Chapitre 18 - Le vase reconstitué

TW : Torture / Mutilation

*

Une assiette vola à travers la pièce, frappant de plein fouet le bras tendu d'Agnès. Énée, armé de plusieurs poteries – vases, assiettes, gobelets en fer et en étain – était bien décidé à les empêcher de verser la cendre dans l'urne. À défaut de savoir manier le glaive, il utilisait sa maîtrise du lancer d'objets. Profitant de la diversion, Pénélope empoigna le bras d'Agnès.

— Lâche-moi, sale esclave ! hurla Agnès.

— Je suis libre, sale citoyenne ! répondit Pénélope.

Pendant que les deux femmes s'affrontaient, Énée lança une nouvelle assiette. Sylvan, lui, se précipita dans la pièce pour se jeter sur son père, afin de lui faire lâcher le vase.

— Ne me touche pas ! hurla Cléon.

Tout en tenant le vase contre lui, le citoyen rejeta son fils sur le sol en l'empoignant par sa toge. Sylvan tomba à terre et sa tête heurta une étagère. Énée jeta un gobelet. Cléon l'esquiva et il rebondit sur le mur, faisant tanguer un vase qui, en s'échouant aux pieds de Sylvan, éclata en mille morceaux.

— Qu'est-ce que tu fais là, toi !? hurla Cléon se tourna vers Énée.

— Je m'exerce au lancé d'assiettes, répliqua l'historien.

Il en lança une autre, vieille d'une centaine d'années. Cette fois, Cléon ne parvint pas à l'esquiver à temps. Elle laissa une estafilade rouge et sanglante sur son front. Les yeux noirs de colère, le père de Sylvan s'avança vers Énée, le poing serré, le vase toujours fermement serré.

— Sale petit métoïkos !

— Vous avez tué mes parents, asséna l'historien.

— Ils se sont tués eux-mêmes ! répliqua Cléon.

— Vous avez tué mon père.

— Il est tombé et s'est tapé la tête sur un rocher, cela arrive.

Énée lança un autre verre. Cléon se baissa juste à temps pour éviter de le recevoir dans la tête. L'historien commençait à être à court d'objets à jeter. Sur le sol, Sylvan tentait de se relever, Agnès et Pénélope s'étaient mises entre lui et son père. Les deux femmes ressemblaient à deux soldats ennemis. Pénélope avait agrippé les cheveux d'Agnès et tentait de récupérer l'urne dans sa main, pendant que la citoyenne lui donnait des coups dans le ventre.

Énée attrapa une autre assiette, mais il n'eut pas le temps de la jeter. Cléon posa le vase sur la table, puis s'élança vers lui. Énée s'écarta juste à temps, mais le citoyen opéra un demi-tour sur lui-même et lui jeta son poing dans la figure. La douleur fusa. L'historien se rattrapa à la table, de justesse, pour ne pas tomber, avant de recracher du sang sur le sol, ainsi qu'une dent.

— Je devrais te tuer, toi aussi, lança Cléon.

— Non ! Père ! hurla Sylvan.

Le collectionneur agrippa le bras de son géniteur. Cléon se retourna vivement, frappa son fils en pleine poitrine et le jeta sur le sol. La tête de Sylvan frappa le mur. Sans attendre qu'il se relève, Cléon écrasa sa main. Sylvan hurla quand les os cédèrent. Énée courut pour s'interposer. Cléon se retourna et lui donna un coup de pied. Énée tomba à terre, la main sur le ventre, le souffle coupé.

Pendant que Pénélope continuait d'affronter Agnès, Sylvan tentait de retirer sa main prisonnière sous la sandale de son père, Énée peinait à reprendre sa respiration. Cléon releva sa chaussure, traversa la pièce et empoigna le vase sur la table.

— Agnès ! appela-t-il. Viens.

