Chapitre 2 - Assiettes et retrouvailles
Le lendemain matin, Énée arriva à la villa Patricis, accompagné de ses deux sœurs jumelles. Tout le long du trajet, elles n'avaient cessé de piailler, chacune tenant une main gantée de leur aîné. Les deux petites filles, âgées de sept ans, commentaient tout ce qu'elles voyaient, les yeux brillants de curiosité. Elles bavardaient et posaient des questions sur tout ce qui les entourait, sans même attendre les réponses de leur frère.
— Dis Énée, c'est le forum ? demanda la petite Alcmène.
— Oh ! Regarde Énée. Est-ce que c'est le musée ? lança Euripide.
— Mais non ! rétorqua sa jumelle, c'est le temple de Vela.
— Tu dis n'importe quoi, c'est celui d'Ourm.
— Non, je reconnais le char. C'est Vela.
— Ourm aussi a un char et il chevauche un dragon.
— Ce n'est pas un dragon, c'est un centaure, les corrigea Énée.
Le jeune homme faisait de son mieux pour ne pas se laisser envahir par leur pépiement et tentait de leur apprendre certaines choses. Le problème, c'est qu'à sept ans, les filles préféraient poser des questions qu'obtenir les réponses et la civilisation ne les intéressait pas. Le soir, Énée avait bien tenté de leur faire la leçon, mais seuls les récits sur les dieux leur plaisaient. La réalité historique n'avait aucune saveur à leurs yeux.
— Elle est où la villa ? demanda Euripide.
— Par ici.
Cela faisait plus de deux ans qu'Énée ne s'était pas rendu chez Sylvan. Il s'était juré de ne plus venir dans ce quartier. Ce matin, tout en portant dans un sac en cuir le goûter que Thétis avait préparé pour les filles, Énée se demandait pourquoi il revenait ici. La vieille dame et son mari s'étaient montrés fous de joie en apprenant qu'il avait accepté cet emploi, et il n'avait pas eu le cœur à leur dire que le galeriste n'était autre que Sylvan. Comment auraient-ils réagi en l'apprenant ? Ils l'avaient vu des dizaines de fois jouer sur la place avec ce garçon, avant qu'il ne sorte brusquement de sa vie. Comment Énée avait-il pu accepter cette proposition ? Comment avait-il pu céder aussi facilement ? À chaque fois qu'il repensait à Sylvan, ses maigres poils se hérissaient et son corps se tendait. Comment allait-il pouvoir le supporter tous les jours, jusqu'à obtenir ce qu'il souhaitait ?
Se forçant à penser à autre chose, il reporta son attention sur la ville, à la recherche de la Villa Patricis. La cité foisonnait d'activités. Énée et les filles s'engouffrèrent dans une ruelle s'ouvrant sur une place composée de belles villas citoyennes, face à la mer. Celle de Sylvan se trouvait au bout de la rue. La première fois qu'il y était venu, enfant, alors que la famille s'était proposée pour accueillir des émigrés, pour une œuvre de charité, Énée était resté estomaqué par la beauté du lieu. La villa était une œuvre d'art à elle toute seule. Face à la mer Eola, elle se composait d'une façade en pierre blanche, marquée par des décors alambiqués, composés d'ornementations florales.
Énée et ses sœurs se présentèrent à la porte d'entrée, ouverte par une arche soutenue par deux colonnades. Ils furent accueillis par une femme à l'allure austère, portant un voile et un bracelet doré autour du poignet droit. Aussitôt, le jeune homme se tendit, alors que les jumelles affichaient des yeux émerveillés. Énée aurait dû se douter que des esclaves occupaient toujours la villa. Au village, il n'y en avait pas, mais les riches familles citoyennes possédaient souvent des domestiques, et des personnes non libres.
—Énée Agïade, se présenta-t-il, je suis attendu par Sylvan Patricis. Mes sœurs doivent être prises en charge par un précepteur.
— Monsieur se trouve dans l'atrium, répondit l'esclave, les yeux baissés, vous pouvez me suivre.
Ils traversèrent un vestibule, passant par le péristyle, composé d'une galerie de colonnes qui faisaient le tour du bâtiment, puis ils débouchèrent dans une grande pièce surmontée d'un haut plafond recouvert de fresques colorées.
— Alcibiade va s'occuper des enfants, annonça l'esclave en désignant un vieil homme, assis sur un banc, près d'une petite statue.
— C'est lui le percepteur ? demanda Euripide.
