Chapitre 16 - La cendre des naufragés



Sylvan lui en voudrait sûrement si on le surprenait, mais Énée était suffisamment intelligent pour ne pas se faire repérer – du moins s'en figurait-il -, et il accéléra le pas en direction des villas. Une quinzaine de minutes était passée. Vu la rapidité du citoyen, et son empressement à rentrer, il devait déjà être arrivé. Énée prit son temps, pour laisser le plus de distance entre lui et les deux autres. Quand il arriva, le quartier était vide. Personne ne se trouvait à l'extérieur, ni à l'entrée de la demeure des Patricis. L'historien décida de contourner la villa pour rejoindre l'espace extérieur, situé en contrebas. Quand il venait ici, petit, Sylvan le faisait parfois entrer par les jardins. Ils aimaient bien s'y promener, puis descendre sur la plage pour tremper leurs pieds dans la mer. Ce n'était pas leur plage, mais c'était toujours la même mer, les mêmes vagues, la même eau froide et pleine de mystère.

Énée descendit le chemin caillouteux et se retrouva devant une série de colonnades blanches. Il les longea, jusqu'à atteindre une entrée dissimulée, utilisée par les domestiques et les esclaves. Après être resté quelques minutes, caché derrière un buisson taillé, pour s'assurer que personne ne s'y trouvait, il délaissa sa cachette et se glissa par l'entrée de service. Les couloirs étaient vides. Seuls quelques éclats de voix lui parvinrent.

Il remonta l'escalier qui donnait sur les cuisines et se glissa dans une alcôve, au moment où un esclave passait, les bras chargés de vaisselles. Il reconnut l'allure et la démarche de Nikolaos et se félicita de s'être caché. L'esclave l'aurait dénoncé sans aucun scrupule. Une fois la voie sure, il sortit de sa cachette, grimpa les escaliers, traversa un couloir et s'enfonça dans la villa, jusqu'à rejoindre l'atrium. Là, les voix se firent plus claires. Plusieurs lui étaient familières. Celle de Sylvan, parfaitement reconnaissable entre toutes, mais aussi celle d'Agnès et d'un autre homme. Avisant une statue d'Ishtma, beaucoup plus imposante que celle de l'atrium, Énée se dissimula derrière elle. Heureusement, sa maigre stature lui permettait de disparaître entièrement aux yeux des domestiques et esclaves qui pourraient être amenés à passer dans le couloir, tout en lui offrant la possibilité d'écouter.

Ainsi caché, il tendit l'oreille pour mieux entendre la conversation.

— Vous avez fait bon voyage ? demandait Agnès.

— Difficile, répondit l'homme.

Énée reconnut la voix de Cléon. Malgré les années passées, il se souvenait encore du timbre grave et du ton froid du chef de famille.

— Les dieux sont en colère, la mer était déchaînée et le remous des vagues ne nous a pas épargné. Heureusement, nous sommes arrivés sains et saufs jusqu'ici.

— Pourquoi Mère n'est-elle pas revenue avec vous ? demanda la voix de Sylvan.

Un tintement se fit entendre, comme si quelqu'un soulevait un verre.

— Les guérisseurs ont préféré la garder à Thémal, répondit-il. Votre mère souffre. Les prêtres sont inquiets, ils disent que son corps ne tiendra plus très longtemps.

— Par Asclios, chuchota Sylvan.

— Sylvan a retrouvé le vase, dit aussitôt Agnès. Nous allons pouvoir la guérir.

— Il m'en manque encore un morceau, ajouta le concerné.

— Vous avez toujours la cendre ?

— Oui, elle est en lieu sûr.

— Bien ! Dans ce cas, vous serez ravi d'apprendre que j'ai retrouvé la dernière pièce.

