Chapitre 8 - Une visite impromptue
Au temple d'Asclios, certaines prêtresses possédaient le don de soigner. Lorsqu'Énée arriva au temple, il fut immédiatement pris en charge par une jeune femme, le visage recouvert d'un voile sacré, différent de celui porté par Pénélope. On retira le sang sur son visage, avant que des doigts experts se posent sur son nez. Une douce lumière l'enveloppa bientôt, étouffant la douleur, jusqu'à qu'elle disparaisse complètement. Sylvan resta à ses côtés le temps de l'opération, bien qu'il ne semblât nullement. À la fin, il glissa une obole dans la main de la prêtresse, la remerciant pour ses soins. Ces derniers vivaient essentiellement des dons, leurs actes étant toujours réalisés bénévolement.
— Tu es encore plus beau qu'avant ! déclara Sylvan en observant son nez.
Énée ne répondit pas. Même sans la douleur, il continuait à éprouver de la haine envers Sylvan. Pas seulement parce qu'un galeriste fou furieux lui avait cassé le nez, mais parce que son vieil ami avait osé le pousser contre l'artefact qu'il voulait éviter de toucher. Pendant qu'il était soigné, Sylvan n'avait pas cessé de jouer avec le morceau de céramique. Pénélope se trouvait à ses côtés et il avait fini par le lui donner, dans l'espoir que son don la conduise vers un autre lieu.
— La plage, à l'est, avait-elle déclaré.
— Parfait !
Énée avait détourné le regard. La plage de l'est se trouvait près de son village, vers l'endroit où il avait passé son enfance et où Sylvan et lui s'étaient cent fois retrouvés. Combien de temps allait-il devoir supporter ça ?
— Finalement, tu n'auras pas besoin de le lire ! sourit Sylvan, le morceau de céramique dans la main. Tu peux t'estimer chanceux.
Énée ne dit toujours rien. Dans cette situation, il doutait que l'emploi du mot « chance » soit avisé. Sylvan dût enfin s'apercevoir qu'il était blessé et vexé, car il reprit le morceau de céramique, le rangea dans sa poche et afficha une mine contrite.
— D'accord, je m'excuse, je n'aurais pas dû te pousser.
— Cet homme m'a cassé le nez à cause de toi ! rétorqua Énée.
— Mais tu es tout réparé maintenant, et ton nouveau nez est magnifique, digne d'une statue. N'est-ce pas Pénélope ?
— Je ne me prononcerai pas sur ce sujet.
— Tu trouves normal ce qu'il a fait ? s'écria Énée, la main vers Sylvan.
Une prêtresse lui fit signe de baisser d'un ton, une autre vint leur chuchoter de sortir. Tous les trois quittèrent donc le temple en s'excusant, jusqu'à retrouver l'extérieur. La soirée commençait à peine, Énée avait encore une longue marche jusqu'à chez lui et se sentait fatigué, énervé et sur les nerfs.
— Je n'ai pas mon mot à dire, répondit finalement Pénélope.
— Tu peux parler, déclara Sylvan. Je ne te punirai pas.
— Tu la punies ? s'écria Énée.
— Mais non ! Arrête de tout prendre au premier degré. C'est ma sœur qui donne les punitions.
— Et tu la laisses faire ?
— Agnès est la maîtresse de maison, je n'ai pas mon mot à dire.
— Arrête de te dédouaner ! Sais-tu seulement qui elle est ?
Les yeux de Pénélope se froncèrent. Même derrière son voile, dans ses yeux perçants et dorés, Énée comprit qu'il venait de dire quelque chose qu'il ne fallait pas. Sylvan se retourna vers elle, un sourcil arqué. Pénélope serra les poings, avant de prendre une grande inspiration et d'avouer à Sylvan son identité. Ce dernier ouvrit la bouche, puis la referma. Il semblait aussi étonné qu'Énée l'avait été lorsque Pénélope lui avait tout avoué et incapable de savoir quoi dire. Le citoyen passa une main dans ses cheveux, un peu dérouté par la tournure des événements.