— Précepteur, la corrigea Énée. Restez bien sages, d'accord ?
Il tendit son sac avec le goûter à l'esclave et s'éloigna pour rejoindre Sylvan, qui s'attendait dans l'atrium. La grande pièce, pourvue d'un toit ouvert, se composait d'un long banc en enfilade, recouvert de coussins moelleux dans des tons ocres et rouges. Sur les murs, les ancêtres des Patricis s'alignaient et des statuettes représentant des dieux, posées sur des socles, surveillaient la pièce. De petites lucarnes offraient une vue sur la mer et on percevait le bruit des vagues. Sylvan se tenait sur un siège, son corps drapé de sa toge habituelle, à côté d'une femme. En le voyant arriver, cette dernière releva la tête, puis passa sa main dans ses cheveux, laissant apparaître une main cerclée d'or.
— Bonjour Énée. Tu es à l'heure. C'est bien ! Je te présente Pénélope, notre Enkatas, annonça aussitôt Sylvan en le voyant, sans s'embarrasser de formule de politesse.
— Tu ne m'avais pas dit qu'il s'agissait d'une esclave ! s'exclama Énée.
Sylvan arqua un sourcil et se tourna vers la femme à ses côtés, comme s'il venait de découvrir sa condition.
— Oh ! Ne t'en fais pas, elle sera bientôt libre. Tu as trouvé facilement ?
— Je connaissais le chemin, lui rappela-t-il, les dents serrées.
Combien de fois avait-il fait cette route, enfant ? À l'époque, il ne savait pas que cette villa appartenait à la famille Patricis, seulement que c'était celle de son ami avec lequel il jouait et apprenait les lettres.
— Tu l'as acheté ? lui reprocha Énée, oubliant au passage de dire bonjour.
— Tu préférerais que je l'ai volé ? répondit Sylvan, intrigué.
— Je préfèrerai que tu n'aies pas d'esclave, maugréa-t-il.
— Vous m'aviez dit qu'il était bougon, vous n'avez pas menti, lança la dénommée Pénélope.
Énée sursauta, étonné que la jeune femme s'adresse à Sylvan avec autant de familiarité. Comme dans la plupart des cités-états, les esclaves étaient monnaies courantes à Isthma. La plupart s'était retrouvé soumis à des maîtres à cause de prises de guerre, d'autres étaient nés ainsi.
— Il m'a racheté et promis la liberté, si je lui venais en aide, expliqua la jeune femme.
Énée la dévisagea. Avec sa peau halée, plus bronzée que la sienne, mais plus pâle que celle de Sylvan, ses cheveux tressés et ses grands yeux dorés, on comprenait aisément que Pénélope n'était pas d'Isthma. Elle devait venir des îles situées du sud de l'archipel. Bien des années plus tôt, Isthma, ainsi que d'autres cités-états du Nord, dont Sparcia, avaient forgé une ligue et s'étaient alliés pour agrandir leur influence sur la Mer Eola. Une partie des cités du Sud étaient tombés sous la coupe de la ligue et, pour faire cesser les conflits, un tribut avait été versé aux vainqueurs, sous la forme de pièces d'or et d'esclaves.
— Tu fais beaucoup de promesses, releva Énée.
— Et je les tiendrai, répondit Sylvan. À vous de tenir parole, désormais.
Le jeune homme se redressa. Sa toge ne dissimulait pas toute sa peau, si bien que l'on voyait les muscles saillants sur son torse. Énée détourna le regard. Il devait se concentrer sur son objectif et éloigner toutes les pensées concernant Sylvan pour les recouvrir d'un voile de rancœur et de colère, comme il s'efforçait de le faire depuis la veille au soir. Avant de s'endormir, il s'était repassé en tête tout ce qu'il lui avait reproché ces dernières années. Il détestait Sylvan et leur association n'y changerait rien.
— Par quoi commençons-nous ? demanda Pénélope.
Sylvan se frotta les mains en se redressant, puis sortit un rouleau de sa toge.
— J'ai fait l'acquisition d'une carte, annonça-t-il.
— Et tu penses que l'emplacement du vase sera indiqué dessus ? ricana Énée. Avec une croix, peut-être ?
— Non, mais cette carte m'a coûté une petite fortune, et je suis sûr qu'elle peut nous être utile. L'homme qui me l'a vendu l'a récupéré dans la villa de son frère, un vieux cartographe dérangé, retrouvé mort, sa plume à la main. La plupart des objets ont été mis aux enchères et je me suis procuré celle-ci. J'étais très intrigué, parce que la plupart des données ont l'air fausses.