Énée tendit l'oreille. Un raclement, suivi de chuchotement, lui parvinrent. Il n'entendait plus ce qui se disait, à part quelques bribes. Son cœur se mit à battre plus fort. Cléon avait retrouvé le dernier morceau du vase ? Celle avec l'anse ? Un frisson le parcourut à cette pensée. Le vase allait enfin pouvoir être complété et sa magie utilisée. Sylvan n'aurait plus qu'à retourner à la galerie, compléter la poterie et verser la cendre. Et après ? Quelle catastrophe risquait-il d'enclencher ? Son esprit foisonnait de scénarios. Cette reconstitution allait-elle les conduire à une tragédie ? Ou leur apporterait-elle la guérison espérée ? Énée devrait peut-être partir. Les laisser faire et ne plus s'en soucier. Ce n'étaient pas ses affaires après tout.

— C'est parfait, lança Agnès. Sylvan n'aura plus qu'à verser la cendre.

— Nous pourrions y aller dès maintenant, proposa Cléon.

— C'est juste... En fait..., fit la voix de son ami.

Énée se figea, tendant un peu plus l'oreille. Il lui semblait percevoir une hésitation dans le ton de Sylvan.

— Qu'avez-vous à dire ? le pressa Cléon.

— Je ne suis plus convaincu que ce soit une bonne idée.

Un silence plana, suivi d'un bruit sourd. Comme de la vaisselle éclatant sur le sol ou un siège renversé. Énée n'osait pas bouger. Que s'était-il passé ?

— Vous n'êtes pas convaincu ? répéta Cléon. Vous préférez laisser votre mère mourir ?

— Ce n'est pas ça ! répondit Sylvan. C'est seulement... En fait... J'ai réfléchi. Ne croyez-vous que nous devrions accepter la volonté des dieux ? Mère est mourante, nous le savons. Ses organes se meurent, son esprit aussi. Je l'aime par-dessus tout, mais je ne veux pas prendre le risque de déclencher une catastrophe en tentant de la sauver.

— Qu'est-ce que vous racontez, Sylvan ! Qui vous a mis ces idées dans la tête ?

— C'est sûrement l'Eklektos, lança Agnès. Sylvan a passé beaucoup de temps avec cet étranger.

À nouveau, un silence plana, suivi d'un bruit sourd, plus fort cette fois-ci. Énée retint son souffle. Quelque chose se passait dans l'atrium ! Une chose terrible, et lui restait sans rien faire, à écouter. Il entendit le bruit d'un coup. Puis d'un autre. L'image d'un corps que l'on frappait et jetait lui vint à l'esprit. Il faillit sortir de sa cachette, se manifester et intervenir. Mais il n'était pas certain de ce qu'il se passait, et il n'était pas sûr que cela ne ferait pas qu'empirer les choses...

— Vous avez revu ce garçon !? éructa Cléon. Vous avez osé retourner le voir ?

— Énée est lego historia ! s'écria Sylvan. Je savais qu'il pourrait m'aider à lire le vase, si je le retrouvais. Il peut m'aider à ...

— Vous n'êtes qu'un menteur, Sylvan ! Je vous ai moi-même expliqué comment utiliser ce vase, vous n'aviez pas besoin de lui. Vous ne cherchiez qu'une excuse pour revoir ce métoïkos. Je vous avais pourtant interdit de le retrouver.

— Mais père, je...

Un nouveau coup. Plus fort que le premier. Énée se tendit, ses poings étaient si contractés qu'ils lui faisaient mal. Ses ongles s'enfonçaient dans ses paumes. Et si Cléon tuait Sylvan ? Il allait intervenir. Il fallait qu'il intervienne.

— Je vous ai expliqué pourquoi vous ne deviez plus le voir ! Je vous l'ai dit ! hurla Cléon. Si vous passez du temps avec ce garçon, il finira par comprendre d'où vient la cendre et comment nous l'avons obtenue. S'il poursuit ses investigations, il creusera dans l'histoire et comprendra qu'elle venait de sa cité.

— Énée ne sait pas que ses parents étaient en mission pour notre famille, répliqua Sylvan. Il ne sait pas pourquoi ils sont partis en mer. Il ne le saura jamais.

Énée arrêta de respirer. Du sang perla dans ses mains. Son cœur battait fort. Trop fort. Son estomac se contracta. Qu'avait-dit Sylvan ? Qu'avait-il dit ?

