Chapitre 10 - La poterie brisée
Énée fut tiré du sommeil par le bruit des pelles. Le corps ankylosé, il ouvrit les yeux et se frotta les paupières, étalant du sable dans ses iris. En pestant, il se redressa et chercha Pénélope et Sylvan du regard. Le soleil se levait à peine, mais l'esclave et le citoyen étaient déjà retournés dans le trou pour creuser. Énée sentait les grains de sable sous sa chemise, il n'aimait pas cela et serait bien rentré au village pour se passer de l'eau sur le visage. Il se releva. En même temps, ses pensées s'égarèrent vers les jumelles. Il négligeait ses devoirs de chef de famille ces temps-ci, il faudrait qu'il pense à s'excuser auprès des filles et à remercier Thétis et Cléanthe comme il se devait.
Une fois debout, l'historien avança vers le trou. Il s'enfonçait désormais profondément et arrivé à la poitrine de Sylvan et Pénélope. Tous les deux creusaient avec force et vigueur.
— Ah ! Tu es enfin réveillé ! s'écria Sylvan. On t'a secoué, mais rien à faire.
Énée avait toujours eu le sommeil lourd. Rien ne pouvait le réveiller quand il s'endormait profondément.
— Vous comptez aller jusqu'où comme ça ? demanda-t-il.
— Nous tentons d'atteindre l'antre de la terre, répondit Sylvan en criant pour se faire entendre. Il paraît que Thanatos vit dans ses entrailles. Ça te dirait un petit séjour dans l'au-delà ?
— Sans façon, répondit Énée.
— Tu viens nous aider ? l'appela Pénélope.
— Mmm ...
Il n'en avait pas très envie, ses bras étaient encore courbaturés de la veille. Pourtant, il descendit dans le trou et récupéra une pelle. Le sable était dur et mouillé sous ses pieds. Il remonta les manches de sa chemise et échangea un sourire avec Pénélope. La jeune femme avait remonté sa tresse en une couronne sur sa tête. Sylvan, lui, avait retiré sa toge et ne portait plus qu'une chemise sur un pantalon resserré aux chevilles. Cela lui allait bien. Énée l'avait toujours préféré dans ces habits qu'avec sa toge habituelle.
Le travail recommença comme la veille, épuisant et inutile. Ils creusaient, creusaient, creusaient. Le trou s'enfonçait de plus en plus dans le sol. À un moment, de l'eau commença même à grimper sur leurs chevilles. Pénélope s'arrêtait toujours par moment, tâtant le terrain, puis Sylvan les incitait à continuer. Le soleil se leva entièrement. Énée aurait bien déclaré forfait. Il ne voyait pas comment ils pourraient trouver des morceaux du vase ici. Ce travail semblait infini.
— Pourquoi n'ont-ils pas caché le vase à un seul endroit ? maugréa Énée. Et moins profondément !
— Je ne pense pas que les pièces étaient si profondes au départ, répondit Sylvan avec sérieux, elles ont dû s'enfouir avec le temps. Et cela aurait été bête de tout enterrer au même endroit.
— Aussi stupide que d'exposer un artefact en vitrine, ajouta Pénélope.
— À ce propos, où l'as-tu mis ? demanda Énée en regardant le citoyen.
— Il est dans mon annexe, à la galerie.
Énée hocha la tête et s'essuya le front. L'eau lui léchait désormais les mollets. Parfois, quand il donnait des gestes trop brusques, des parois de sable s'effondraient, recouvrant des parties déjà creusées. Le jeune homme retournait un gros morceau de sable quand Sylvan poussa un cri. Énée tourna la tête vers son vieil ami, penché sur le sol. Agenouillé, il creusait dans le sable à main nu, mouillant sa chemise. Du sable recouvrait ses bras. Pénélope, debout, pointait quelque chose du doigt.
— Il est énorme ! s'écria Sylvan. Regardez ! Regardez. Il est là !