Énée arqua un sourcil, alors que Pénélope étouffait un rire.
— Tu as acheté une fausse carte ? s'étonna Énée. Quel intérêt ?
— Ce qui est faux cache certainement du vrai, lança Sylvan, un sourire aux lèvres.
Le citoyen étala la carte devant eux. En effet, il s'agissait de la cité d'Isthma, mal cartographiée. Sans être expert en topographie, Énée voyait clairement qu'elle n'était pas à échelle et que certains noms de quartiers ne correspondaient pas.
— Je peux ? demanda-t-il.
— Bien volontiers.
Le jeune homme retira ses gants et avança ses mains vers la carte. Les yeux de Pénélope brillèrent dans la lumière du soleil, réverbéré par l'ouverture dans le mur, offrant un filet d'air dans la pièce.
— Vous êtes lego ? Vous lisez le futur ?
— Non, je ne suis pas un oracula, je lis seulement le passé, expliqua-t-il.
— C'est un historia, la corrigea Sylvan.
— Inutile d'étaler ton savoir, attaqua l'historien.
Sylvan lui sourit et Énée lui jeta un regard noir, derrière ses iris bleu clair. S'il avait accepté de travailler pour Sylvan, il n'allait pas pour autant s'en refaire un ami. Même si l'autre adoptait un ton poli, comme s'ils avaient fait table rase du passé, il pouvait toujours rêver pour qu'Énée lui pardonne. Le jeune homme avait décidé que leur relation se bornerait à une entente cordiale le temps de l'enquête. Il allait l'aider à retrouver son artefact, lui dire comment l'utilisait – mettant son éthique et ses valeurs de côté –, prendre son parrainage et obtenir le statut de citoyen qu'il désirait, puis disparaître de sa vie. Au passage, il permettrait à Alcmène et Euripide de profiter d'un meilleur enseignement qu'au village, auprès du précepteur. Pourquoi s'en priver après tout ?
— Si tu veux bien nous faire l'honneur de dérouler ta magie.
— Je n'ai pas besoin de ton autorisation, railla Énée.
Il détourna son regard de Sylvan et se concentra sur le document. Sa main recouvrit le parchemin, il l'effleura du bout des doigts, ferma les yeux et plongea dans les souvenirs. À chaque fois, c'était comme prendre une grande inspiration et attendre qu'une vague le submerge de sensations. Bien que ses paupières soient closes, il sentait le regard de Pénélope sur lui. Fascinée par le phénomène, la jeune femme ne le lâchait pas des yeux. Une pluie d'images s'abattit, des tracés, des lignes, des rues, des indications topographiques. Énée ne voyait pas le visage du cartographe, mais il ressentait ses hésitations, à travers les crissements de la plume et ses allers-retours incessants. Sur certains endroits, le cartographe s'arrêtait de noter, pour passer à un autre coin de la carte, comme s'il voulait omettre des détails. À d'autres moments, il traçait le nom d'un lieu, avant de le corriger, changeant quelques lettres.
Énée ouvrit les yeux. Il cligna plusieurs fois des paupières, laissant la lumière pénétrer ses rétines et le temps à ses iris de s'habituer. Pendant une seconde, le monde fut flou. Sylvan le fixait de ses yeux violets si particuliers. Énée se racla la gorge.
— Tu as raison, certaines indications sont fausses, confirma-t-il, et des détails ont été omis. Certaines lettres ont été inversées, ici et ici.
— Pourquoi le cartographe aurait-il fait cela ? demanda Pénélope.
— C'est un classique, lança Sylvan, l'air de s'y connaître. Pour cacher l'emplacement d'un objet, on ne le marque pas d'un X, on le masque sous des détails que seuls des yeux experts peuvent repérer. Tous les chasseurs de trésor le savent.
—Je te croyais galeriste et collectionneur, pas chasseur, railla l'historien.
— Il y a tant de choses que tu ignores sur moi, Énée, susurra-t-il.
Énée serra les poings, sentant son cœur s'accélérer et son estomac se nouer de colère. L'air tranquille et détendu de Sylvan l'agaçait profondément. Énée avait envie de le secouer et de lui jeter de nouveaux objets à la figure.
— Nous devons donc aller sur ces lieux, annonça Sylvan. Mais par lequel commencer ?
— Vous permettez ? demanda Pénélope.
— Je t'en prie.
