Chapitre 14 - Les mains du lego historia


Énée était en train d'étudier une statue d'Asclios quand Sylvan revint dans l'atrium. Ses doigts épousaient les formes de la statue et il s'amusait à lire en elle, pour comprendre comment elle avait été créée, et en apprendre plus sur son histoire. Aussitôt, comme pris en faute, l'historien retira ses doigts d'un air coupable, avant de se tourner vers son ami qui l'observait. Il mit ses mains dans ses poches et attendit que le citoyen prenne la parole. Sylvan finit par pousser un soupir et traversa la pièce pour récupérer son verre de vin, abandonné sur la table.

— Tu ne peux pas t'en empêcher, souffla-t-il.

— Je vérifiais juste un truc.

Un sourire étira les lèvres de Sylvan, qui s'effaça aussitôt.

— Ludovicus était en colère, indiqua-t-il. Il m'a demandé de te renvoyer.

— Tu vas le faire ?

Sylvan avala une gorgée de son vin en secouant la tête de droite à gauche. Énée se sentait à la fois soulagé et agacé. Comment l'autre avait-il pu exiger un renvoi alors qu'il racontait un mensonge ?

— Je n'ai fait que dire la vérité, se défendit-il.

— Tu aurais pu le faire différemment, ou de façon plus subtil, Ludovicus est susceptible.

— C'est son problème, pas le mien.

— Peut-être, mais il s'agit de mon futur beau-père, je ne dois pas me le mettre à dos.

— Tu as vraiment envie de te marier avec cette femme ?

Énée n'arrivait pas à croire que ce soit le désir de Sylvan. Elle n'était même pas jolie ! Ce dernier termina son verre en haussant les épaules.

— Non, mais je dois le faire, c'est ce que ma famille attend de moi.

— Quand je serai citoyen, je ne me marierai pas, et je n'aurais pas d'enfant.

Un sourire triste étira les lèvres de Sylvan.

— C'est dommage.

— Peut-être, mais je refuse de faire semblant.

Leurs regards se croisèrent. Énée tentait de transmettre un message à Sylvan par les pensées. Quel dommage qu'il ne soit pas télépathe, cela l'aurait bien arrangé. Cela dit, il était persuadé que Sylvan avait compris ce qu'il sous-entendait. Le citoyen préférait juste vivre dans le déni. C'était plus confortable.

— Cette statue t'a appris quelque chose ? demanda Sylvan en pointant la représentation d'Asclios du doigt.

— Ne change pas de sujet ! s'agaça Énée.

— Je ne change pas de sujet. Je sais que tu aimes caresser les statues.

— Toucher les statues.

— Tu lui as demandé son consentement au moins ?

— Et toi, tu m'as demandé le mien quand tu m'as poussé la dernière fois ?

Sylvan leva les bras, l'air de rendre les armes, un sourire amusé aux lèvres.

— Tu as l'air en forme en tout cas. Et j'ai promis de ne plus te pousser. Alors, cette statue ?

— J'ai vu son sculpteur en pensée. Il avait de belles mains.

Sylvan arqua un sourcil, son sourire s'agrandit.

— Ah oui ?

— Oui.

— Plus belle que les tiennes ?

— Personne n'a de plus belles mains que les miennes, se vanta Énée.

— Laisse-moi juste vérifier.

Sylvan s'avança. Énée ne recula pas. À la place, il tendit ses mains, jusqu'à ce que les doigts du citoyen entourent les siens. Son ami caressa ses doigts, traçant des ronds sur sa paume ouverte.

— Il faudrait que je rencontre ce sculpteur pour tester ta théorie, sourit Sylvan.

— Même pas en rêve, répliqua-t-il.

— Jaloux ?

— Est-ce que ta fiancée a de plus belles mains ? répondit Énée à la place.

— Non.

Sylvan lui fit une pichenette sur le nez, puis lâcha ses doigts et s'éloigna pour se servir un nouveau verre. Il l'avala d'un trait.

— Et si tu m'accompagnais à la galerie ? Je dois te montrer quelque chose.