— Il finira par le savoir, un jour ou l'autre, reprit Agnès.

— Votre affection pour lui portera préjudice à notre famille, continua Cléon. Je connais votre cœur, Sylvan. Je connais aussi vos vices. Ce garçon vous plaît et malgré le dégoût que cela m'inspire, je n'ai jamais rien dit durant votre jeunesse, mais cela suffit désormais. Je ne veux plus jamais que vous le revoyez ! Votre devoir va envers votre famille et votre futur mariage. Dois-je vous le rappeler une nouvelle fois à ma façon ?

Énée n'entendit pas la réponse de Sylvan, mais il perçut le ton glaçant de Cléon.

— Vous croyez que je ne le sais pas ? murmura Sylvan. Je fais tout pour ma famille, je fais tout pour retrouver ce vase et pour sauver ma mère.

— Non ! Vous ne faites pas tout ! tonna-t-il.

Énée ne parvenait plus à respirer. Ses parents étaient en mission pour le père de Sylvan. Ses parents étaient partis en mer chercher la cendre d'Elpis. Pourquoi n'avaient-ils rien dit ? Pourquoi ne lui avaient-ils pas tout expliqué avant de prendre la mer ? Énée croyait qu'ils partaient seulement pour quelques jours afin de trouver du poisson, comme ils le faisaient parfois. Il ignorait qu'ils retournaient à Sparcia et qu'ils œuvraient pour Cléon. Sylvan le savait. Sylvan ne lui avait rien dit. Ses mains tremblaient. Il hésita à s'enfuir. Il s'apprêtait à le faire, quand Cléon reprit.

— Vous croyiez que j'ai pris plaisir à me débarrasser de ces sparciens ? tonna Cléon. C'était la seule façon de récupérer la cendre ! La seule. Quand j'ai envoyé ces étrangers en mission et qu'ils ont eu la bêtise de faire naufrage, vous savez ce que j'ai ressenti ? Est-ce que vous en avez seulement la moindre idée ? J'ai dépensé sans compter pour retrouver ce navire ! La femme s'était noyée, mais l'homme était encore en vie ! Il tenait l'urne d'Elpis contre lui, refusant de me la donner, tant que je n'irai pas chercher le corps de son épouse. Il était hors de lui, prêt à détruire l'urne et notre seul espoir de sauver votre mère. Je n'ai pas eu d'autres choix que de m'en débarrasser.

Énée arrêta de respirer, le cœur comprimé, l'estomac noué. Il sentait une bile amère remonter dans sa gorge. Soudain, il se retrouva à terre, les mains sur la tête, le corps secoué de spasmes. Il ne voyait plus rien, il n'entendait plus que les cris de Cléon et se repassait les images du bateau de ses parents, dans sa vision, se fracassant contre les rochers. Le corps de sa mère flottant à travers les vagues. Son père, les yeux écarquillés, serrant dans ses bras cette urne noire qu'il reconnaissait désormais.

Son père avait survécu au naufrage. Il était en vie, et Cléon – le père de son meilleur ami – l'avait achevé. Énée n'arrivait plus à respirer. Il voyait flou. Son cœur battait trop fort. Cléon avait tué son père. Cléon était responsable de la mort de ses parents.

Sylvan le savait. Sylvan le savait. Sylvan le savait.

Sylvan avait couché avec lui alors qu'il était au courant pour ses parents.

Un gémissement lui échappa. Aussitôt, il plaqua sa main sur sa bouche, répandant du sang sur ses lèvres, à cause de ses paumes meurtris. Il tentait de masquer les tremblements de ses mains. Dans la pièce voisine, les voix devinrent des chuchotements, Énée n'avait qu'une seule envie : s'enfuir. Loin, très loin de la villa. Il n'aurait jamais dû venir ici.

— Nous allons nous rendre à la galerie, décréta Cléon.

— Nous devons sauver notre mère ! ajouta Agnès. C'est notre famille avant tout.