À son tour, la jeune femme posa sa main cerclée d'or sur la carte. Le parchemin frémit sous ses doigts, comme animé d'une vie propre. L'esclave ne ferma pas les paupières, mais ses yeux passèrent du doré au blanc, elle cligna plusieurs fois, puis revint à elle.
— C'est trop confus. Le cartographe a semé des indices partout dans la ville. Mon don me mène ici, indiqua-t-elle en pointant un emplacement à l'ouest, mais je ne peux pas assurer que le vase y soit.
— Ce sera notre première étape, déclara Sylvan.
L'affaire semblait conclue. Du moins, pour Sylvan, qui se frottait les mains d'un air jubilatoire. Il récupéra la carte pour la rouler et la glissa dans sa toge.
— Pénélope, va nous chercher des boissons, ordonna-t-il, et de quoi déjeuner, j'aimerais m'entretenir une minute avec mon historien.
— Je n'ai pas envie de m'entretenir avec toi.
Sylvan balaya sa remarque de la main et fit signe à Pénélope de quitter l'atrium. Énée la regarda partir, les lèvres pincées. N'étant pas habitué à côtoyer des esclaves, il avait toujours du mal à comprendre comment on pouvait rester insensible à leur condition. Dans la cité d'Isthma, trois catégories de population se côtoyaient : les citoyens, les métoïkos – issus de cité-état étrangère, mais faisant partie de la mer Eola - et les andrapodon, les esclaves ayant perdu leur liberté. Bien que le statut d'Énée l'empêchât d'accéder à certains emplois - et qu'il ne bénéficiait pas des mêmes droits politiques et religieux que les citoyens - son sort était beaucoup plus enviable que celui des esclaves. Il observa Pénélope quitter la pièce, sa longue tresse brune battant dans son dos, son corps recouvert d'une tunique blanche, resserrée à la taille par une cordelette. Sa tenue, moins fastueuse que la toge de Sylvan, marquait sa condition.
Le jeune homme, nullement troublée par l'ordre qu'il venait de donner, s'affaissa dans ses coussins, puis mit les pieds sur la table devant lui. Énée se leva, n'ayant aucune envie d'adopter la même attitude que son homologue. Il déambula dans la pièce, ses yeux courant sur les statuettes, avec l'envie irrépressible de poser sa main sur celles-ci. Il sentait le regard de Sylvan peser sur lui.
— Tu peux les toucher, indiqua le jeune homme.
— Je n'en ai pas envie.
— Menteur. Tu as envie de poser ta main sur leurs poitrines, j'en suis sûr.
Énée le foudroya du regard, alors qu'un sourire étirait les lèvres de Sylvan. Sa petite blague ne faisait rire que lui, mais elle réussit à tendre davantage l'historien. S'il touchait une statue, ce ne serait pas à cet endroit-là. Il savait respecter les objets, aussi bien que les corps, et n'avait aucune envie de caresser une statuette en marbre, toute lisse soit-elle.
— Elle ne te révélera rien d'intéressant, je l'ai trouvé dans un vieux temple de Ségeste, indiqua Sylvan en pointant celle à côté de laquelle se trouvait Énée.
— De quoi souhaites-tu parler ? le coupa l'historien. Je ne voudrais pas que cette conversation s'éternise.
Le jeune homme espérait que Pénélope allait vite revenir, il n'avait aucune envie de rester seul avec Sylvan dans la même pièce.
— Elle a à peine commencé. Tu es si pressé de me quitter ? Les jumelles sont avec Alcibiade et ses cours peuvent durer toute la journée quand on le laisse parler. Il est intarissable.
— Les jumelles aussi.
— Alors laissons-les profiter.
Énée aurait aimé être aussi détendu que Sylvan, mais ses poings contractés démontraient une tout autre attitude. Il était pressé que cette mission se termine et qu'il puisse s'éloigner le plus loin possible de Sylvan pour se réfugier au musée. Outre le fait que la présence de son vieil ami l'horripilait, il n'appréciait que peu le contact humain. S'il avait fourni des efforts ces deux dernières années pour pouvoir subvenir aux besoins des jumelles, il rêvait de retrouver le calme feutré des lieux d'étude. Ses mains, toujours fourmillantes et sans gants, le démangeaient. Il fit jouer ses doigts pour les calmer, sous le regard de Sylvan.
— Je voulais seulement savoir comment tu allais ? reprit doucement son vieil ami. Tu me parais tendu et...
— Tu veux savoir pourquoi je suis en colère ? le coupa Énée. Tu ne le sais vraiment pas ?