Énée hocha la tête et emboîta le pas de Sylvan. Les deux hommes traversèrent le couloir, puis s'arrêtèrent quelques instants dans le péristyle, où l'historien jeta un regard à ses sœurs, assise en contrebas. Les jumelles se tenaient sur un banc, face au précepteur des Patricis. L'homme parlait à grand renfort de ses bras et les enfants – au moins cinq – fixaient sur lui de grands yeux ronds. Sylvan présenta les petits un à un. Il s'agissait tous de métoïkos, accueillis et parrainés par la famille. Le citoyen souhaitait préserver cette tradition familiale, afin d'offrir une école aux étrangers n'en ayant pas accès. Énée posa sa main sur la rambarde entourant le balcon donnant sur la cour ouverte et se pencha en avant. Cette vision des enfants le ramena plusieurs années en arrière, lorsqu'il venait ici. La première fois, son père l'avait accompagné. Un messager était passé au village pour présenter l'offre des familles citoyennes. Ses parents avaient beaucoup hésité et s'étaient laissés convaincre par Cléanthe et Thétis. Ces derniers n'avaient jamais pu bénéficier du programme de charité mis en place par la nouvelle loi votée par l'Ecclésia. Leur fils devait reprendre la ferme familiale, mais la guerre leur avait arraché. Ils avaient fini par convaincre ceux d'Énée d'emmener leur fils là-bas. Un homme éduqué pouvait être utile de bien d'autres manières que sur un champ de bataille, et le don de leur fils plairait sûrement à de futurs employeurs.

Les yeux de Cléon, le père de Sylvan, avaient brillé de convoitise lorsque son regard s'était posé sur Énée. Son père lui racontait leur histoire, leur traversée à travers la mer, leur installation difficile au village. Cléon n'en avait cure. La seule chose qui lui importait, c'était d'être bien vu aux yeux des autres familles et d'accueillir des étrangers, surtout ceux avec des dons, pour s'en vanter. Avant d'accepter de prendre Énée, Cléon avait récupéré une statuette minuscule, sculptée dans de l'ivoire, et peinte en indigo, pour la mettre dans la main du petit garçon.

— Dis-moi ce que tu vois, lego historia, avait-il ordonné.

À l'époque, Énée ne maîtrisait pas encore son don. Les images lui faisaient mal à la tête. Chaque objet qu'il touchait faisait naître une horrible migraine qu'il peinait à faire passer. Son père avait serré les dents face à l'injonction du citoyen, une main posée sur l'épaule de son fils. Énée avait gardé les yeux fermés un moment, avant de les rouvrir et de tendre la statuette à Cléon. Faisant fi de sa migraine, le petit garçon de dix ans avait dit :

— Elle vient de Crinthos, elle a été retrouvée dans le temple de Vela. C'est une représentation de la divinité sortant de la cuisse de son père, Taos. Le sculpteur était...

— C'est bon, l'avait coupé Cléon. Je le prends. Amenez le ici deux fois par semaine, notre précepteur se chargera de lui.

— Et... pour l'argent ? avait demandé son père, les dents serrées.

— Tout est gratuit. Nous sommes des citoyens charitables.

Son père avait hoché la tête, tout en continuant à serrer sa main sur l'épaule de son fils. Énée avait relevé vers lui ses yeux d'enfant apeuré, le suppliant par la pensée de le garder à ses côtés. Il n'aimait pas cet endroit, il n'avait aucune envie de côtoyer d'autres enfants et qu'on lui mette des tas d'objets entre les mains. Il avait mal à la tête à cause de la statuette. Son père s'était agenouillé, l'avait embrassé sur le front, puis s'en était allé. Énée avait senti les larmes lui monter aux yeux. Il les avait retenus. Il ne devait plus pleurer, il était grand désormais.

Cléon lui avait indiqué le péristyle, où les cours avaient lieu. Il lui avait arraché la statuette des mains et l'avait envoyé rejoindre les autres enfants. Ils étaient six et parmi eux se trouvaient une fille aux longs cheveux bouclés et un garçon aux yeux violets, les plus beaux qu'il n'eut jamais vu. La petite fille donnait des ordres à tous les domestiques et esclaves autour d'elles, et même aux autres enfants. Le précepteur peinait à attirer l'attention des petits. Énée s'était assis dans un coin, les yeux rivés sur les statues qui entouraient le lieu et sur les hautes colonnes recouvertes de décors colorés. Il n'y avait pas cela au village et sa maison était plus spartiate. Ici, tout respirait le luxe et l'argent. Énée fixait le sol en se triturant les mains quand une ombre s'était avancée.

