Chapitre 3 - L'enkatas


Le déjeuner terminé, Sylvan proposa aussitôt qu'ils rejoignent le quartier ouest, indiqué sur la carte, et désigné par Pénélope. Avant de quitter la villa, Énée passa vérifier que tout allait bien pour ses sœurs. Il trouva les jumelles dans le péristyle, occupée à écouter une histoire contée par Alcibiade, qui semblait être le nouveau précepteur de la famille. Énée n'osa pas demander à Sylvan où était passé l'homme qui leur avait appris à compter et écrire lorsqu'ils étaient enfants. À la place, il attendit le retour du galeriste, parti se changer, aux côtés de Pénélope. Cette dernière plaçait un voile transparent sur ses cheveux tressés, pendant qu'Énée se balançait d'un pied sur l'autre, un peu inquiet.

Si le jeune homme avait choisi d'étudier l'Histoire et les objets anciens, c'était justement pour ne pas avoir à courir dans toutes les cités, à la recherche de ces derniers. Il aimait l'idée que les objets viennent à lui, qu'il n'ait plus qu'à les toucher et lire en eux afin de découvrir leur histoire, puis de les retranscrire. L'idée de parcourir tout Isthma pour retrouver un vase ne l'enchantait guère, surtout s'il se voyait obligé d'effectuer des fouilles archéologiques. À l'inverse, l'esclave frétillait d'impatience.

— Cela fait des mois que je ne suis pas sortie de la villa, lui apprit-elle.

Ne sachant quoi répondre, Énée se garda de le faire. À Isthma, comme dans la plupart des familles citoyennes ou nobles des cités-états, il était de coutume que les femmes restent à l'intérieur, pour s'occuper de la maison. Seules les métoïkos, les filles de joie ou les domestiques étaient autorisées à sortir, sans la présence d'un homme. Quant aux esclaves, ils étaient assujettis au bon vouloir de leur maître.

— Que fais-tu toute la journée ? voulut savoir Énée.

— Je m'occupe de l'oikos, avec les autres esclaves et domestiques, répondit Pénélope. Nous sommes sous la direction d'Agnès, la sœur de Monsieur Patricis.

Énée avait croisé plusieurs fois Agnès lorsqu'il était plus jeune et il ne portait pas la sœur de Sylvan dans son cœur. Les parents du galeriste avaient trois enfants, leur fils aîné s'était engagé dans l'armée, Sylvan devait reprendre les affaires commerciales et politiques, et la dernière s'occupait de l'oikos – la maisonnée et le patrimoine – comme toutes les femmes citoyennes. Chez les citoyens, les rôles de chacun étaient bien partitionnés. Un instant, le jeune homme se demanda où étaient les parents de Sylvan. Ce dernier les avait vaguement mentionnés, expliquant qu'ils ne se trouvaient plus à Isthma, sans donner davantage d'explication.

— Sylvan a le droit de t'emmener avec lui ? interrogea-t-il, curieux.

— Je lui appartiens, il dispose de moi comme il le souhaite.

Énée détourna le regard, un peu agacé par cette formulation. Au même moment, Sylvan revint, les bras chargés. Il avait revêtu une toge blanche, nouée avec une cordelette dorée autour de la taille et il portait une besace en cuir sur l'épaule. Il tendit les tissus à Énée qui se figea, ses yeux bleus fixés sur les vêtements, incapable de s'en saisir.

— Je ne suis pas citoyen, balbutia-t-il.

— Pas encore.

— Si l'Archonte apprend que je porte une toge ...

— L'Archonte a autre chose à faire que traquer les métoïkos. Et si on nous interroge, j'expliquerai que tu avais mouillé ta chemise de vin, ce qui m'a obligé à revêtir mon historien.

— Je t'interdis de dire ça ! s'offusqua Énée, outré.