— Disons que j'ai une petite idée.
— Tu as disparu, Sylvan. Du jour au lendemain, tu n'as plus donné signe de vie. Tu n'as répondu à aucune de mes lettres. Tu ne m'as plus laissé entrer à la villa. Tu as fait comme si je n'existais plus et tu es sorti de ma vie. Mes parents venaient de mourir, j'étais seul, j'avais besoin de toi.
Sylvan lui lança un regard contrit, avant de pousser un soupir.
— Tu n'étais pas seul, tu avais Thétis et Cléanthe. Comment vont-ils d'ailleurs ?
— Ne change pas de sujet. C'était toi que je voulais. Et tu n'étais pas là.
Sylvan affichait son air détaché habituel, comme si la conversation l'ennuyait. Cela avait le don d'augmenter la colère d'Énée. Le citoyen ne pouvait pas faire comme si de rien n'était et attendre de lui qu'il se comporte normalement. Il lui devait des explications.
— Tu as raison, j'ai des choses à me reprocher, confirma Sylvan. Je n'ai pas été très présent.
— Absent, le corrigea Énée.
— Absent, reprit le citoyen. Tu as un souci avec le vocabulaire, non ?
— J'aime la précision.
— Je vois cela. Bon, Énée, j'ai conscience de mes fautes et je m'en excuse, mais nous sommes adultes toi et moi, et nous n'allons pas nous tenir rancœur durant des semaines ou cela va vite devenir insupportable.
— Je veux savoir pourquoi tu as disparu.
Sylvan poussa un long soupir, puis passa sa main dans ses cheveux bouclés. Un geste qu'Énée lui connaissait bien et qu'il appréciait dans le passé. Aujourd'hui, il ne le supportait pas.
— Après la disparition des tiens, j'ai voulu te retrouver, expliqua Sylvan, je te le promets. Mais mes parents ont refusé que je quitte la villa. Ils disaient que nous devions mettre de l'ordre dans nos affaires et qu'il était temps que je prenne en main mon avenir, plutôt que de passer du temps avec un métoïkos.
Énée serra plus fort ses poings. Les mots de Sylvan le blessaient. Leur différence de statut social n'avait jamais été un frein entre eux, et voilà que son vieil ami utilisait par deux fois ce titre pour le désigner. Si cela n'avait tenu qu'à lui, il serait parti sur le champ récupérer les jumelles afin de rentrer au village. La présence de Sylvan ne faisait pas que lui faire mal. Sur sa langue, il sentait encore le goût salé de ses larmes. Il revoyait ses gestes désespérés, alors qu'il se présentait à la villa, suppliant de pouvoir lui parler. Il ne voulait qu'une chose à l'époque, qu'on l'écoute et le console, que son ami l'aide à entrevoir un avenir possible alors que toute sa vie s'écroulait.
Les corps de ses parents n'avaient jamais été retrouvés, ils n'avaient même pas pu pratiquer les rites funéraires. Laver leurs corps, les parfumer, les exposer sur un lit d'apparat dans le vestibule de leur maison afin d'exprimer sa douleur. Seul Cléanthe et Thétis s'étaient rendus chez eux, pour partager un repas et chanter un thrène, une mélodie funèbre, en hommage aux disparus. Pendant longtemps, Énée était resté assis sur la plage, dans l'attente de voir réapparaître leur navire à l'horizon. Les jours étaient devenus des semaines, qui s'étaient transformés en mois. Le jeune homme avait coupé ses cheveux, signalant la perte d'une partie de lui-même.
À cette pensée, une larme roula sur la joue de l'historien. Énée l'essuya d'un trait rageur, pour ne pas laisser sa peine l'envahir. Il ne voulait plus pleurer, ni penser à ses parents. Il ne voulait plus jamais ressentir cette douleur dans la poitrine, celle de la perte d'un être cher, mais aussi celle de la trahison. Il ne voulait pas pardonner cela à Sylvan.
— J'avais besoin de toi, chuchota-t-il.
— Je sais, mais il était temps que nous grandissions. Nous passions trop de temps ensemble et nous étions devenus trop proches, tu le sais. Dis-toi que cette épreuve t'a renforcé. Regarde l'homme que tu es devenu.