— Tu es nouveau ?

La voix du garçon était claire, aigüe, propre aux enfants. Énée avait tourné la tête, rencontrant les iris violets de Sylvan pour la première fois.

— Tu t'appelles comment ? avait demandé le petit garçon.

— Énée.

— Moi c'est Sylvan. T'as des yeux bizarres, avait-il répondu.

— Toi aussi.

Des yeux bleus et violets, cela ne se voyait pas tous les jours. Cette particularité les avait rapprochés, ils s'étaient assis l'un à côté de l'autre, jusqu'à ce que le précepteur parvienne enfin à réclamer le silence. L'homme s'était lancé dans une longue explication historique, barbante, d'une voix monotone prêtant à la sieste. Malgré cela, Énée était captivé. Il adorait écouter des histoires, entendre les récits du passé, connaître la vie des dieux.

À la fin de cette première journée, alors qu'il s'apprêtait à partir, Sylvan avait saisi sa main pour l'entraîner dans une pièce annexe, à l'écart. Une pièce recouverte de coussins et de tentures, donnant à l'endroit un ton chaud et réconfortant. Il s'était penché vers une malle pour l'ouvrir et sortir une paire de gants.

— Tiens, c'est pour tes mains. Comme ça, tu ne seras pas obligé de lire, si tu ne veux pas, et tu n'auras plus mal à la tête.

Un sourire avait étiré les lèvres d'Énée. Le même sourire qu'aujourd'hui, alors qu'ils quittaient le péristyle, laissant les jumelles et les autres enfants avec Alcibiade, pour rejoindre l'extérieur. Sylvan lui avait toujours répété cette phrase : « tu n'es pas obligé de lire si tu ne veux pas ». Il avait toujours veillé sur lui. À chaque fois qu'un enfant de citoyen l'insultait, il prenait sa défense. C'était pour cela que ses exigences des derniers jours l'avaient autant peiné.

Perdu dans ses pensées, Énée ne s'aperçut qu'ils avaient quitté le quartier des villas que quand ils s'enfoncèrent dans la ville. Le forum était en ébullition. Les maraîchers appelaient leurs clients à venir goûter leurs spécialités, tandis que des prêtres et prêtresses s'occupaient de parer les temples de décoration pour les Isthmathénée. Sylvan saluait quelques personnes de sa connaissance, il s'arrêtait parfois pour discuter avec des hommes en toge, accompagné ou non d'une esclave. Quand il se mit à parler plus longuement avec un citoyen, obligeant Énée à rester en retrait, ce dernier laissa son regard courir sur l'espace autour de lui et ses yeux remontèrent jusqu'au musée. On ne pouvait pas l'ignorer, il dominait le forum et le surplombait.

Énée avait tant rêvé d'y travailler. Son rêve était à portée de main. Soudain, il entendit son nom et tourna la tête. L'historien croisa le regard de Sylvan qui le pointait du doigt et l'appelait à le rejoindre auprès de l'homme avec lequel il discutait.

— Je crois que tu connais déjà Hippolyte Praticia, le présenta Sylvan. Monsieur Patricia, voici Énée Agïade.

Son sang se glaça. Comment Énée avait-il fait pour ne pas reconnaître le conservateur ?

— Euh... oui, marmonna-t-il.

— Enchanté, Monsieur Agïade.

Énée sentit ses doigts trembler quand ils entrèrent en contact avec la main rugueuse du conservateur.

— Énée est un brillant historien, raconta Sylvan. Il rêve de travailler au musée.

Les yeux noirs du conservateur le toisèrent, on aurait dit qu'il cherchait à le percer à jour et à lire en lui. Énée se demanda s'il l'avait reconnu. La dernière fois qu'il s'était retrouvé face à lui, c'était il y a deux ans. Il était mieux vêtu alors et ne portait pas une tâche de jus d'abricot au milieu de sa chemise. Pourquoi ne s'était-il pas changé ? Il aurait dû demander à Sylvan de lui prêter une toge.