Pénélope planta sa pelle dans le sable et Énée vint l'aider à dégager le morceau de céramique. Sylvan avait raison, le morceau était très gros, beaucoup plus imposant que ceux qu'ils avaient déjà trouvés. Énée s'écarta pour éviter de le toucher, ses mains n'étant pas protégées par ses gants, tandis que Sylvan récupérait délicatement le morceau.
— Remonte, ordonna-t-il à Pénélope.
L'esclave s'extirpa du trou, puis tendit la main à Énée qui la rejoignit. Elle fit de même avec Sylvan qui grimpa à la surface, la pièce de poterie à la main. Il la serrait contre lui comme si elle risquait de s'échapper et de se briser. Du sable mouillé s'étalait sur son front, sa chemise était à moitié ouverte, laissant entrevoir des poils sombres, mais il paraissait extatique. Ses mains tremblaient d'excitation et il tournait et retournait la poterie dans tous les sens. Énée ne l'avait jamais vu ainsi. Même lorsqu'il effectuait des fouilles dans sa jeunesse, et qu'il criait de joie à la moindre trouvaille, il ne paraissait pas aussi fébrile.
Une fois qu'il fut remonté hors du trou, Sylvan déposa l'objet à ses pieds et l'inspecta.
— Elle a l'air en bon état, n'est-ce pas ? Énée ! Est-ce qu'elle est en bon état ?
L'historien se pencha vers la pièce, en cherchant à rester à proximité. C'était un gros morceau, le plus gros découvert jusqu'ici. Si un mince éclat avait réussi à lui produire une telle douleur la dernière fois, il ne voulait pas savoir ce que celui-ci lui ferait. Du coin de l'œil, il avisa l'objet que Sylvan tenait dans sa main, comme une mère aurait tenu un nouveau-né. Il s'agissait bien d'une pièce de céramique en bronze, datant visiblement de la même période.
— Oui, elle a l'air, confirma-t-il.
— Pénélope ! Passe-moi les deux autres morceaux ! ordonna Sylvan.
La jeune femme extirpa les deux brisures de poterie de son sac, enveloppées dans un tissu, et les tendit au citoyen. Sylvan les rapprocha des bordures. Avec elles, le vase était quasiment complet, il manquait uniquement les côtés droits, peut-être une anse aussi, afin qu'il soit entièrement reconstitué. Quand le citoyen déposa les morceaux l'un contre l'autre, ils purent admirer le décor qui s'était formé. On voyait désormais clairement deux prêtresses, l'une tenait une urne dans la main droite, l'autre un objet impossible à discerner dans la main gauche. Quant à l'autre personne, Énée n'eut aucun mal à le reconnaître. Il s'agissait bien d'Elpis, il en était sûr désormais. Symboliquement, on représentait le dieu avec un rameau d'olivier, et celui-ci en portait un tatoué sur son bras droit. Il le tendait devant lui, le poing fermé.
— C'est Elpis ? interrogea Pénélope.
— Oui, confirma Énée.
Il avala difficilement sa salive, les yeux rivés vers le dieu. Le visage de ce dernier, de profil, montrait deux iris blanches, dans un corps entièrement fait de noir. Deux iris blanches qui ramenèrent Énée dans sa vision, où ces deux yeux n'étaient pas blancs, mais bleus glaciers. Il déglutit avec difficulté, tandis que Sylvan retournait le morceau entre ses mains.
— Je pense qu'il s'agit du socle, indiqua Énée. Il ne manque que quelques morceaux pour avoir le vase complet.
Sylvan tenait dans ses mains le culot de la poterie, le fond le plus large et épais. Ses yeux violets brillaient avec intensité, un immense sourire étirait ses lèvres et quand il se retourna vers Énée, l'historien fut surpris de voir une larme rouler sur sa joue. Pleurait-il vraiment pour un vase ?
— J'y suis presque, chuchota-t-il.
Énée fronça les sourcils d'incompréhension. Sylvan n'agissait vraiment pas normalement avec ce vase. L'historien allait réagir quand le citoyen se pencha vers le socle.
— Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-il.