Sylvan, un sourire aux lèvres, leva les yeux au plafond, au moment où deux domestiques passaient dans l'entrée, les bras chargées de vases pour l'une, et d'un plateau pour l'autre. Elles ne portaient pas de bracelets en or. Le jeune homme s'écarta dans un coin de la pièce pour retirer sa chemise, afin de passer la toge. Le tissu était doux et tombait sur ses mollets. C'était la première fois qu'il portait une tenue citoyenne et il ne savait pas par quel bout prendre le tissu. Voyant qu'il ne s'en sortait pas, Pénélope vint l'aider à draper le vêtement autour de son bras, d'un geste expert, sous le regard de Sylvan. Énée sentit ses joues brûler et se força à fixer une fresque derrière le jeune homme, en se répétant mentalement qu'il le détestait.

Une fois habillé, le galeriste leur fit signe de le suivre. Sylvan ne souhaitait pas perdre de temps. La recherche de l'artefact semblait occuper tout son esprit. Il leur fit quitter la Villa et ils se retrouvèrent sous la chaleur caniculaire de la cité. Heureusement, un petit vent frais, charrié par la mer, apportait du vent et balayait les cheveux blonds du jeune homme. Énée les avait ficelés à l'aide d'un ruban noir et sa queue de cheval pendait dans son dos. La toge était confortable, mais elle lui tenait plus chaud que sa chemise qu'il se mit aussitôt à regretter. Sylvan leur fit remonter la rue des villas citoyennes, pour déboucher sur une grande place. Sans perdre de temps, il bifurqua sur sa droite, passant devant un buste sculpté du dieu Petrova, messager et guide, que l'on trouvait à chaque carrefour de la cité pour délimiter les quartiers. Les joues d'Énée s'échauffèrent quand ses yeux tombèrent sur le phallus dressé de la statue, indiquant le nord. Il se força à détourner le regard pour suivre Sylvan qui s'enfonçait maintenant dans un dédale de ruelles alambiquées.

Alors qu'ils avançaient, Énée se demanda ce qui pouvait autant l'attirer dans la quête d'un vase sacré.

— Pourquoi tiens-tu tant à retrouver ce vase ?

— On dit qu'il est très beau, répondit Sylvan alors qu'ils tournaient à l'angle d'une rue.

L'ombre du soleil paraît les rues d'Isthma d'une jolie couleur orangée. Pénélope suivait les deux hommes, les cheveux recouverts de son voile sombre. Seules les citoyennes – qui ne possédaient de citoyenne que le titre – pouvaient se déplacer sans être voilées dans la cité.

— Ne me prends pas pour un imbécile, reprit Énée. Tu as parlé d'un vase divin.

— Tu vois que tu m'écoutes quand je parle, sourit Sylvan. Je te l'ai dit, ce vase contient les restes d'un dieu, à ce que l'on prétend.

Énée ricana. Sylvan, un sourcil arqué, se retourna vers lui et croisa les bras.

— Un commentaire, cher historien ?

— Tu sais combien de personnes ont cherché des vases ayant prétendument contenu les cendres d'un dieu ? Des centaines. Généralement, c'est du sable ou de la terre que l'on trouve à l'intérieur.

— Voilà pourquoi j'ai besoin de toi, tu pourras me dire s'il s'agit vraiment des cendres d'Elpis, quand nous l'aurons trouvé. De quoi en faire une jolie poudre dorée.

Énée se figea, s'arrêtant en pleine rue, au risque de heurter des passants. Voyant qu'il ne les suivait plus, Sylvan et Pénélope se tournèrent vers lui.

— Elpis..., balbutia Énée. Le dieu des fous ?

— De l'espoir et des rêves, corrigea Sylvan. Pas des fous.

— Ceux qui lui ont couru après ce sont perdus en chemin, Sylvan. Ne me dis pas que tu crois à ce mythe ?