— Avez-vous envoyé votre candidature ? demanda le conservateur.

Énée serra les dents. L'homme ne se souvenait pas de lui. Ce constat lui fit plus mal que le reste, car lui se rappelait très bien l'humiliation que le conservateur lui avait fait subir, et des nombreux refus lors de ses candidatures. Il était même persuadé qu'une partie de ses lettres n'avaient pas été lu. Énée allait répondre, mais Sylvan fut plus rapide.

— Pas encore, mais cela ne saurait tarder. Énée a bénéficié d'une formation offerte par ma famille quand il était enfant.

— Possédez-vous le statut de citoyen, Monsieur Agïade ? demanda le conservateur.

— Euh...

Ses yeux, affolés, cherchèrent Sylvan.

— Les papiers sont en cours, répondit son ami. Énée travaille pour moi depuis quelques semaines et ses compétences méritent d'être récompensées. J'ai effectué une demande auprès de l'Archonte pour régulariser sa situation et le parrainer. J'ajouterai une lettre de recommandation à sa candidature.

— Fort bien, répondit le conservateur. Je vous dis donc à bientôt, Monsieur Agïade.

Sur ces mots, le conservateur disparut dans la foule, les laissant seuls. Choqué, Énée ne savait plus quoi dire. Sylvan avait-il réellement effectué les démarches auprès de l'Archonte, ou avait-il menti ? Le citoyen tendit sa main et récupéra son poignet, afin de l'entraîner dans les ruelles, jusqu'aux galeries. Énée le suivit tel un pantin, perdu dans ses nombreuses pensées qui tournaient et retournaient. Quand Sylvan s'arrêta devant sa galerie, sa main alla trouver la serrure dissimulée sur un côté du mur et il y enfonça une petite clef.

— Un artefact, précisa-t-il. Cela évite que des voleurs entrent pendant mon absence.

Énée hocha la tête et le suivit à l'intérieur. Il n'arrivait toujours pas à croire qu'il venait de parler au conservateur. Sylvan traversa la pièce pour ouvrir les rideaux, puis vint à son bureau. Ce dernier était recouvert de papiers et de documents qui s'empilaient dans tous les sens. La galerie était sens dessus dessous. Rien n'était rangé. C'était affolant de constater à quel point le collectionneur pouvait être bordélique.

— Tu as déposé une demande auprès de l'Archonte ? demanda Énée en s'avançant vers lui.

— Oui.

Les mots de Sylvan, simples, francs, le laissèrent sans voix.

— Pourquoi ?

Le citoyen releva la tête tout en continuant d'empiler ses documents. Il en jeta une partie sur un rebord de son bureau, puis poussa un soupir.

— Pourquoi ne l'aurais-je pas fait ? interrogea-t-il. Je t'ai promis de te parrainer si tu m'aidais à retrouver cet artefact et à reconstituer le vase.

— Je ne pensais pas que tu le ferais.

Le Sylvan du passé l'aurait fait. Sauf qu'Énée connaissait mal l'homme devant lui. Il avait cru l'apercevoir au village, à son chevet, mais en le voyant avec Ludovicus et Théa, il s'était remis à douter. Sylvan portait des masques, il affichait plusieurs facettes, selon ses humeurs et les personnes qu'il côtoyait. Comment savoir lequel était le vrai ? Lequel était son ami ? Des feuilles glissèrent sur le sol. Sylvan se pencha pour les ramasser en pestant, puis les étala devant lui, avant de se laisser tomber dans son fauteuil. Il croisa ses mains et plaça sa tête dessus, avant de le fixer.

— Je tiens toujours parole, je te l'ai dit.

— Oui, mais...

— Mais quoi ? le coupa-t-il. Je ne suis pas un menteur, Énée. Je t'ai blessé, trahi, mais jamais menti. Je vais faire de toi un citoyen, même si nous n'allons pas au bout de cette mission, parce que je te le dois.

— Et pour Pénélope ?

— Pénélope est libre.

Énée cligna des yeux. Avait-il bien entendu ?

— Quoi ?

— Je le lui ai annoncé en revenant à Ishtma.

— Mais ce matin... Je l'ai vu à la villa... Vous étiez ensemble... puis...