— Elle n'aurait pas souhaité cela..., entendit-il Sylvan murmurer.

À nouveau, un bruit sourd. Un coup. Énée resta sans bouger. Son cœur battait trop fort. Il avait peur. Et si Cléon le découvrait ici ? Que devait-il faire ?

— Je ne peux pas faire ça, murmura Sylvan.

— Dans ce cas, restez-ici, décréta Cléon. Continuez de faire honte à votre famille, Sylvan. Choisissez votre métoïkos, abandonnez votre mère. De toute façon, vous avez toujours été une déception pour moi. Je trouverai bien une famille citoyenne pour unir Agnès à véritable citoyen. Je préfère cela plutôt que de confier notre oikos à un lâche.

— Énée a parlé au dieu..., murmura Sylvan. Il ne faut pas...

Un nouveau coup étouffa ses paroles. Énée contracta les poings. Il sentit la douleur affluer dans ses mains, ses ongles profondément enfoncés. Des bruits de pas se firent entendre. Il resta plaquer contre le mur, caché derrière la statue, incapable de bouger. L'historien retint sa respiration, alors que Cléon et Agnès passaient devant lui. Ils s'éloignèrent dans le couloir et le laissèrent seul, le cœur battant à tout rompre.

Énée hésita à partir. Il avait le choix. Il pouvait fuir, récupérer les jumelles, retourner au village, prendre un bateau et quitter Ishtma. Il pouvait mettre un terme à cette histoire et décider de ne plus jamais revoir Sylvan. Décider de le détester à tout jamais. Parce que Sylvan lui avait menti, parce qu'il savait que son père avait assassiné le sien, que sa famille était responsable du décès de la sienne. Parce qu'il l'avait utilisé.

Énée pouvait faire ce choix. Il était libre de s'en aller.

Comme Pénélope avant lui.

Son cœur continuait de battre, assourdissant. Il prit une inspiration. Puis une autre. Une autre encore. Il lui semblait être à la croisée d'un chemin, sans savoir lequel choisir.

Une conversation, surgie du passé, lui revint à l'esprit. Il avait huit ans. Son père emballait leurs affaires, prêts à quitter Sparcia et s'enfuir, pour éviter que le roi apprenne son existence et vienne le chercher pour l'éliminer. Sa mère, assise, sur une chaise, pleurait, la tête entre ses mains. Énée ne savait pas quoi faire pour l'aider. La tête prisonnière de ses maux de tête, le petit garçon observait sa mère d'un air perdu. Il fixait ses mains en se demandant s'il pouvait les couper pour éviter qu'ils ne soient obligés de partir et de tout quitter. Sa mère avait relevé les yeux et croisé son regard. Un sourire triste avait étiré ses lèvres.

— Tu pleures à cause de moi ? avait demandé Énée.

— Non, mon chéri, avait-elle répondu. Je pleure parce que je ne sais pas où ce chemin va nous mener. Parce que j'ai peur de tout quitter. Mais jamais, jamais, je ne pleurerai à cause de toi.

— Comment on sait quel chemin il faut prendre ?

Elle avait tendu ses bras et posé le petit garçon sur ses genoux, avant d'embrasser sa tempe.

— C'est difficile de choisir. La vie mettra toujours des pierres et des barrières sur ton chemin. À toi de décider si tu en fais un mur, ou un pont.

— Le chemin le plus sûr, c'est toujours celui du cœur, avait ajouté son père.

Il s'était agenouillé devant sa femme et son fils. Tous les trois s'étaient enlacés. Ils étaient ensemble, c'était tout ce qui comptait, et ils s'aimaient. Leurs cœurs battaient à l'unisson.