— Alors là, si je m'y étais attendu, souffla-t-il. Tu valais plus cher que ce que je t'ai payé finalement. Ton ancien maître s'en mordrait les doigts de dépit.
— Sylvan ! s'écria Énée.
— Quoi ! J'ai fait une affaire.
— Maintenant que tu es au courant, tu pourrais la libérer, non ? Laisse là rentrer chez elle, tout cela ne la concerne pas.
— J'ai besoin d'une enkatas.
— Et elle veut rentrer chez elle ! Elle est l'héritière de Ségeste ! Tu vas vraiment laisser une héritière prisonnière ? Par tous les dieux, où sont passés tes principes ?
— Je ne savais pas que c'était une princesse ! s'insurgea-t-il.
Pénélope leur donna à chacun une tape derrière la tête. Les deux hommes se figèrent, aussi stupéfaits l'un que l'autre.
— Je suis là, au fait ? rappela-t-elle. Et j'en ai marre que vous vous disputiez. Je n'ai pas besoin que vous preniez ma défense Énée, arrêtez de jouer au héros. Quant à vous Monsieur Patricis, je vous défends de me libérer uniquement parce que je vous fais pitié.
— Ce n'était pas mon intention.
— Je vais gagner ma liberté ! Et une fois que ce sera fait, j'irai planter une dague dans le cœur de mon cousin et récupérer ma place, c'est bien compris ?
Choqués, les deux hommes hochèrent la tête, alors que l'esclave passait devant eux, la tête relevée, très digne. Elle avait tout d'une princesse. Pour une fois, Sylvan ne savait plus comment réagir, il ne disait rien, fixant Pénélope qui descendait en direction du quartier des villa. Il jeta un regard en coin à Énée, l'historien n'avait pas bougé non plus, occupé à observer Pénélope.
— Je suis le maître d'une princesse, balbutia Sylvan.
— Tu es surtout un abruti ! répliqua Énée.
— Je l'adore, c'est elle que je devrais épouser. Cela ferait de moi un prince.
Énée le fixa, encore plus choqué par ses paroles que par toute cette journée. Sylvan, son sourire accroché au visage, sembla soudain se rendre compte à qui il avait fait sa blague. Son rictus disparut.
— Énée... Je ne voulais pas...
— Je dois y aller.
L'historien le laissa et s'enfuit. Il n'avait pas envie de rester ici. Les ruelles étaient désertes, tout le monde s'était réfugié à l'intérieur, la lune n'éclairait que faiblement les chemins et il devait rentrer avant qu'il ne fasse trop sombre. Cléanthe et Thétis auraient sûrement couché les jumelles, il n'avait pas prévu de rentrer si tard et il était désolé de leur imposer cela. Il entendit la voix de Sylvan, qui appelait son prénom, mais il ne se retourna pas. Sylvan ne cesserait jamais de le décevoir.
Il fallait qu'il se fasse une raison.
*
Le bruit des vagues tira Énée du sommeil.
Quand il était rentré, les jumelles dormaient déjà, couchées par Thétis. En arrivant, il avait trouvé un bouillon de légumes refroidi sur la table. L'attention l'avait touché, même s'il n'y avait pas touché, l'estomac trop noué par sa journée. À la place, le jeune homme s'était mis au lit, puis avait tourné longtemps sur sa couchette. Le sommeil avait fini par l'emporter dans un songe teinté de visions cauchemardesques dans lequel un homme lui jetait des morceaux de céramiques qui s'enfonçaient dans son corps, faisant goutter du sang sur sa chemise. Il s'était réveillé plusieurs fois, transit de sueur.