Sylvan leva la main pour le faire taire.

— Elle souhaite rester avec moi jusqu'à ce que nous ayons terminé cette aventure. Ensuite, je lui mettrai un navire à disposition et elle rentrera chez elle.

Énée tombait des nus. Est-ce que l'être égoïste qu'il pensait que Sylvan était devenu n'était qu'une façade ? Ou est-ce que les événements survenus sur la plage l'avaient fait réfléchir ? Incapable de mettre de l'ordre dans ses pensées, Énée recula, puis se tourna vers les étagères. Il fallait qu'il pense à autre chose. Il fallait qu'il mette Sylvan et toutes ses émotions de côté.

— Je peux ranger ? demanda-t-il.

— Si ça te fait plaisir.

Alors, Énée rangea. Il retira un à un les objets alignés sur les étagères, prenant soin de les toucher uniquement avec ses gants, puis les déposa sur le sol. Ensuite, il entreprit de tout classer, avant d'aller ranger le bureau de Sylvan qui s'était esquivé dans son annexe. Cette activité lui fit du bien. Assis au bureau, il rédigeait laborieusement des étiquettes, de son écriture lente et maladroite, pour pouvoir les déposer sur les étagères, sous les objets. Certains lui demanderaient plus de travail, il faudrait qu'il les lise afin de bien les dater et de conter leur histoire. Il en mit plusieurs de côté et s'occupa de ceux qu'il pouvait déjà ranger, classer et expliquer sans les toucher.

Quand il eut terminé cette première partie, le soleil déclinait. La pièce était sombre, seule une bougie apportait encore de la lumière. Sylvan choisit ce moment pour revenir, une grappe de raisin dans la main, ainsi qu'un verre de vin. Énée se frotta les yeux, ils piquaient à cause de la pénombre et il sentait la douleur poindre dans son crâne.

— Et si tu prenais une pause, proposa Sylvan. Tu as des cernes à faire peur.

— J'ai presque terminé.

— Tu reprendras demain. Viens avec moi, j'ai quelque chose à te montrer.

Énée se leva. Son corps était tout ankylosé, il s'étira, puis rejoignit Sylvan. Au passage, le citoyen lui tendit un verre de vin.

— Je sais que tu ne bois pas, mais cela te fera du bien.

Cette fois, Énée accepta. Ce n'était pas qu'il ne buvait pas, c'était surtout qu'il tenait très mal l'alcool et préférait l'éviter. Il trempa ses lèvres dans le vin, puis suivi Sylvan dans l'annexe. En entrant, il poussa un sifflement d'admiration. Des pièces, très rares et anciennes, s'alignaient sur des étagères. Au milieu se trouvait une table, sur laquelle reposait le vase, presque reconstitué. Énée s'avança prudemment. Il ne manquait plus qu'une pièce, et une anse, pour que le vase soit complet. Une petite urne reposait à côté, contenant une poudre noire.

— C'est la cendre d'Elpis ? demanda-t-il.

— D'après mon père, oui, confirma Sylvan.

Énée avala une autre gorgée de vin pour faire passer son trouble.

— Tu ne comptes pas l'avaler, cette fois-ci ?

— Je vais éviter.

Un sourire étira les lèvres de Sylvan. Il s'avança vers la poterie et la plaça de sorte qu'Énée puisse voir le dessin dessus. Malgré les zébrures montrant qu'elle avait été brisée, le dessin restait magnifique, les traits bien dessinés. Le dernier morceau de céramique offert par Ludovicus montrait un homme qu'Énée n'avait pas vu dans sa première vision. S'agissait-il de Clausius ? On reconnaissait bien les prêtresses, ainsi qu'Elpis, mais l'autre lui était inconnu.

— Quand nous aurons le dernier morceau, il faudra que tu m'aides à activer le vase, expliqua Sylvan.

— Tu es toujours convaincu que c'est une bonne idée malgré mes avertissements ?

— Je n'ai pas le choix, Énée, je dois sauver ma mère.

— Est-ce que le prix d'une seule vie vaut le fait de mettre en danger toutes les autres ?