Énée serra ses poings à s'en faire mal, ses ongles s'enfonçant dans sa paume. Cette épreuve – ces épreuves - ne l'avaient pas renforcé, elles l'avaient détruit. Il avait fui sa cité alors qu'il était un enfant, avait perdu ses parents, puis son ami d'Isthma. Pour Sylvan, cette séparation n'était peut-être rien d'important, mais pour lui, c'était une troisième déchirure. Un troisième abandon. Et ce n'était pas n'importe qui. C'était Sylvan, la personne qu'il croyait le plus aimer au monde, après sa famille. Comment lui dire qu'il était incapable de faire confiance à qui que ce soit depuis ? Comment lui dire qu'il lui avait brisé le cœur ce jour-là ?
— J'ai besoin de que tu sois en pleine mesure de tes capacités, alors si tu pouvais cesser de me foudroyer du regard, ou de me jeter des assiettes, ce serait bien, reprit Sylvan, inconscient de son trouble.
Énée allait répliquer, mais Pénélope revint à ce moment-là, portant un plateau composé d'une cruche remplie d'un liquide rouge, de pain d'orge, de figues, de fromages et d'olives. Elle les déposa devant eux et s'inclina avec respect. Sylvan lui fit signe de s'asseoir et la jeune femme s'agenouilla. Énée hésita. Son ventre gargouillait, il était presque midi – selon l'heure indiquée par le cadran solaire qu'il percevait depuis la lucarne -, mais il n'aimait pas la tournure que les choses prenaient. C'était trop facile pour Sylvan de demander pardon et de passer à autre chose, alors que lui était toujours blessé.
— Tu n'as pas faim ? demanda Sylvan, un morceau de pain recouvert d'une tranche de fromage de brebis à la main. Ces figues sont divines. Et ce fromage ! N'est-ce pas Pénélope ?
— En effet, confirma l'esclave. Vous devriez en profiter, ce n'est pas tous les jours que Monsieur Patricis se montre généreux.
— Je m'en doute, railla Énée. Comment peux-tu manger alors que tu...
Il n'acheva pas sa frappe. Pénélope suspendit sa main au moment où elle s'apprêtait à avaler une olive.
— Alors que je suis une esclave ? compléta-t-elle. Eh bien, figurez-vous que quand on est esclave, on apprend à profiter de ce genre de moment et à saisir toutes les occasions qui se présentent à nous. Je ne sais pas pour quelle raison vous semblez-vous haïr tous les deux...
— Il me déteste, la coupa Sylvan en désignant Énée, personnellement, je n'ai rien à lui reprocher.
— Peu importe, reprit Pénélope, ses yeux dorés fixés sur l'historien. Je ne vais pas laisser passer ma chance de retrouver ma liberté – et de contenter mon estomac – pour une querelle infantile. Mettez votre rancœur de côté, lego historia, et venez manger ce pain.
Énée ouvrit la bouche en grand, estomaqué par la façon dont l'esclave lui parlait. Il croisa le regard de Sylvan et attendit que le citoyen la réprimande. Il n'en fit rien, Sylvan semblait même amusé par le franc parlé de Pénélope. N'aurait-elle pas dû lui parler avec dévotion et respect, comme toutes les personnes de sa condition ? Même si Énée n'avait jamais parlé à beaucoup d'esclaves dans sa vie, ceux qu'il voyait paraissait toujours soumis, le visage baissé. Ils ne s'exprimaient jamais sans l'autorisation de leur maître.
Des réflexions plein la tête, il s'agenouilla finalement et accepta les figues que la jeune femme lui tendait.
— Tu la laisses te parler ainsi ? demanda-t-il en croquant dans le fruit.
— Tu me parles de la même façon, releva Sylvan, et je ne dis rien.
— Ce n'est pas pareil, elle est...
— Elle a un nom, le coupa Pénélope. Je suis peut-être andrapodon, mais vous n'êtes pas meilleur que moi, métoïkos.
— Je suis libre.
— Et je le serai bientôt moi aussi, si vous arrêtez de faire votre tête de mule. Vous ne l'aimez pas, je ne l'aime pas, et figurez-vous que je ne vous aime pas non plus ! Mais j'ai un rêve, et je ne laisserai pas un vulgaire lecteur du passé me le voler.
Énée s'apprêtait à répliquer, mais Sylvan le dissuada d'un regard. En pestant, l'historien se repoussa contre le mur, laissant son dos heurter la surface plane, les yeux dans le vide. Il ne pouvait pas pardonner à Sylvan, pas maintenant en tout cas, mais l'esclave avait raison. Leur rêve devait rester sa priorité et leur animosité pouvait bien être mise de côté quelques temps.
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