N'arrivant plus à dormir, le jeune homme sortit de son lit et enfila une chemise propre, un pantalon et ses gants. Ensuite, Énée alla couper du pain et des morceaux de fromage de brebis, offerts par Cléanthe. Il ouvrit un pot de confiture d'abricot et disposa des fruits dans une coupelle en bois, sur la table. Lorsque les jumelles émergèrent, les yeux encore ensommeillés, elles vinrent s'asseoir en silence, le nez dans leur tisane fumante. Énée étala du fromage et de la confiture sur une première tartine, puis fit de même sur une seconde, avant de l'offrir aux enfants. Les petites mangèrent goulûment, tandis qu'il grignotait quelques abricots séchés, le regard dans le vide. À travers la fenêtre de sa maison, on apercevait la mer et les vaguelettes qui s'y dessinaient.
— Tu vas dans la grande ville aujourd'hui ? demanda Euripide.
— Non, je vais rester avec vous.
— Moi je vais chez Thétis, déclara Alcmène, elle a dit qu'elle allait m'apprendre à broder.
— Moi aussi ! déclara Euripide.
— Vous ne voulez pas qu'on reste tous les trois ? proposa-t-il.
— Non ! pleurnicha Alcmène. Je veux broder une fleur.
Énée hocha la tête, puis les envoya s'habiller pendant qu'il débarrassait la vaisselle et disposait l'ensemble dans un seau. Il s'occuperait de tout laver plus tard. Dans la pièce annexe, il trouva les petites filles en train de nouer leurs tuniques et les aida à terminer l'ensemble avec une cordelette, avant de les coiffer. Il avait vu mille fois sa mère tresser les cheveux des jumelles, aussi avait-il pris l'habitude de répéter ses gestes. Maintenant qu'il était seul pour s'occuper des petites, il devait prendre à la fois le rôle de la mère et du père. Ce n'était pas forcément facile. Énée manquait d'autorité sur les jumelles, il se laissait trop facilement attendrir par leurs moues irrésistibles.
La chambre des filles se composait de deux simples couchages, entourés d'un ou deux coussins, et jouxtait la sienne. La maisonnée ne comprenait que trois pièces, le mobilier était spartiate, mais suffisant. Tous les habitants du village avaient aidé ses parents, à leur arrivée, pour qu'ils puissent la construire. C'était ce qu'Énée appréciait le plus ici : l'esprit de solidarité.
Les jumelles prêtes, il récupéra une main de chacune, et les entraîna à l'extérieur. Le village ne comprenait que quelques maisons, séparées par un long chemin de terre, et une petite place au milieu de laquelle on trouvait un puits et une statue pour les prières. Ils n'allèrent pas bien loin, la maison de Cléanthe et Thétis se trouvant juste à côté. Énée poussa le rideau marquant l'entrée et trouva la vieille dame assise sur un banc. Son mari n'était pas là, il était sûrement déjà parti aux champs.
— Les jumelles ont dit que tu allais leur apprendre à broder.
— En effet, confirma-t-elle avec un sourire en se relevant. Vous avez déjeuné ?
— Oui. Je peux te les laisser ? Je voudrais aider Cléanthe.
— Tu ne vas pas en ville ?
Énée secoua la tête. Sylvan ne lui avait pas dit de venir, et la journée d'hier lui restait encore en travers de la gorge. Il quitta la maison et la contourna pour rejoindre le champ, situé à l'arrière. Des gerbes de blé s'étalaient à perte de vue, mais on trouvait aussi des enclos avec des chèvres, des brebis et des vaches. Énée se dirigea vers cette dernière en apercevant le dos du vieillard. Un bâton de berger dans la main, Cléanthe s'occupait de faire rentrer les bovins dans l'espace clos où se trouvait l'abreuvoir qu'il avait creusé. Sa chemise collait déjà contre sa peau, malgré l'heure matinale. Ses bras, musclés par le travail, laissaient percevoir des tâches de soleil.
— Tu as besoin d'aide ? demanda Énée.
— Tu n'aimes ça, répondit l'homme en guise de bonjour.
— J'ai besoin de m'occuper les mains.
