son ami était possiblement déjà en train de manger, mais Jade tentait un coup de bluff pour guetter la réaction de sa voisine.

—Il n'a pas peur d'attirer le regard du progue ?

Jade haussa les épaules. Elle n'avait pas posé la question, vendredi dernier. Mais elle se doutait que la réponse était non. Luhan était discret, mais informé. Il prenait connaissance des rumeurs, des faits, des découvertes. Il avait toujours été ainsi.

—Pourquoi ce serait le cas ? rétorqua Jade.

L'idée qu'il soit Mavois était toujours inconcevable pour Jade. Elle l'avait côtoyée durant une longue période, n'avait jamais rien remarqué. Il était tout à fait normal et l'illustre progue se fourvoyait.

Ses battements de cœur se firent un peu plus fort. Jade savait qu'il y avait une raison à ses suspicions. Et surtout que le Prédateur chassait les Mavois renommés. Les murmures disaient qu'il traquait l'Inconnu aux mille visages. Ce n'était pas surprenant aux yeux de Jade, mais elle s'en voulait : Luhan renvoyait l'image qu'elle-même donnait aux médias. Ce malheureux hasard la tourmentait.

—Le Prédateur t'observe souvent.

—Et ?

Jade était perdue. Aurélie inspira profondément, puis baissa la voix.

—S'il est amoureux de toi, Luhan deviendra sa cible.

La Mavoise éclata d'un rire franc et bruyant. Un être pourvu de tant de haine ne pouvait aimer. Un être tel que lui ne le méritait pas. L'idée qu'il puisse avoir une relation était utopique aux yeux de Jade. Nicolas n'aimait rien, hormis sa personne.

—Ta condition n'existe pas.

Et quand bien même. L'imaginer avoir une relation avec qui que ce soit répugnait Jade. Il réduisait la vie à néant, comment pouvait-on l'apprécier ? Il fallait être aussi cruel que lui pour cela.

—C'est un Homme, comme tout le monde.

Un individu qui menaçait, manipulait, violentait, torturait, tuait. Il usait de tous les moyens possibles pour mettre à terre les Mavois. Jade se souvenait de son sourire en coin, de son ordre, ce n'était rien comparé à ce qu'il était capable de faire. Il ne pouvait pas aimer.

—C'est un progue, la contra l'Inconnu aux mille visages.

Il cherchait sans cesses ses limites, ses mensonges, sa peur. Il était dangereux.

—Eux aussi ont des sentiments, insista Aurelie.

La haine, la colère, la frustration, l'avarice, la fierté. Nicolas n'était pas privé d'émotions, seulement de compassion. Plus qu'aucun autre justicier du peuple, il haïssait les Mavois.

—Le Prédateur ne vit que pour eux, il n'aime pas les autres. Il aime détruire, écraser, se sentir plus fort qu'eux. Il n'est pas un Homme, il est un progue.

Le soupir fut si fort, si clair, que les deux jeunes filles se figèrent un instant. Aurélie cessa de respirer, Jade, elle, se tourna vers le sujet de la conversation.

Il était arrivé silencieusement, à pas de loups. Nicolas ne regrettait aucunement. Seuls les derniers mots lui étaient distinctement parvenus, c'était amplement suffisant.

—Crois-moi, Jade, si tous les progues étaient comme moi, je vivrais heureux.. Malheureusement, ce n'est pas le cas.

—Est-ce autorisé d'épier la conversation des civils ? interrogea Jade.

Les lois n'étaient pas les mêmes entre Mavois et citoyens. En revanche, justicier du peuple ou non, les règles étaient similaires.

—Jusqu'à preuve du contraire, vous êtes tous considérés comme des Mavois.

La sentence résonna dans le silence de la cantine. Pas une fourchette, pas un murmure. Plus personne ne bougeait le moindre orteil, pas même les employés. C'était un silence d'angoisse.

—C'est tout ce que nous sommes à tes yeux ?

Jade poussait un peu plus loin le bouchon, car elle oubliait désormais le vouvoiement. Elle se leva, lui fit face, sans baisser le regard. Elle était différente des autres, parce qu'elle n'avait pas peur. Bientôt, elle serait capable de le mettre à terre sans dons, ni triche. Juste avec ses muscles. Elle comptait écraser le progue avec ses propres règles. L'humilier, pour qu'il n'ait plus envie de se relever.

—Si je te vois en tant que civil, je pourrais devenir sympathique et ça nuirait à mon travail.

Le Prédateur avait ce sourire en coin que Jade trouvait détestable. Il la toisait, comme s'il était déjà vainqueur de ce petit échange.

—Le sens du mot « ami » n'existe pas pour toi.

Jamais.

—Les Mavois en valent la peine, tu ne trouves pas ? la nargua-t-il.

—Ils ne valent pas la peine qu'on sacrifie nos vies pour détruire la leur.

L'Inconnu aux mille visages, elle, sacrifierait la sienne pour rayer son existence du pays. Il était une plaie pour tous les Mavois, le plus efficace, le plus cruel. Il méritait la mort, plus qu'aucun autre.

Le Prédateur ricana.

—Tu découvriras bientôt que certaines épreuves changent notre vision du monde.

Comme si la menace n'était pas suffisamment limpide, il s'approcha un peu plus de l'étudiante. Se pencha à son oreille.

—Comment vas-tu m'apporter des preuves de ton innocence, Jade ?

Elle n'en savait rien, c'était justement là le problème.

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