Pour toute réponse, son vieil ami lui sourit et reprit sa marche d'un pas actif, obligeant Énée à accélérer pour le suivre. On représentait toujours Elpis sur le fronton des temples par un vase rempli d'une poudre dorée. Bien des hommes s'étaient perdus en cherchant ce vase, dans l'espoir fou de voir leurs rêves exaucés. Pour Énée, Elpis aurait plutôt dû symboliser le dieu des utopistes, ceux prêts à se lancer dans des quêtes folles dans le but de le voir ressusciter pour que leurs vœux soient accordés.

Sylvan ne pouvait pas être de ces gens-là ! Il était rêveur, mais il n'était pas fou.

— Qu'est-ce que tu comptes faire avec ces cendres ? demanda l'historien en lui courant presque après.

— Tu verras en temps voulu, mon petit Énée.

— Je ne suis pas petit, bougonna-t-il.

— À d'autres, tu fais une tête de moins que moi.

— Vous êtes toujours comme ça ? les interrompit Pénélope. C'est infernal.

Sylvan esquissa un sourire, Énée se renfrogna et se replongea dans ses pensées. Il connaissait son vieil ami, il recherchait quelque chose, son impatience le lui prouvait, et il avait toujours aimé cultiver une aura de mystère, ce que lui détestait. Énée aimait tout savoir et n'était pas patient pour deux oboles. Le jeune homme se maudit de s'être laissé embarqué dans cette histoire, uniquement pour un statut civique. Tout cela allait mal tourner, c'était certain.

— Par ici, indiqua Pénélope.

Ils s'engouffrèrent dans un chemin de terre qui serpentait entre plusieurs maisonnées, s'éloignant du centre-ville, en direction de l'ouest. La route grimpait vers l'acropole, où se trouvaient la plupart des temples d'Isthma. Énée s'y rendait avant, avec ses parents, notamment lors des Isthmathénée célébrant Isthmaïa, la déesse protectrice de la cité. À cette occasion, de grandes fêtes étaient organisées, ainsi qu'une procession qui traversait la ville, avant de remonter vers l'acropole. Il n'y était plus allé depuis la mort de ces derniers. Sa foi envers les dieux s'était tarie à leur disparition. Il s'en voulait de ne plus faire preuve d'autant de piété que par le passé, mais il n'arrivait plus à trouver le temps pour se rendre aux temples. Du coup, Énée se contentait de l'autel au centre du village, surmontée d'une statue d'Isthamaïa, où il déposait une offrande avec les jumelles une fois par semaine.

— Ton don te mène aux temples ? demanda Sylvan en soufflant, à cause de la pente.

— Non, répondit l'esclave, de la sueur dégoulinant sur son front, il s'arrête un peu plus bas. Nous devons tourner ici.

Elle leur désigna un chemin étroit, surmonté d'une rangée d'oliviers aux troncs imposants. Sylvan passa en premier, ses sandales raclant le sol et craquant sur la terre argileuse. Pénélope le suivait de près et Énée fermait la marche. Même si l'ombre leur offrait un espace de fraicheur appréciable, la chaleur restait importante et sa toge collait contre son corps. Ses bras étaient exposés au soleil qui perçait à travers les branches des oliviers. Sa peau pâle serait rouge d'ici ce soir.

— Là ! dit soudain Pénélope en désignant le sol.

            Énée, occupé à regarder ses bras dans la crainte qu'ils soient désormais colorés de rouge et brûlés, ne vit pas qu'elle s'était arrêtée et la heurta de plein fouet. Pénélope vacilla et se rattrapa in-extremis à Sylvan qui parvint à rester droit. Sa sandale s'enfonça dans le sol qui se fendit en deux. Le jeune homme fit un bond en arrière et écarta les bras pour préserver l'endroit.

            — Il y a quelque chose dans le sol, indiqua Pénélope.

            — Quel dommage que nous n'ayons pas pris une pelle, railla Énée.

            — Une pelle ? rétorqua Sylvan en relevant ses yeux violets vers lui. On voit bien que tu ne recherches jamais d'objet et que tu ne fais que les étudier une fois qu'ils ont été exhumés. Tout chasseur digne de ce nom se doit de se déplacer avec des outils.