Occupé à observer la céramique, Énée ne s'était pas rendu compte que des tâches noires imprégnaient le fond. Pénélope échangea un regard avec lui, tandis que Sylvan fronçait les sourcils et ramenait ses doigts sur la surface courbée. Son ongle racla la paroi, décrochant des petits morceaux de poudre noir et dorée qu'il porta à ses lèvres avant de grimacer.
— C'est de la cendre, déclara-t-il.
— Celle du dieu ? interrogea Pénélope.
— Crache ! ordonna Énée. Si c'est de la cendre, il vaut mieux éviter de l'avaler, surtout si elle est imprégnée d'ichor.
— Aïe ! s'écria soudain Sylvan.
Du sang perlait au bout de son index. Cet imbécile avait dû s'entailler en raclant la poterie ! Énée s'apprêtait à le sermonner quand il s'aperçut que Sylvan s'était figé. Le citoyen fixait son doigt couvert de sang, les yeux dans le vide. Son éternel sourire avait disparu de son visage.
— Qu'est-ce qu'il a ? demanda Pénélope.
Quelque chose n'allait pas. Énée secoua l'épaule de Sylvan pour le faire réagir, mais le collectionneur ne dit rien. Il l'appela une fois, deux fois. Le citoyen ne bougeait plus, comme tétanisé. Soudain, sa main tenant la poterie s'ouvrit. Il lâcha la céramique qui tomba dans le sable et écarquilla les yeux avant d'ouvrir la bouche. On aurait dit qu'il voulait parler, sans parvenir à émettre un son. Énée le secoua, l'appela. Les pupilles de Sylvan étaient de plus en plus dilatées, ses iris injectées de sang.
— Mais qu'est-ce qu'il a ? s'écria Pénélope.
— Recule ! ordonna Énée. Sylvan ! SYLVAN ! Tu m'entends ?
Il secoua les épaules du citoyen. Encore une fois, Sylvan fit mine de parler, mais aucun son ne sortit. Le sang coulait abondamment de son doigt. Énée l'appela encore en le secouant dans tous les sens. Le visage de Sylvan paraissait de plus en plus crispé, ses traits se déformaient. Sa figure prit bientôt une teinte bleue.
— Il ne peut plus respirer ! paniqua-t-il.
La panique le submergea. Sylvan était en train de mourir sous ses yeux. Son sang, mêlé au reste de cendre du dieu, l'empoisonnait. Énée continuait de le secouer et de l'appeler, tentant inlassablement de le ramener à la surface. Sylvan ne pouvait pas mourir. Pas là. Pas devant lui. Pas maintenant.
— Je t'en prie, Sylvan. Je t'en prie, respire.
Les mains de son ami agrippèrent ses bras et le serrèrent fort. Sylvan lui faisait mal. Il tentait de respirer sans y parvenir, ses yeux violets exprimant toute sa terreur. Une peur qu'Énée aurait préféré ne jamais lire au fond de ses yeux. Il s'était mis à pleurer de désespoir. Pénélope se leva pour fouiller dans son sac, à la recherche de quelque chose pour les aider. Les pelles ne leur seraient d'aucune utilité, pas plus que les maigres possessions emportées. Sylvan mourrait sous leurs yeux et ils ne pouvaient rien faire.
Énée eut soudain une idée.
Sans réfléchir, il empoigna la main de Sylvan et porta son index jusqu'à ses lèvres. Son doigt glissa dans sa bouche et il aspira le sang. Un goût amer, ferreux, écœurant, s'infiltra en lui.
Et la douleur explosa.
Énée se sentit partir en arrière. Sa tête heurta le sol et le monde devint noir. L'historien ne savait plus où il était. La plage avait disparu. Il se trouvait loin, très loin dans ses pensées. Tout n'était plus que douleur. Son corps brûlait de l'intérieur, ses tempes étaient en feu. Son crâne n'était plus qu'un étau comprimé. Énée avait l'impression qu'on avait plaqué un fer chauffé à blanc sur son front et que quelqu'un tenait sa tête si fort contre le sol qu'elle allait s'ouvrir en deux. Il n'avait jamais eu aussi mal de toute sa vie. Son corps n'était plus qu'un amas de souffrance. La mort eut été préférable à cette torture.