La jeune femme repoussa Pénélope d'un coup de coude. L'ancienne esclave recula, avant d'empoigner le bras de la citoyenne qu'elle tordit derrière son dos. Agnès hurla de rage et de douleur. Cléon – hors de lui – traversa la pièce pour repousser Pénélope. On l'aurait dit doter d'une force surhumaine. Pénélope tomba sur le sol et n'eut pas le temps de se relever, avant que Cléon n'attrape l'urne dans les mains d'Agnès.

— Pour Hélène ! lança-t-il.

— Non !

Énée se redressa. La douleur pulsait dans son ventre et dans sa mâchoire, mais il n'en avait cure. Il récupéra un objet au hasard sur le sol et voulut le lança sur Cléon. La statuette manqua de peu la main du citoyen. Pénélope se jeta en avant et agrippa les jambes de Cléon dans l'espoir de le faire tomber. Il ne bougea pas d'un iota, le regard figé sur l'urne et le vase, extatique.

— Père ! Ne faites pas ça ! s'écria Sylvan, sa main cassée resserrée contre sa poitrine.

— Ferme-là, Sylvan ! répliqua Agnès en s'avançant vers son père. C'est pour sauver notre mère que nous faisons ça.

— Ce n'est pas...

La cendre tomba dans le vase.

Un vent froid s'engouffra dans la pièce. Le vase explosa entre les bras de Cléon. Les morceaux éclatèrent en milles brisures et heurtèrent les parois des murs. Pénélope se protégea de ses bras, alors qu'Énée tombait contre Sylvan, pour faire barrière de son corps. Il ferma les yeux, les bras agrippés autour de la toge du citoyen. Derrière lui, le monde semblait se déchaîner. Des hurlements stridents et aigus résonnèrent. Énée n'osait pas bouger, ni se retourner. Il sentait Sylvan trembler dans ses bras. Il entendait les hurlements derrière son dos. Il se demandait quelle catastrophe divine ils avaient enclenché.

— Énée.

Il ouvrit les yeux et plongea dans le regard violet de Sylvan. Des larmes roulaient sur ses joues. Sylvan tenait toujours sa main contre sa poitrine, son visage – son menton et sa pommette – prenaient une couleur bleue là où son père l'avait frappé à la villa. Malgré cela, Énée ne l'avait jamais autant aimé. Il posa ses lèvres sur les siennes et colla son front contre le sien.

— Ça va aller, chuchota-t-il.

— Énée, répéta Sylvan. Retourne-toi.

Le corps de son ami était perclus de tremblements. Énée le fixa, hanté par la peur de tourner la tête et de découvrir ce qui se tramait derrière lui. Qu'avait fait Cléon ? La main valide de Sylvan se posa sur la sienne. Doucement, Énée se retourna.

Ce qu'il découvrit dépassait tout ce qu'il aurait pu imaginer. La pièce où ils se trouvaient l'instant avait disparu. La galerie n'existait plus. À la place ne se trouvait plus qu'une longue étendue sableuse et caillouteuse, entourée d'un épais brouillard. On distinguait encore la table sur laquelle il restait des morceaux du vase, éparpillés. Cléon se tenait debout, un sourire extatique sur les lèvres, de la cendre sur les doigts. Une cendre devenue dorée, liquide. Une cendre faite d'ichor. Pénélope, étendue sur le dos, tenait ses bras en croix sur sa poitrine. Elle fixait le ciel d'un regard mort et froid. Énée sentit son sang se glacer. Seule Agnès semblait encore dotée de vie, mais elle n'agissait pas comme une personne normale. Elle tenait ses bras ouverts vers le ciel et souriait comme son père, en tournant sur elle-même.

— Agnès ! l'appela doucement Sylvan.

— Tais-toi, ordonna Énée.

Il posa sa main sur la bouche de son ami. Sylvan ne devait rien dire. Quelque chose n'allait pas. Énée releva la tête. Le ciel était d'un blanc laiteux et brumeux. Des nuages cachaient le soleil. La poudre d'ichor continuait de se répandre sur le sol, autour des sandales de Cléon. Elle coulait dans leur direction.