            Le citoyen déposa son sac sur le sol et déposa plusieurs couteaux en fer, une petite pelle, ainsi qu'une brosse, devant lui. Aussitôt, il se mit à gratter la terre, sans se soucier d'avoir les genoux et sa toge couverts de poussière. Pénélope s'agenouilla à ses côtés et récupéra la pelle pour l'aider. Énée resta debout à les regarder. Au village, il était toujours le premier à aider Cléanthe ou les autres habitants, mais cela n'avait jamais été sa passion première. Il le faisait parce qu'il y était obligé, et par reconnaissance envers le soutien qu'on lui apportait au quotidien. Incapable de trouver sa place dans ce trio, il s'affaissa contre le tronc d'un olivier et resta à les contempler.

            Le temps s'éternisa. Les minutes devinrent bientôt des heures et le chantier n'avança pas beaucoup. Énée, les bras croisés, observait son vieil ami, le corps recouvert d'une pellicule de sueur, retirer des petits bouts de terre avec l'aide de son esclave. Ce travail de fourmis l'ennuyait au plus au point. Il s'était attendu à quelque chose de plus palpitant.

            — Vous comptez faire ça longtemps ? demanda-t-il alors que le soleil commençait à décliner dans le ciel.

            — Je sens quelque chose, dit Pénélope.

            — Tu as déjà dit ça il y a une heure.

— Nous approchons du but, ajouta Sylvan.

            Énée arqua un sourcil. Le trou qu'il creusait ne s'enfonçait pas plus de quelques centimètres. L'historien doutait qu'ils trouvent quoi que ce soit ce soir. La terre, d'une couleur marron-grise, recouvrait les mains de Sylvan et se confondait avec la teinte de sa peau. Les ancêtres du jeune homme devaient venir du Sud, il avait toujours eu la peau plus foncée que les autres citoyens, traduisant des origines différentes des habitants des plaines. Énée et lui n'auraient pas pu être plus opposés physiquement, l'un avec ses cheveux blonds, l'autre avec ses cheveux noirs et bouclés, qui retombaient en mèches folles autour de son visage fatigué.

            — Tu sais, je doute que le vase soit enterré ici, fit remarquer Énée.

            — Au lieu de te moquer, tu pourrais peut-être nous aider ? proposa Sylvan. Cela fait des heures que tu nous regardes sans rien faire. Prends une brosse !

            Tout en se saisissant de ladite brosse, Énée arqua un sourcil, sceptique. En admettant que le vase soit bien là-dessus – ce qui paraissait beaucoup trop facile -, il doutait que cet outil puisse les aider en quoi que ce soit.

            — Là ! s'écria soudain Pénélope.

            Une petite anse, minuscule, venait d'apparaître dans la terre. Les yeux de Sylvan se mirent à briller d'excitation et il tendit sa main vers Énée pour qu'il lui tende son outil.

            — Donne-moi la brosse ! ordonna-t-il.

            — Je ne suis pas ton esclave, répliqua l'historien. Et tu ne vas pas brosser la terre, ça va te prendre des heures et nous n'allons pas passer la nuit ici.

            — La patience est dure, mais sa récompense est pure, cita le citoyen, un sourire amusé sur les lèvres. Parfois, quand on cherche des objets, il faut accepter de prendre son temps pour faire durer le plaisir.

            — Je ne prends aucun plaisir depuis tout à l'heure ! s'énerva Énée.

            — Mais ce n'est pas vrai ! Vous allez arrêter tous les deux ! s'écria Pénélope. 

            Agacé, Sylvan se pencha pour récupérer la brosse. Énée recula, gardant l'objet contre lui et obligeant le citoyen à l'attraper par sa toge. Les doigts de Sylvan se refermèrent sur le tissu et Énée bascula. En tombant, il posa sa main sur le sol et ses doigts rencontrèrent l'anse qui dépassait.

Le monde se figea.