Sylvan ne répondit pas. Ses intentions étaient nobles, mais Énée craignait qu'il ne déclenche une catastrophe en voulant répondre aux souhaits de ses parents. Un dieu l'avait mis en garde. Énée avait tendance à croire qu'il valait mieux croire les paroles d'une divinité plutôt que d'écouter un vieux mythe réécrit par des hommes. Avec sa main gantée, il posa les doigts sur la céramique et l'étudia avec attention. Elle était de belle facture.

— Et si ça ne fonctionne pas ? demanda-t-il. Et si ce mythe n'était qu'une chimère et que ton vœu n'était pas exaucé ? Que feras-tu ?

Sylvan haussa les épaules, puis tira une chaise pour s'asseoir face à lui.

— Je ferai mon deuil, j'imagine, comme tu as fait le tien.

Énée hocha la tête, lentement. Il avait toujours détesté cette expression. Faire son deuil. Comme si on pouvait oublier les êtres chers qui disparaissaient. L'historien continua d'observer le vase, un sourire triste aux lèvres.

— Comment tu as fait ? chuchota Sylvan.

— Comment j'ai fait quoi ?

— Pour accepter la mort de tes parents ?

La voix de Sylvan était basse, si bien qu'Énée devait tendre l'oreille pour l'entendre. Tout en continuant à observer le vase, Énée réfléchit. Avait-il accepté le décès de ses parents ? Jusqu'à ce qu'il les voie dans sa vision, il n'en était pas convaincu. Mais maintenant qu'il savait qu'ils étaient vraiment morts, que leur bateau s'était bien échoué, que leurs corps se trouvaient sous les eaux, une part de lui était apaisée.

— Je ne l'ai pas accepté, répondit-il. J'ai appris à vivre avec leur absence.

Doucement, il prit l'urne dans sa main. La cendre du dieu l'intriguait. Il se demandait comment le père de Sylvan avait réussi à mettre la main dessus. Comme son fils, Cléon collectionnait les objets anciens. Peut-être l'avait-il acquis lors d'une fouille ou d'une vente aux enchères ?

— Tu es très courageux, souffla Sylvan.

Énée éclata de rire. Un rire jaune, teinté de sanglots contenus.

— Ce n'est pas du courage, répondit-il, je n'ai pas eu le choix. C'était ça ou s'effondrer, et j'avais encore mes sœurs, Thétis et Cléanthe et mon rêve d'être historien.

— Mmm...

Énée se pencha vers l'urne et jeta un regard à l'intérieur. La cendre était noire, mais on voyait des paillettes dorées. Elles brillaient dans la lueur des bougies allumées par Sylvan. L'historien la reposa et prit une bougie pour l'approcher de la poterie afin d'étudier les détails.

— C'est un beau vase, dit-il.

— Je croyais que tu détestais les vases.

— En principe, oui, mais celui-ci est assez joli. Et il n'est pas simplement là pour servir de contenant ou décorer, il a une histoire, il est lié à un dieu. J'aime les objets qui savent se raconter et qui ont un passé.

Le sourire de Sylvan s'accentua. Il se leva pour se rapprocher de lui. Tous les deux se retrouvèrent l'un à côté de l'autre, penchés sur l'objet.

— Tu as de la chance d'avoir un rêve, Énée, chuchota Sylvan. Moi, je ne rêve plus depuis longtemps.

Sa main se trouvait juste à côté de la sienne. Énée était tenté de s'en saisir. Il résistait, gardant ses yeux rivés sur le vase, pour maintenir une distance professionnelle. Sylvan et lui étaient amis. Sylvan allait se marier. Sylvan avait bu – lui aussi - ils n'étaient pas dans leur état normal. Le citoyen craignait de perdre sa mère et il était désespéré.

— Quand j'ai appris que ma mère était malade, j'ai perdu mon innocence, avoua-t-il du bout des lèvres. Mon père a cessé de me considérer comme un enfant, j'étais devenu un homme. Je ne devais pas le décevoir et je devais assumer mes responsabilités. Mes rêves se sont éteints pour se confronter à la réalité et à ses exigences. J'ai mis de côté mes désirs – ou mes utopies, comme tu aimais les appeler -, pour me concentrer sur cette quête et sur le commerce. J'ai tout fait pour maintenir ma famille à flot.