— Relève toi, ordonna-t-il à son ami.

L'historien se saisit du bras de Sylvan et le força à se relever. Une fois debout, les deux hommes reculèrent de plusieurs pas, s'écartant de la rivière formée par l'ichor. Cléon pencha la tête sur le côté. Son sourire ne le quittait pas. Il observait sa main pleine de poudre dorée. Sa fille se mit alors à chanter. Sa voix, aigüe et claire, résonna autour d'eux. Elle fredonnait une histoire incompréhensible, perdu dans son esprit.

Sa nourrice était une chèvre,

Sa chèvre était sa nourrice.

Sa nourrice enfanta Elpis.

Dieu des rêves. Dieu de l'espoir.

Amoureux des hommes.

Amoureux de la terre.

Verse de l'ichor. Le doré fait du noir.

La cendre de la mort.

La mort de la lumière.

Sa nourrice était une chèvre.

Sa chèvre était sa nourrice.

— Agnès ! l'appela Cléon. Agnès ! Qu'est-ce qui te prend ?

La jeune fille tourna la tête vers lui. Elle continuait de tenir ses bras levés vers le ciel et de fixer le brouillard. Quand ses yeux rencontrèrent ceux de son père, son sourire s'agrandit.

— Maman ! s'écria-t-elle.

— Hein ? lança Cléon.

— Maman ! répéta-t-elle, le doigt pointé en avant.

Ils tournèrent tous la tête. Au loin, on voyait une femme s'avancer. Elle portait une longue robe noire, terminée par du tissu doré. Le brouillard s'écartait pour la laisser passer. Quand elle fut suffisamment proche, Énée reconnut ses yeux violets, semblables à ceux de son fils cadet. Il sentit la main de Sylvan, celle qui tenait son bras, se resserrait sur lui.

— Maman ! dit-il à son tour.

Il s'agissait bien d'Hélène Patricis. Énée l'avait rencontré à quelques reprises, lorsqu'il venait à la villa. Que faisait-elle ici ? Et où étaient-ils ? Cette plage entourée de brouillard, de blanc et d'obscurité, paraissait irréelle.

— Hélène ! lança Cléon en faisant un pas en avant. Hélène ! C'est toi ?

La femme s'arrêta. Des rides s'étaient creusées au coin de ses yeux, mais Énée la reconnaissait sans mal. Sa taille s'était élargie, une partie de ses cheveux avaient blanchi. Même si ses traits étaient plus féminins, Hélène ressemblait à son cadet. C'était une très belle femme, d'une grande douceur. Ses yeux violets brillaient au milieu du brouillard. La rivière d'ichor courut jusqu'à ses chevilles. Elle pencha la tête en avant et l'observa. La poudre dorée glissa sur ses pieds nus, les faisant briller.

— Hélène ! répéta Cléon. Tu m'entends ?

— Oui, mon amour, je t'entends, répondit Hélène d'une voix cristalline. Je t'entends et je te vois.

— Hélène ! Tu es en vie.

Cléon tomba à genoux dans le sable. Énée sentait son cœur battre à tout rompre. Quelque chose n'allait pas. Pénélope, allongée sur le sol, ne réagissait pas. Elle continuait de fixer le ciel, sa bouche marmonnant des mots inaudibles. Sylvan ne lâchait pas sa mère du regard. Quant à Agnès, elle se mit à courir vers elle, comme une enfant, en sautillant à moitié sur la plage. Cléon pleurait, les mains enfouies dans le sable.

— Hélène ! Mon Hélène ! répétait-il.

Énée ne comprenait pas la scène qui se jouait sous ses yeux. Il sentit la main de Sylvan glisser sur son bras. Son ami fit un pas en avant, Énée le rattrapa d'un mouvement brusque, le ramenant contre lui.