Il était prêt à tout, tant que cela lui permettait d'échapper à ses pensées et de ne pas retourner en ville retrouver Sylvan. Énée lui tendit un bâton et lui fit signe de s'occuper des vaches tandis qu'il allait disposer des grains pour les nourrir. Le vieil homme récupéra un sac et versa la nourriture dans une tranchée creusée. Les vaches se poussèrent pour accéder à leur pitance, sous le regard d'Énée qui veillait à ce qu'elles soient toutes rentrées à l'intérieur. Il referma ensuite l'enclos et s'approcha de Cléanthe.
— Je vais les laisser ici un moment, indiqua le fermier, je dois m'occuper du blé.
— Je viens avec toi.
Il l'accompagna dans la plaine, jusqu'au champ de blé. Cléanthe s'agenouilla pour vérifier que les tiges prenaient bien au soleil. Il se mit à lui décrire ses plantes et toute l'évolution de ses plantations. Énée l'écoutait avec attention, il avait toujours aimé entendre le vieil homme parler de ses plantes et louer le dieu de l'agriculture pour le soleil et la pluie qu'il leur accordait. Le blé poussait bien, Cléanthe avait l'air satisfait, un sourire étirait ses lèvres quand il se releva.
— Nous pourrons bientôt les récolter, déclara-t-il.
— C'est une bonne nouvelle, répondit Énée.
Son regard se porta plus loin, vers la mer. Cléanthe s'aperçut qu'il n'était pas très présent, sa main vint épouser son épaule.
— Ce travail en ville te perturbe ? demanda-t-il.
— Ce n'est pas le travail qui me perturbe.
Énée se tut, il n'avait pas très envie de parler de Sylvan, ni de son « travail » avec le citoyen. Cléanthe ne le força pas. Comme toujours, il le laissa dans ses pensées, sachant très bien comment était Énée. À la place, le vieil homme lui proposa de retourner à l'enclos pour faire sortir les vaches et les emmener paître dans le pré. Ils quittèrent le champ de blé et s'occupèrent des bovins le reste de la matinée. Même si Énée n'avait pas d'appétence particulière pour le travail de la terre, cela lui permettait de s'évader. Le soleil était haut dans le ciel quand ils revinrent au village. En arrivant près de la maison, des éclats de voix leur parvinrent. Les rires des jumelles, mais aussi une conversation.
— Ce n'est pas possible, chuchota Énée, les dents serrées.
Il n'avait quand même pas osé ? Énée entra le premier, suivi de Cléanthe, et se figea. Un homme, accompagné d'une femme au visage voilé, se tenait dans la pièce, entouré par les jumelles qui lui montrait leurs pièces de broderie. Les petites paraissaient ravis, tandis que l'homme aux yeux violets s'extasiait sur leurs créations. Thétis lui servait du vin.
— Sylvan ! s'exclama Énée.
— Énée ! lança ce dernier en échos. Nous t'attendions. Tes sœurs sont vraiment pleines d'énergie.
— Qu'est-ce que tu fais là ?
Pour toute réponse, Sylvan sourit, avant de montrer Thétis et les filles du doigt.
— Je passais te voir, mais tu n'étais pas là. Thétis m'a proposé de rester déjeuner.
— Elle a ... Tu as ... Quoi ? s'exclama-t-il en foudroyant la vieille dame du regard.
— Il m'a dit que vous aviez rendez-vous. Pourquoi ne nous l'as-tu pas dit qu'il était ton employeur ?
— Je ... Il ... Vous ...
Énée n'arriva pas à finir sa phrase, trop choqué de trouver Sylvan ici. Celui lui rappelait des souvenirs anciens, du temps où ils étaient enfants et venaient chercher leurs goûters chez Thétis. Les petites étaient surexcités, elles sautillaient autour de leur frère, leurs pièces de broderie à la main. Les fleurs qu'elles avaient brodées étaient de travers, mais Énée les félicita quand même pendant que Cléanthe allait se verser un verre de vin.