Il ne s'entendit même pas hurler. Il ne savait plus où il était. Ni comment il s'appelait. Ni d'où il venait. Il ne savait qu'une seule chose : il voulait que la douleur s'arrête. Disparaître. Quitter ce monde. N'avoir jamais existé. Rien ne le raccrochait plus à l'existence. Il n'avait plus ni passé, ni présent, ni avenir. Il n'était qu'une enveloppe de souffrance.
La douleur ne cesserait jamais.
Il était condamné pour l'éternité.
— MAMAN ! hurla-t-il. PAPA !
Personne ne lui répondit. Ses parents avaient quitté ce monde. Leurs corps flottaient au milieu des eaux. Il voyait leurs visages, leurs mains ridées, dévorées par les animaux marins. Il entendait le craquement du bois, alors que le navire se fracassait sur les rochers. Il entendait son père dire à sa mère de s'abriter. Il voyait celle qui l'avait mis au monde, les yeux écarquillés par la peur, se faire emporter par une vague. Son père hurlait son nom. Il tenait une urne noire, serrée entre ses bras.
— Non ! Non ! NON ! PITIÉ ! hurla-t-il.
Il ne les voyait plus. C'était terminé. Plus jamais il ne les retrouverait. Lui aussi allait disparaître. Son corps finirait par se déchirer sous la souffrance. Le feu le dévorait de l'intérieur. Il hurlait, mordait ses lèvres, griffait ses bras. Il allait se déchirer lui-même, retirer sa peau, ronger ses os, jusqu'à que ce tout cela cesse.
La terreur l'envahit, alors que le naufrage de ses parents cédait la place à un navire, sur lequel se trouvaient une cinquantaine de personnes. Des réfugiés, à la recherche d'une terre promise. Des malheureux, partis en mer, ayant fait confiance à un passeur. Un petit garçon, accroché à sa mère, pleurant contre sa poitrine, dans l'espoir d'arriver en vie.
— Ne pleure pas, mon enfant, ne pleure pas.
— Maman ! appela-t-il encore.
Deux yeux bleus, perçants, glaçants, étaient penchés sur lui. Énée hurla encore. Non pas seulement de douleur, mais de terreur. Un doigt se posa sur son front. Il cria si fort qu'il crut que son cri allait l'emporter dans l'au-delà et que son corps s'ouvrirait en deux. Ou en mille morceaux. Son front était un brasier ardent.
— Qui es-tu ? murmura l'entité.
— Laissez-moi partir ! Laissez-moi mourir ! hurla Énée en réponse.
— Qui es-tu ? répéta l'être divin. Donne-moi ton nom.
— Énée. Je m'appelle Énée.
— Énée, répéta la divinité.
Et soudain, la souffrance cessa.
Aussi vite qu'elle était venue, elle s'évanouit. Le feu s'éteignit. La douleur disparut. Énée flottait. Il ne sentait plus son corps, il n'avait plus de corps. La mort ressemblait-elle à cela ? Il ne savait pas où il se trouvait. Il était toujours dans le noir total, dans un ciel étoilé, rempli de poudre lumineuse et dorée.
— C'est à cause de Clausius, murmura l'entité.
— Clausius..., répéta Énée. Qui ?
— Il m'a enfermé dans ce vase et j'ai perdu mon corps. En brisant la céramique, je m'en suis débarrassé, mais cette poterie ne doit jamais être reconstituée.
— Je ne comprends pas, balbutia Énée.
— Le vœu n'est qu'un leurre. C'est Clausius qui l'a inventé. Celui qui reconstituera le vase ramènera le tyran et plongera les cités dans le chaos. Tu dois l'en empêcher.
— Qui ? Qui ?
Le noir s'évanouit. Le monde devint trouble. Énée appela le dieu. L'entité ne lui répondit pas. Il flottait dans les nuages, dans un au-delà inatteignable. L'historien voulut parler, aucun son ne sortit.
Et soudain, il retrouva son corps et sa fièvre.
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