— Non ! N'y va pas.

— C'est ma mère, répondit Sylvan.

— Non, ce n'est pas ta mère.

À cet instant, les yeux d'Hélène se posèrent sur lui. Ses iris améthystes brillèrent et son sourire s'élargit.

— Énée ! susurra-t-elle. Cela fait longtemps que nous ne nous sommes pas vus.

Ses yeux se posèrent sur les doigts de l'historien, resserrés autour du bras de Sylvan.

— Tu devrais lâcher mon fils, lui dit-elle.

— Qui êtes-vous ?

— Oh ! Énée. Tu es si méfiant. Qui veux-tu donc que je sois ?

Une brise balaya le sable. Le brouillard s'épaissit. Le blanc laiteux se para d'ombre et devint sombre. À son tour, Pénélope se mit à chanter, sa voix enveloppant l'obscurité naissante. Agnès éclata de rire et se jeta dans les bras de sa mère. Hélène la serra contre elle, ses yeux toujours rivés sur son fils et l'historien, tandis que Cléon psalmodiait des prières, ses mains trempées d'ichor et de cendre.

— Hélène est guérie. Merci mon dieu ! Merci Elpis ! répétait Cléon.

— Maman ? Tout va bien ? demanda bêtement Sylvan.

— Ce n'est PAS ta mère ! s'écria Énée.

Il se plaça devant Sylvan, bras écartés. Le sourire d'Hélène s'agrandit. Elle repoussa sa fille avec fermeté et fit un pas en avant. Énée ne savait pas pourquoi, mais il savait que cette femme n'était pas Hélène Patricis. C'était autre chose. Une chose qui lui faisait peur.

— Qui suis-je alors, selon toi, Eklektos ? lança-t-elle.

— Clausius.

Le nom surgit de lui-même. Comme une évidence. Au moment où Énée le prononça, le décor changea. Le vent balaya le sable, envoyant une pluie de grain clair sur leurs visages. Ils baissèrent la tête et fermèrent les yeux. Le brouillard s'évapora, les arrachant au mirage.

Agnès poussa un cri.

Soudain, ils étaient de retour dans la galerie, au fond de l'annexe. La table était renversée. Cléon, agenouillé, contemplait ses mains pleines de cendre, de sang, et de poudre dorée. Pénélope se redressa, la main sur la poitrine, et aspira plusieurs bouffées d'air. À la place d'Hélène Patricis se trouvait un homme aux yeux violets, le menton recouvert d'une barbe hirsute, habillé d'une toge tombant en lambeau sur sa poitrine. Il tendit la main et empoigna le cou d'Agnès. Sylvan hurla et s'élança en avant, prêt à venir au secours de sa sœur. Énée le retint fermement par sa toge, alors que Cléon hurlait à son tour. Ses bras pleins de cendre et d'ichor s'enflammèrent. Sa chaire, rongée par le feu, se rétracta. De petites bulles percèrent à sa surface alors que l'homme éclatait de rire.

Clausius accentua la pression sur le cou d'Agnès. La citoyenne ne pouvait plus respirer, ses yeux sortaient de leurs orbites. Sylvan repoussa Énée en appelant sa sœur. L'historien tira plus fort sur sa toge pour le retenir et l'empêcher de se jeter en avant.

— Lâche-moi ! s'écria Sylvan.

— SYLVAN ! hurla Cléon. AIDE-MOI !

Cléon lâchait des hurlements horribles. Sa peau, rongée, se liquéfiait sous leurs yeux. Ses mains fondaient, ses os brûlaient. Figé d'horreur, Énée lâcha Sylvan qui se précipita vers sa sœur. Pénélope n'eut pas le temps de l'intercepter. Elle venait juste de se relever et peinait à retrouver l'équilibre, l'air perdue et hagard. Sylvan se jeta sur Clausius et le tyran le repoussa d'un mouvement de bras. Le dos du citoyen heurta le mur et fit tomber une étagère.