            Une pluie d'images assaillit son esprit, l'engloutissant tout entier. Énée avait l'habitude d'être étouffé par le poids du passé, mais il avait appris à maîtriser la douleur. Pourtant, là, il ne parvint pas à la contenir. Étouffant un cri, il voulut retirer sa main, mais celle-ci resta collée contre l'objet, comme s'il voulait l'aspirer vivant. Le sol se mit à trembler, la terre craquela autour d'eux et une violence douleur perça sa tempe alors que le passé lui sautait aux yeux. Une femme, voilée, tenait un vase. Un autre versait de la poudre dorée à l'intérieur avant de le sceller pour l'offrir à un homme qui attendait. Un homme ? c'était autre chose. Un être aux yeux bleus glaciers, froids comme la mort, se retourna vers lui. Une douleur foudroyante enserra son crâne.

            — ÉNÉE !

            Le cri de Sylvan le ramena dans le temps présent. Des mains sur ses épaules le tirèrent en arrière, l'extrayant au passé de l'objet. Le corps tremblant, transit de douleur, il s'affala contre Sylvan, perclus de tremblement. La sueur coulait sur son front, ses yeux peinaient à accommoder, la douleur était si forte dans son crâne qu'on l'aurait dit marteler de coups.

            — Écarte-toi ! cria Sylvan à Pénélope.

            Il passa ses bras sous les épaules d'Énée et le tira en arrière. L'historien laissa échapper un faible gémissement, la tête comprimée dans un étau. Il se sentit traîner sur le sol et déposer contre le tronc d'un olivier, avant qu'un linge frais recouvre son front.

            — Tiens ça ! ordonna Sylvan.

            Énée ne voyait pas le monde autour de lui. Des points jaunes clignotaient sous ses paupières fermées, tout était noir et douloureux. Les yeux bleus et perçants de l'être du passé continuaient de le fixer. La rencontre avait été fugace, si violente qu'elle lui donnait le tournis.

            — C'était... c'est..., balbutia-t-il.

            — Ça va aller. Calme-toi.

            La voix de Sylvan, douce, calme, le ramena peu à peu dans la réalité. Il sentit des doigts se poser sur chacune de ses tempes et appuyer dessus, tandis que des mains tenaient toujours un linge humide sur son front. Durant plusieurs minutes, Énée resta ainsi, attendant que la douleur diminue petit à petit. Lorsqu'il se sentit capable d'ouvrir les yeux, il déroula doucement ses paupières, clignant plusieurs fois pour redonner de la couleur au monde qui l'entourait. Tout était troublé, mais le décor prenait de plus en plus de netteté. Ses yeux rencontrèrent ceux de Sylvan. Le jeune homme l'observait d'un air inquiet, ses mains toujours posées sur sa tête.

            — Ça va mieux ?

            Énée hocha doucement la sienne. La douleur pulsait dans son crâne, mais elle devenait de plus en plus supportable. Sylvan releva ses yeux vers Pénélope qui continuait d'appliquer le linge humide sur son front.

            — Donne lui à boire, ordonna-t-il, je vais chercher le vase.

            — Ce n'est ... un bout... seulement..., balbutia Énée. Fais... attention...

            Le jeune homme peinait à trouver ses mots, tout était confus dans son esprit. L'objet était bien un vase, peut-être bien celui qu'il recherchait, mais il n'était pas complet. Il voulait dire à Sylvan de se méfier, mais le citoyen ne possédant pas de don, il n'allait sans doute pas être agressé. Sylvan se pencha vers le trou creusé dans le sol et extirpa l'objet. Le vase – si tant est que l'on puisse l'appelait ainsi – n'était plus composée que d'une anse et d'un morceau de céramique noir, brisé, sur lequel on apercevait une scène à moitié déformée. Un homme, la figure coupée en deux, tendant le bras vers quelque chose.

            — Qu'est-ce que tu as vu ? demanda Sylvan en revenant vers lui.

            Il déposa le morceau de céramique dans son sac, après l'avoir enroulé d'un drap.