Pénélope le salua d'un geste de la main, avant de se lever pour prendre les assiettes que récupérait Thétis et les disposer sur la table. La maison n'était pas conçue pour accueillir autant de monde, ils se serraient sur les bancs, et l'habit de Sylvan dénotait dans le décor.
Reprenant vie, Énée s'avança vers lui.
— Pourquoi es-tu venu ? l'agressa-t-il.
— Parce que tu ne t'es pas présenté à la galerie ce matin. J'ai pensé que tu étais peut-être fâché, alors j'ai décidé de venir au village. Thétis et Cléanthe n'ont pas changé.
— C'est chez moi ici ! s'insurgea le jeune homme. Comment oses-tu...
— Techniquement, c'est chez eux, corrigea Sylvan.
Il tendit son assiette à la vieille dame qui lui versa un bouillon de soupe avec des légumes et de l'orge. Sylvan renifla son assiette et la remercia. Pénélope s'occupa de celles des jumelles, sous les yeux écarquillés d'Énée. À l'intérieur, il se sentait bouillir. Sylvan débarquait dans son monde, dans son village, après toutes ces années, comme si de rien n'était. Il s'invitait dans son quotidien. Le jeune homme sentait le regard de Thétis sur lui.
— Tu veux que je le renvoie ? demanda-t-elle.
Énée se renfrogna et secoua la tête. Il consentit à s'asseoir, mais ne dit plus rien. Il avait peu de place, entouré par les jumelles, et tout ce monde. Les petites se mirent à manger sans attendre l'autorisation. Du bouillon dégoulinait sur le menton d'Euripide et Énée s'empressa de l'essuyer à l'aide d'un tissu sale. Cléanthe discutait avec le citoyen, Thétis avec Pénélope, les jumelles bavardaient gaiement entre elles. Le décor semblait idyllique, mais Énée se sentait mal et en colère.
Pourquoi Sylvan était-il ici ? Comment osait-il débarqué chez lui, comme ça, et s'installer comme s'il n'était jamais parti. Sa main serrée autour de sa cuillère, il fixait le citoyen avec la forte envie de lui jeter son bouillon sur la tête. L'oreille tendue, il capta la conversation entre Cléanthe et Sylvan et tourna son regard vers eux.
— Qu'est-ce que tu deviens ? interrogeait Cléanthe.
Le fermier avait toujours tutoyé le citoyen, qu'il avait connu enfant. Il discutait avec lui comme il l'aurait fait avec n'importe quel visiteur, de façon courtoise.
— Je suis galeriste, collectionneur et chasseur de trésor, énonça Sylvan avec fierté. Je gère aussi l'oikos de mes parents pendant leur absence, avec l'aide de ma sœur.
Énée serra encore plus fort ses doigts autour de sa cuillère. Peut-être qu'il pourrait la lui planter entre les deux yeux ?
— Tes parents ne sont pas à Isthma ? demandait Cléanthe.
— Non, ils sont en voyage. Ma mère ne va pas très bien, mon père l'a accompagné dans la cité de Themal.
Thémal était une cité connue pour ses pèlerinages. De nombreuses personnes, désespérées, s'y rendaient dans l'espoir que les prêtresses intercèdent auprès des dieux en leur faveur, afin de guérir un proche. Énée tendit l'oreille, écoutant avec attention tout en surveillant les jumelles. Sylvan avait mentionné que ses parents étaient en voyage, mais il n'avait jusqu'alors jamais dit où il se trouvait. Énée ignorait que sa mère était souffrante. Pourquoi Sylvan ne l'avait-il pas informé ? Énée avait connu ses parents par le passé. Pourquoi ne lui disait-il rien, ni pour ses parents, ni pour sa fiancée, ni pour son futur mariage ?
— Je suis désolé pour ta mère, reprit Cléanthe. Qu'a-t-elle ?
— C'est...compliqué, murmura Sylvan.