— Ne fais pas ça, mon garçon, lui dit Clausius alors que Sylvan s'effondrait sous un tas d'objets. Ne t'en prends pas à ta propre famille.

— Quoi ?

Clausius lui sourit. Au même moment, alors qu'Agnès fermait les yeux, il relâcha ses doigts. La jeune femme s'étala sur le sol, inconsciente. Clausius lui jeta à peine un regard, puis pointa ses propres iris du doigt.

— Tu descends de ma lignée, lui apprit-il. Comme ta mère avant toi.

— Non, chuchota Sylvan.

Énée n'arrivait pas à détacher son regard de Cléon. Ses mains n'étaient plus que des moignons, ses cris de souffrance étaient insupportables. Pénélope semblait elle aussi tétanisée, ses gestes étaient gauches, elle peinait à garder l'équilibre. L'historien se força à détourner les yeux pour se concentrer sur Sylvan et Clausius. Le tyran jubilait, tout en contant son histoire.

— J'ai passé plusieurs centaines d'années, enfermé dans un vase ! Je ne souhaite cela à personne. Un vase, c'est étroit, encore plus quand il est brisé. On est obligé de se raccrocher à de simples petites parois. Et qu'est-ce qu'on s'ennuie ! Vous me direz, cela laisse le temps d'élaborer des stratégies. Savez-vous ce que l'on ressent quand on est prisonnier ? J'espérais une libération rapide. J'espérais que quelqu'un – désireux d'obtenir un vœu – trouverait le vase et me libérerait. Je ne m'attendais pas à ce que les descendants d'Elpis me mettent des bâtons dans les roues et à ce qu'ils brisent le vase et volent la cendre.

Les yeux de Clausius se posèrent sur Énée. L'historien sentit son sang se glacer, alors que le tyran plaçait son doigt sur le bord de sa paupière.

— Tu lui ressembles, lui dit-il.

— Qu'est-ce que vous racontez ? s'exclama-t-il.

Énée ne savait que penser de ces paroles. Clausius était-il un affabulateur ? Un fou ?

— Vous êtes tous les deux nos descendants, leur apprit-il, un sourire aux lèvres.

Cela était-il seulement possible ? Est-ce que les ancêtres de Sylvan étaient réellement liés au tyran ? Est-ce que ceux d'Énée pouvaient avoir un lien avec Elpis ? De ce qu'il savait de Clausius, l'homme était issu d'une riche famille oligarque, ayant vécu bien avant la démocratie, du temps où Ishtma était gouvernée par des nobles. La plupart des familles citoyennes descendaient de ces gens. Quant à Elpis, Énée ne savait pratiquement rien de lui, en dehors du mythe. Dans certaines légendes, il n'était pas rare qu'on entende parler de dieu ayant eu des enfants avec des êtres humains, mais il ne connaissait pas d'aventure au dieu des rêves et de l'espoir.

— Je vois que tu t'interroges, Eklektos, lança Clausius. Tout cela t'intrigue. Tu as envie de savoir, n'est-ce pas ? Je le lis dans tes yeux bleus.

Ces yeux bleus. Comme ceux d'Elpis. Et les yeux violets de Clausius, à l'image de ceux de Sylvan.

— Ne t'es-tu jamais demandé d'où venaient tes dons, Énée Agïade ? reprit Clausius. Ne t'es-tu jamais demandé pourquoi tu faisais partie des élus ?

Énée baissa ses yeux vers ses mains. Il ne portait plus ses gants, elles étaient nues, balafrées, couvertes des restes de sang séché. Mille fois, il s'était demandé pourquoi lui et pas un autre. Pourquoi ses mains étaient-elles capables de lire dans le passé ? Pourquoi avait-il été choisi ?

— Ta mère aussi était une Eklektos, lui apprit Clausius.

— Non ! rétorqua Énée.