            — Des prêtresses... et... une chose... aux yeux bleus...

            — L'un de vos ancêtres, peut-être ? proposa Pénélope en lui tendant une gourde. Vous avez les yeux des barbares du nord.

            — Non... ce n'était... pas humain...

            Il ne releva pas l'insulte porté à demi-mot par l'esclave, tant il était bouleversé par la scène à laquelle il avait assisté et sa rencontre avec cet être qu'il ne pouvait qualifier d'humain. Il n'avait jamais touché d'artefacts, se cantonnant à des objets anciens, voilà sans doute pourquoi l'expérience avait si douloureuse.

            — Un dieu ? proposa Sylvan.

            — Peut-être.

            — Elpis ? reprit-il, de l'espoir dans la voix.

            Énée hocha la tête. Il ne pouvait affirmer avec certitude qu'il s'agissait d'Elpis, il ne se souvenait pas d'avoir jamais vu le dieu représenté avec des yeux bleus. La scène ressemblait à un rituel, peut-être bien celui ayant servi à mettre les cendres de la divinité à l'intérieur. Sylvan l'interrogea, le forçant à ramener à lui toutes les images qu'il avait perçues, pour reconstituer la scène. À la fin, un grand sourire étira ses lèvres.

            — Nous n'aurons pas perdu notre temps, finalement. C'est bien le vase d'Elpis.

            — Un bout seulement, corrigea Énée en se redressant.

            Pénélope l'aida à se tenir debout et s'assura qu'il pouvait marcher. La douleur s'éloignait petit à petit, l'historien aurait besoin d'une bonne nuit de sommeil pour s'en remettre, mais cela devrait aller. Par contre, il n'était pas prêt à retenter l'expérience.

            — Je comprends mieux pourquoi mon don était confus, dit Pénélope. Si le vase a été brisée et des morceaux disséminés partout dans la cité, nous allons mettre du temps pour le reconstituer.

            — Et après ? demanda Énée. Même si nous retrouvons tous les morceaux, les cendres ont sûrement disparu.

            — J'y mettrai de la terre dans ce cas, cela fera illusion, proposa Sylvan.

            — De la terre ? répéta Énée. Je croyais que tu voulais...

            — Nous en rediscuterons plus tard, le coupa-t-il. Tu as une tête à faire peur, il faut que tu te reposes. Rentrons à la villa, tu n'auras qu'à y passer la nuit.

            — Mes sœurs...

            — ... peuvent aussi rester. Allez, la nuit va bientôt tomber.

            Énée aurait voulu s'opposer à Sylvan, mais il était si fatigué qu'il parvenait à peine à mettre un pied devant l'autre. Sa proposition de passer la nuit chez lui était alléchante. Il s'écarta d'un pas pour prendre de la distance et mit un pied en avant, avant de poser sa main sur un olivier. Le sol tanguait. Sylvan se rapprocha et proposa son bras. Énée secoua la tête, déclinant sa proposition, avant de réessayer d'avancer. Il faillit tomber. Pénélope poussa un soupir et lui passa de force le bras sous le sien, tandis que Sylvan faisait de même de l'autre côté. Malgré sa honte et son envie de se débrouiller seul, Énée finit par accepter, conscient qu'il ne pourrait jamais rentrer sans aide.

            Quand ils sortirent du chemin des oliviers, ils tombèrent face au coucher du soleil qui paraît la cité d'un doux halo orangé. Sylvan s'arrêta pour le contempler, ses yeux violets balayant la mer Eola devant eux. Énée tourna la tête vers lui, un sourire étirait les lèvres du galeriste. Sylvan paraissait heureux et ce n'était sûrement pas qu'à cause du coucher du soleil. Le citoyen leur cachait quelque chose à propos du vase. L'absence de cendre ne le perturbait pas, alors que l'artefact serait sûrement inutilisable et sans valeur sans cela.

            Énée se fit la promesse de découvrir ce qu'il leur cachait.

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