Pour la première fois, Énée sentit une fêlure dans la voix du citoyen. Visiblement, il ne souhaitait pas parler de sa mère. Était-ce si grave ? Énée planta sa cuillère dans son bouillon, les yeux rivés sur Sylvan. Pourquoi ne lui parlait-il pas, comme avant ? Ils avaient été amis, le citoyen aurait pu se confier. L'eau chaude lui brûla la langue. L'historien n'arrivait pas à détacher ses yeux du citoyen.
Pénélope bavardait avec Thétis et les jumelles, les petites s'étaient lancées dans une longue explication au sujet de leurs broderies. Elles avaient passé une bonne matinée, les filles aimaient venir chez Thétis, la vieille dame les couvrait d'attention. Cléanthe et elle avaient eu un fils, il y a bien longtemps. Il était mort à la guerre et cette blessure ne s'était jamais refermée. À la mort des parents d'Énée et des jumelles, ils s'étaient fait un devoir de s'occuper d'eux et de les aider. Énée les aimait comme un oncle et une tante et il ne supportait pas que Sylvan se comporte ici tel un fils prodige, de retour de guerre. Quand il vit la main de Cléanthe se poser sur l'épaule du citoyen – comme il le faisait avec lui – Énée se leva d'un bond.
— Bon, ça suffit ! s'exclama-t-il.
Son exclamation fit taire tout le monde autour de la table. Les yeux rivés sur Sylvan, ses mains serrées sur la table, Énée se sentait bouillir de l'intérieur, prêt à exploser. Le citoyen releva ses yeux violets vers lui, d'un air étonné.
— Qu'est-ce qui t'arrive, mon petit Énée ? demanda-t-il tranquillement.
— Je ne suis pas petit ! s'écria-t-il. Et je veux savoir ce que tu fais ici.
Sylvan souffla, puis repoussa son assiette, avant de s'excuser auprès de Thétis et Cléandre pour l'attitude d'Énée, comme s'il s'agissait d'un enfant capricieux et dérangeant.
— Je te l'ai dit, je suis venu te voir et Thétis a eu la gentillesse de m'inviter à déjeuner. Je n'allais pas refuser, j'ai fait un long chemin pour venir ici.
— Tu n'as rien à faire là ! s'exclama Énée. C'est chez moi.
— Mais je n'allais pas refuser leur proposition à déjeuner ! s'offusqua Sylvan.
La conversation tournait en rond. Sylvan allait finir par le rendre fou. Énée ne supportait plus son calme permanent qui contrastait avec son attitude et le faisait passer pour un homme incapable de contrôler ses émotions. Il resserra encore plus ses mains, à faire trembler la table.
— Énée, l'appela doucement Thétis. Calme-toi. Sylvan ne s'est pas imposé, c'est moi qui lui ai dit de rester.
— Pourquoi ? s'écria-t-il en tournant son regard vers elle. Vous savez bien... vous savez bien qu'il ...Et toi... Tu ne comprends rien... Oh, et puis mince ! Faites ce que vous voulez !
Il quitta la pièce, les mains tremblantes, toujours en furie. Il ne pouvait pas rester dans cette pièce plus longtemps, face à l'air détendu de Sylvan. Il ne voulait pas voir le citoyen avec sa famille. Il voulait qu'il parte et ne s'approche plus d'eux. Sylvan n'avait aucun respect pour lui, il remuait le couteau dans sa plaie, l'enfonçant plus profondément. Voulait-il qu'il souffre ? Ne comprenait-il pas la douleur que sa présence lui imposait ? L'historien bouillait de colère et de tristesse contenus. Il n'arriverait jamais à aller au bout du contrat auquel il s'était engagé. Il ne supportait pas que Sylvan fasse comme si de rien n'était. Comme s'il pouvait disparaître, puis réapparaître en faisant table rase du passé.
— Énée...
Une main se posa sur son épaule et le jeune homme sursauta. Il s'était éloigné de la maison, trouvant refuge sur un muret en pierre, face à la mer. Le bruit des vagues l'avait toujours apaisé. Il releva la tête et vit Cléanthe. Le vieil homme s'installa sur le muret.