Les doigts de Sylvan s'avancèrent encore vers lui. Énée n'osait plus faire un seul geste. Pourtant, il suffirait qu'il tende son auriculaire pour qu'ils se touchent.

— Je dois me marier, chuchota Sylvan. C'est ce que ma famille attend de moi.

— Mais ce n'est pas ce que tu veux.

Sylvan secoua la tête de gauche à droite. Énée le savait. Il avait toujours lu en lui comme dans un livre ouvert. Cela ne changeait rien à la situation, mais cela lui faisait du bien de le savoir.

— Si tu pouvais utiliser ce vœu, autrement que pour sauver ta mère, que demanderais-tu ? chuchota Énée.

Le silence flotta entre eux, seulement troublé par la bougie qui projetait des ombres sur le sol, et par le bruit de leurs respirations. Dehors, on n'entendait plus les murmures de la rue. Ishtma était silencieuse, ses habitants s'étaient enfermés pour la soirée. Cette fois, les doigts de Sylvan effleurèrent les siens. Énée sentit son cœur s'accélérer. Son estomac se contracta. Il attendit, figé, que Sylvan fasse le premier pas.

— Je retournerai sur la plage, murmura Sylvan, et je te ferai l'amour comme la première fois.

Énée arrêta de respirer. Son cœur battait trop fort dans sa poitrine. Les doigts de Sylvan glissèrent sur les siens. La main de l'historien tremblait.

— Et après ? chuchota Énée.

— Après, je recommencerai. Encore et encore. Si je pouvais garder ce vœu pour moi, j'exigerai du dieu la même chose qu'Isral et Meteor. Une vie simple, avec toi.

Cette fois, le cœur d'Énée bondit. Les mots étaient trop lourds, trop beaux, trop difficiles à entendre. Cela faisait trop longtemps qu'il rêvait que Sylvan revienne vers lui pour les prononcer. Jamais, il ne le lui avait dit. Même quand ils avaient l'amour pour la première fois. Même quand leurs corps s'étaient emboîtés cette première nuit. Même quand leurs lèvres s'étaient trouvées. Même quand ils s'étaient réveillés. Le seul souvenir qu'il gardait, c'était ce « je t'aime », prononcé dans un murmure, alors que Sylvan le croyait endormi. Mais il ne lui avait jamais dit, de vive voix, qu'il voulait être avec lui.

— Moi aussi, murmura-t-il, je voudrais une vie simple avec toi.

Ses doigts se refermèrent sur ceux de Sylvan. Leurs mains tremblaient. Énée pouvait tout faire cesser. Tout arrêter. Repousser Sylvan. Lui rappeler ses engagements envers les Petricien. Ne pas céder, parce que cela ne mènerait à rien. Tout cela n'était qu'un rêve, une chimère, un instant éphémère.

— Cette vie n'est qu'un rêve, murmura Énée.

— Mais cette nuit peut être réalité, chuchota Sylvan en retour.

Son visage s'avança. Ses lèvres se retrouvèrent proches des siennes. Énée ne respirait plus. Son cœur battait trop fort. La main de Sylvan serrait la sienne.

— Une nuit, une seule nuit, s'entendit-il répondre.

— Oui, une seule nuit, susurra Sylvan en retour.

Alors, leurs lèvres se rejoignirent. Énée étouffa un soupir lorsque la langue de Sylvan, douce, mouillée, se mêla à la sienne. La table tangua. Énée attrapa la poterie d'une main, pour l'empêcher de tomber. Sylvan glissa ses bras dans son dos, les descendit sur ses hanches, les déposa sur ses fesses. Ses yeux violets brillaient d'intensité. Leurs deux cœurs battaient à l'unisson. Énée sentait son érection à travers sa toge, chaude et dure, contre son pantalon.

— Tu m'as manqué, susurra le citoyen.

— Fais-moi l'amour, exigea Énée en retour.

Et c'est ce qu'ils firent. Allongés sur le sol froid de l'annexe, entourés d'objets anciens et d'artefacts, Énée et Sylvan se déshabillèrent, s'embrassèrent, s'emboîtèrent, leurs mains nouées l'une dans l'autre. Ce soir, ils ne faisaient plus qu'un.

Ce soir, le monde leur appartenait. 

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