Énée reprit contact avec la réalité. Il prit sa décision. Le passé appartenait au passé. Ce qui comptait, c'était le futur. Il n'allait pas laisser sa haine, sa peine, sa rancœur, sa tristesse, son désir de vengeance, l'habiter. Il allait avancer. Suivre son cœur et ce qu'il lui dictait. Il sortit de l'ombre de la statue et entra dans l'atrium. La pièce était sans dessus de dessous. Une statue avait été renversée. Des coussins abandonnés sur le sol. La table au centre était retournée. Sylvan, les bras autour des genoux, assis sur le sol, pleurait. Son menton et son nez étaient couverts de sang. Le cœur d'Énée se serra quand il le vit. Il fit un pas dans la pièce, prudemment, comme s'il approchait d'un chaton blessé, avant de s'agenouiller.

— Sylvan, murmura-t-il en posant une main sur son genou.

Sa main laissa une trace de sang sur la toge du citoyen. Sylvan releva la tête. Ses yeux violets, recouverts de larmes, affichaient sa peine et son désespoir. Il cligna plusieurs fois des yeux. On aurait dit qu'il ne le voyait pas. Énée se pencha vers lui et essuya ses larmes sur sa joue d'un baiser. Sylvan sembla reprendre vie. Ses yeux croisèrent les siens et un torrent de larmes en jaillit.

— Je voulais te le dire, pleura-t-il. Je voulais... Mais je ne pouvais pas... Tu m'aurais détesté ! Tu aurais haï ma famille. Tu m'aurais... Je suis un monstre... un monstre... Je fais toujours tout échouer... Je suis un mauvais fils... Je suis un ami minable... Je ne suis pas...

— Je t'aime.

Les mots avaient jailli. Simplement. Sylvan plongea ses yeux dans les siens. Énée sentit son cœur fondre et battre plus fort. Il avait détesté Sylvan. En cet instant, il le haïssait pour ne lui avoir rien dit. Pour avoir su pour ses parents, mais avoir gardé le secret. Mais il le détestait aussi fort qu'il l'aimait. Et il ne pouvait pas supporter la tristesse et la douleur qu'il voyait au fond de ses yeux. Ces mots, il ne les prononçait pas uniquement par pitié, mais parce que c'était ce qu'il ressentait à cet instant. Parce qu'il voulait le lui dire depuis des années.

— Tu ... m'aimes ? chuchota Sylvan. Tu m'aimes alors que mon père a tué le tien ? Tu m'aimes alors que ma famille est responsable de la perte de la tienne ? Alors que je t'ai poussé contre deux artefacts ? Alors que tu as failli mourir trois fois à cause de moi ? Alors que je suis un menteur ? Un esclavagiste ? Un ...

— Je t'aime ! répéta Énée, plus fortement. Je t'aime parce que tu as voulu me protéger en me dissimulant la vérité. Parce que tu veux sauver ta mère. Parce que tu as libéré Pénélope, comme je te l'avais demandé. Parce que tu aimes les objets anciens. Parce que même si tu es incapable d'aligner des pièces dans l'ordre sur des étagères et que tu ne sais pas ranger, j'aime ton bordel désorganisé. Je t'aime, parce que tu es tout pour moi, et que je crève de te le dire depuis des années. Je t'aime depuis toujours, Sylvan Patricis, parce que tu es un imbécile.

— Tu es fou, Énée.

— Certainement. Tu as raison. Mais je t'aime quand même.

Un sourire étira ses lèvres. Ce sourire qu'il aimait tant. Cette bouche qu'il rêvait d'embrasser encore et encore.

— Et toi ? demanda-t-il, d'un ton ferme.

— Moi ? répéta Sylvan.

— Est-ce que tu m'aimes ?

Trois petits mots. Il les lui avait déjà dit une fois. Il pouvait recommencer. Malgré son air sûr de lui, Sylvan n'était pas homme à avouer facilement ses sentiments. Il n'était pas aussi grandiloquent qu'il le laissait penser. Il s'habillait de masques. Il jouait des rôles pour plaire à tout le monde, et il s'oubliait lui. Mais Énée connaissait sa vraie nature. Il connaissait son vrai visage et c'était cet homme-là qu'il voulait retrouver. Celui qui avait chuchoté trois petits mots sur une plage, il y a quelques années, alors qu'il le croyait endormi. Ses yeux violets, brillants de larmes, fondirent sur lui.