— Ça va aller, mon garçon, lui dit-il. On est là pour toi, si tu as besoin.
Énée l'observa, les larmes au bord des yeux. En cet instant, il aurait tout donné pour que ce soit son père, et non Cléanthe, qui se trouve à ses côtés. Il se tourna vers l'horizon et fixa l'étendue bleue. La mer était belle, elle n'avait rien de dangereuse vu d'ici. Et pourtant... Pourtant. Elle lui avait tout arraché, tout enlevé. Il avait cru mourir entre ses bras et ses parents s'y étaient noyés.
— Vous l'avez laissé rentrer chez vous, murmura Énée. Vous faites comme s'il n'était jamais parti, comme s'il avait toujours été là, comme s'il était votre... fils.
Il laissa échapper le mot du bout des lèvres. Ses mains tremblaient. Il les mit l'une dans l'autre pour ne pas se laisser gagner pour étouffer ses craintes. Sylvan n'avait jamais eu de difficulté pour sociabiliser, il parlait facilement, il plaisait. Énée le savait, lui aussi avait été charmé par cette personnalité. Mais il ne voulait pas que Cléanthe et Thétis le remplace par son vieil ami.
La main de Cléanthe se posa sur son épaule, dans un geste réconfortant.
— Thétis a cru bien faire, lui dit-il. Elle pensait que tu serais heureux que Sylvan reste déjeuner avec nous. Tu étais tellement triste quand il a disparu.
Énée ferma les yeux, s'efforçant de ravaler les images qui venaient et le goût amer des souvenirs. Il ne voulait plus y penser. Il ne voulait plus avoir mal.
— Pourquoi ne nous as-tu pas dit que c'était lui, l'homme qui t'employait ? demanda Cléanthe.
— Parce que je ne veux plus qu'il fasse partie de ma vie, répondit-il du bout des lèvres.
À l'instant où il prononça ces mots, il sut que c'était un mensonge. Au fond, il mourrait d'envie que Sylvan revienne, mais pas comme il le faisait, pas en gommant leur passé pour repartir sur une page blanche. Il voulait que Sylvan s'excuse sincèrement, qu'il lui explique pourquoi il avait cessé de le côtoyer, et non qu'il lui distribue des paroles insensées. Il voulait qu'il se confie à lui, comme il le faisait avant, pas qu'il se serve de lui.
— Une fois que j'aurais obtenu mon statut de citoyen, nous ne nous reverrons plus, décida Énée.
— Tu es sûr que c'est ce que tu veux ?
— Oui.
C'était ce qu'il voulait et ce qui arriverait. Il pouvait décider de ne plus voir Sylvan, une fois la mission terminée, comme l'autre l'avait fait. Une fois son papier officiel en main, il irait au musée et ne reverrait plus jamais Sylvan. Il le rayerait de sa vie. C'était mieux ainsi.
Cléanthe resta assis à côté de lui, dans le silence. Le bruit de la mer les enveloppait, réconfortant.
— Tu sais, je n'ai jamais oublié mon fils, avoua Cléanthe dans un chuchotement. On ne peut pas oublier un proche disparu, surtout un enfant.
Énée acquiesça tristement. La main de Cléanthe était toujours sur son épaule.
— Mais si je devais avoir un autre fils, ce serait toi, pas Sylvan, ajouta le vieil homme.
Énée releva la tête et croisa son regard. Cléanthe lui sourit dans son visage parcheminé, bruni par le soleil. Le jeune homme sourit en retour. Lui non plus n'oublierait jamais les siens, mais il avait besoin du vieil homme. Il avait besoin d'une famille. La blessure laissée par la perte de ses parents ne guérirait jamais, il ne souhaitait pas les remplacer, mais Cléanthe et Thétis étaient sa famille de cœur. S'il devait avoir un père et une mère de substituions, des personnes sur qui compter, ce serait eux.
Ils n'échangèrent pas d'autre parole. Leurs regards suffisaient.
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