Sa mère n'avait pas de don. Il ne le lui en avait jamais connu.

— Son don ne s'est jamais activé, expliqua Clausius. Mais elle te l'a transmis par sa lignée, fils d'Elpis.

— Mon père s'appelle Zelos ! s'écria-t-il.

— Tu es le descendant d'Elpis. Tous les Eklektos sont des descendants de dieux.

Les mots le percutèrent de plein fouet. Cela semblait évident, et pourtant, Énée n'y avait jamais songé. Mais comment expliquer, autrement, que certaines personnes naissent avec des dons et d'autres pas ? Comment expliquer ce titre d'élu qu'on leur donnait ? Énée fixa de nouveau ses mains. Ses doigts capables de lire le passé. Se pourrait-il qu'il soit réellement le descendant d'un dieu ?

Un bruit sourd lui fit tourner la tête. Cléon s'était écroulé, les bras repliés sur sa poitrine, fondus jusqu'aux coudes. Énée eut un haut le cœur. Agnès était toujours inconsciente. Quant à Sylvan, il fixait Clausius, incapable de bouger. Énée vit Pénélope s'approcher de lui. Elle marchait avec difficulté.

— Vous allez me laisser partir, décréta Clausius. Je vais me rendre auprès de l'Archonte et l'éliminer afin de récupérer ce qui me revient de droit. Cette cité m'appartient. La démocratie n'aurait jamais dû être choisie. Je l'avais dit à Isral. Seul un homme peut gouverner une cité. Le collectif n'a que des désavantages et il ne faut jamais donner de pouvoir au peuple.

— Vous n'irez nulle part ! le contra Pénélope. Vous n'êtes rien, ni personne ici.

Clausius arqua un sourcil, l'air de s'apercevoir seulement de sa présence.

— Je ne sais pas qui vous êtes, mais je ne pense pas qu'une femme soit capable de se mettre en travers de ma route. Cela fait des années que j'attends cette libération. J'ai fait un vœu et il doit être exaucé.

— Moi aussi, j'ai fait un vœu, balbutia Cléon. Je veux ma femme.

Allongé sur le sol, gémissant, l'homme cherchait encore à récupérer son souhait. Il murmurait le prénom de sa femme. Clausius riva son regard sur lui, puis éclata de rire.

— Votre femme est morte.

Une plainte s'échappa des lèvres de Cléon. Sylvan, lui, arrêta de respirer. Pénélope agrippa le bras d'Énée, l'empêchant de se précipiter vers le citoyen pour réconforter son ami.

— Ma descendante m'a été fort utile, continua le tyran. Hélène m'a servi de lien avec l'extérieur durant toutes ces années. Malheureusement, son esprit ne l'a pas supporté. En versant la cendre dans ce vase, vous avez signé son arrêt de mort.

— Non, hurla Cléon.

— D'une certaine manière, vous l'avez libérée, sourit Clausius. Elle ira mieux désormais, sans ma présence dans son esprit.

Cléon se mit à pleurer, ses moignons collés contre sa poitrine. La scène était abominable. Énée ne savait pas quoi faire pour arrêter Clausius. Devait-il se mettre en travers de sa route ? L'empêchait de quitter l'annexe ? Il ignorait de quoi l'homme était capable. La poudre d'ichor recouvrait maintenant ses mollets et remontait sur ses cuisses. Son corps était imprégné de magie. S'il avait pu pénétrer l'esprit d'Hélène et l'habiter, il pourrait sûrement faire de même avec d'autres.

Si Clausius sortait de la galerie et trouvait l'Archonte pour l'éliminer, il pourrait – grâce à son vœu – mettre fin à la démocratie et installer sa tyrannie.

Clausius fit un pas en avant, prêt à traverser la pièce et sortir.

Au moment où il passa près d'eux, Énée tendit le bras et le toucha.

La dernière chose qu'il entendit fut le cri de Sylvan.

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