— Bien sûr que je t'aime, chuchota-t-il. Je t'ai toujours aimé.

Le cœur d'Énée cessa de battre. Puis il repartit. Plus vite. Plus fort. La main de Sylvan chercha la sienne. Énée essuya ses larmes sur ses joues, puis posa ses lèvres contre les siennes.

— Est-ce que tu pourras me pardonner ? chuchota Sylvan à son oreille.

— Oui, répondit-il. Mais maintenant, il faut tout faire pour empêcher ton père de reconstituer ce vase et d'utiliser la cendre.

— Mais... et si le mythe disait vrai ?

— Et s'il disait faux ?

Énée fixa son regard dans le sien. Il avait vu Elpis. Le dieu l'avait mis en garde. Depuis le début, il était persuadé que c'était une mauvaise idée. Sylvan resserra ses mains sur les siennes. En abandonnant cette quête, en refusant de reconstituer ce vase, Énée savait quel sacrifice il exigeait. Sa mère ne survivrait pas. Elle terminerait sa vie à Themal et s'éteindrait. Mais la mort faisait partie de la vie. C'était dur. Tragique. Mais il fallait savoir l'accepter. On ne pouvait pas toujours lutter contre la maladie.

— D'accord, chuchota Sylvan.

À cet instant, des bruits de pas se firent entendre dans le couloir. Énée et Sylvan tournèrent la tête d'un même mouvement et leurs yeux se posèrent sur Pénélope. La jeune femme, sa tresse pendant sur le côté, était essoufflée. Elle écarquilla les yeux en voyant l'état de l'atrium.

— Qu'est-ce qui s'est passé ici ? s'exclama-t-elle.

— Peu importe, répondit Énée en se redressant. Où sont mes sœurs ?

— Alcibiade les raccompagne au village. Il s'est dit que c'était l'occasion d'emmener les enfants sur le forum pour voir les temples au passage.

Énée hocha la tête, puis tendit sa main à Sylvan pour l'aider à se redresser. Une fois debout, le collectionneur remit sa toge en place, avant de faire signe à Pénélope de s'avancer. En quelques mots, il lui résuma la situation. La princesse déchue ne dit rien. Ses yeux allaient d'Énée à Sylvan. Elle finit par lâcher un soupir long et blasé.

— Décidément, vous ne faites rien à moitié tous les deux.

— Tu n'es pas obligé de nous aider, dit Sylvan. Tu es libre.

— Vous croyez vraiment que je vais vous laisser seuls pour régler cette histoire ? Hors de question ! Vous êtes aussi peu doués l'un que l'autre. Jusqu'à preuve de contraire, je suis la seule personne ayant eu l'intelligence de ne pas toucher ou lécher le moindre artefact jusqu'ici.

— Eh ! s'exclama Énée. C'est sa faute.

— C'est bien ce que je dis, vous aurez besoin de moi.

Elle s'avança vers Sylvan et l'aida à renouer sa toge, avant de reculer. Malgré son nouveau statut, elle continuait à s'occuper de son ancien maître.

— Je suis la seule à savoir me battre ici.

— Je n'ai pas l'intention de me battre contre mon père, répliqua Sylvan.

— Vous les isthmaiens, vous êtes trop pacifiste.

— Je ne suis pas pacifiste ! répliqua Énée. Je manie très bien le lancer d'assiettes.

— Je peux en témoigner ! confirma Sylvan.

— Bien ! Où doit-on aller ?

— À la galerie ! Venez.

Sylvan leur fit signe de le suivre. Ils laissèrent la pièce en désordre et s'engagèrent dans les longs couloirs. Énée ignorait où cela allait les mener, mais il était bien décidé à s'opposer à Cléon et sa fille. Alors qu'il marchait, il sentit les doigts de Sylvan effleurer les siens. Quand ils arrivèrent dans l'entrée, et qu'ils ressortirent à l'air libre, dans le quartier des villas, les doigts du citoyen se refermèrent sur sa paume blessée. 

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