Chapitre 7
Message aux habitants du quartier de LichtHund. Veuillez éviter la KnochenStraße.
Je répète.
Message aux habitants du quartier de-
— Tu as des infos ? C'est quelque chose de croustillant ? La KnochenStraße est plutôt fréquentée ces jours-ci...
Je soupire et bois une autre gorgée de ma boisson pétillante. L'alcool descend presque langoureusement dans mon œsophage, alors que je détache mes yeux de l'écran qui illumine un coin du bar. Devant moi, Kam, la barmaid, termine l'essuyage d'un verre à la forme irrégulière et appuie ses coudes de métal sur le comptoir, rivant ses prunelles vert d'eau dans les miennes. Ses doigts de titane s'entrecroisent sous son menton et elle penche la tête, dans l'expectative. Je souffle bruyamment.
— Je ne sais pas tout. Tu me prends pour qui, là ?
— Une hackeuse de génie qui adore fouiller la Toile. Allez, tu dois bien savoir quelque chose...
Je fronce le nez. Je viens ici pour me détendre, pas pour dépeindre la vie des gens à tout va ! Même si je l'avoue, j'ai déjà eu recours à cette source d'informations étonnante qu'est Kam. Elle discute avec tout le monde, écoute tout le monde, et raconte ses histoires à quelques privilégiés. Dont je fais partie, depuis que je me suis écroulée, ivre, sur son comptoir, et qu'elle a décidé d'aider ma pauvre carcasse à rejoindre l'atelier de Petra en échange d'un dépannage informatique le lendemain. Je suis revenue plusieurs fois dans ce bar, et je sais que j'y serai bien accueillie. Kam parvient à maintenir une ambiance agréable dans son établissement, ce que j'apprécie, alors que les autres bars tombent dans la violence des ivrognes. Bon, il se pourrait que la quantité astronomique de limonade améliorée que je consomme à chaque visite pèse aussi dans la balance.
Je croise son regard attentif et soupire.
— Eh bien, je ne passe pas mon temps à jouer l'espionne. Donc je ne sais pas.
Elle m'offre une moue dubitative, puis se détourne lorsqu'un bruit de verre brisé retentit non loin. Elle fusille aussitôt le client du regard et marche à grands pas vers l'homme terrorisé qui recule, les yeux écarquillés.
— Je... j'ai pas fait exprès, bafouille-t-il.
— Ah ouais ? Vous allez me rembourser ce verre quand même. J'ai passé trente minutes à le fabriquer, celui-là ! Je me fous que vos mains soient aussi maladroites que le chiot de ma voisine. Allez, ça fait trente marks.
Ce ton ne m'étonne plus ; Kam n'a aucun filtre et on ne peut pas dire que ce soit sa douceur ou sa gentillesse qui attirent les clients dans son bar.
Je porte mon verre à mes lèvres sans plus faire attention au pauvre type que la dragonne Kam s'apprête à dépecer. A vrai dire, l'androïde ressemble à un colosse de métal et on pourrait croire qu'ils ont placé une tête de femme sur un corps d'homme dans la chaîne d'assemblage, mais c'est ainsi que Kam désirait son corps. Elle ne le cache d'ailleurs pas et porte toute sorte de prétendus t-shirts échancrés — à mon humble avis, ce sont plus de simples bandes de tissu qu'elle pose sur ses épaules. Et ce soir, elle a même poussé jusqu'au minishort. Le tout couvert de paillettes argentées et balayé par quelques mèches vert clair.
Je l'ai toujours trouvée impressionnante.
— Je vous jure que je sais pas ce qui m'a pris ! Je buvais juste et d'un coup, tout a tourné, et...
— Je me moque de vos excuses. Je fabrique tous ces verres moi-même alors si vous pouviez me donner trente marks maintenant, ça me permettrait de continuer mon travail ! Je suis occupée.
Menteuse, tu voulais juste que je nourrisse ton appétit de potins.
Je souris brièvement et termine ma boisson cul sec.
C'est fou comme je me sens sereine, ici. Même les cris de Kam et de sa proie ne parviennent pas à percer ce sentiment, cette bulle que j'ai formée autour de moi pour la première fois depuis longtemps. J'ai l'impression diffuse que, pour la première fois depuis des années, je suis stable.
L'image d'Azur s'invite dans mon esprit et cette impression diffuse se métamorphose en véritable émotion paisible.
Peut-être que ma vie dans cette ville tentaculaire bourdonnante de technologies a enfin trouvé son rythme de croisière. Peut-être que les ennuis sont derrière moi. Que j'ai enfin réussi à me délivrer des chaînes qu'on m'a passées depuis mon arrivée dans l'orphelinat.
Peut-être...
Peut-être que cette existence n'est pas si détestable...
Un cri perçant déchire cette pensée d'un seul coup.
Je sursaute et me tourne vers Kam et son client.
Pour ne voir que la barmaid, figée, couverte d'un liquide rougeâtre qui commence à dégouliner sur le métal de ses bras.
Et, devant elle, il n'y a qu'un corps désarticulé, immobile sur le sol de béton dans une flaque pourpre. A la vue du cadavre, un haut-le-cœur me fait vomir mes tripes sur le même sol souillé.
Les cris continuent de me vriller les tympans, alors que je réalise ce qui s'est passé.
Le crâne de l'homme a explosé.
*
Message entrant. Statut : prioritaire.
Je ne réagis pas, continuant de serrer entre mes mains le bol de soupe que m'a donné Petra. La chaleur des aliments ne parvient pas à atteindre mes paumes.
— Il a juste... explosé, comme ça ? D'un coup ?
Je hoche la tête, alors que la mécanicienne me jette un coup d'œil suspicieux.
— Tu es sûre ?
— Petra, il était sous mes yeux ! Oui, je suis sûre !
— Peut-être qu'il a été tué par un rival, dans une histoire de trafic, suggère Azur en coupant une tranche de pain.
— Non, personne n'avait d'arme... Personne n'a fui, tout le monde était pétrifié, soufflé-je.
— Mais il ne peut pas avoir explosé comme ça, sans signe avant-coureur, persiste l'adolescent en me faisant face.
Je lâche un long soupir.
Message entrant. Statut : prioritaire.
Je cligne des paupières pour chasser la lueur bleutée de mon champ de vision. Je n'ai pas le moral à m'occuper de mes notifications...
— T'as reçu quoi ? interroge Petra.
— Un message soi-disant important... soufflé-je en posant ma tête sur mes avant-bras, complètement affalée sur la table.
La fatigue mentale, le choc, la chute d'adrénaline forment un drôle de mélange dans ma tête et me tombent dessus. Je ferme les yeux, souhaitant pouvoir m'endormir sur le champ, mais une certaine lumière agaçante clignote toujours. Avec un grognement, j'ouvre le message qui s'affiche rapidement.
Miss-S. Nous avons une mission pour vous. Il s'agit d'une tâche d'une importance capitale. Si vous l'acceptez, vous serez rémunérée gracieusement, et contribuerez à notre société. Si vous la refusez, veuillez nous renvoyer ce message sans délai. Les données liées à cette missive s'effaceront de vos mémoires.
Une petite minute...
— C'est le même qu'il y a cinq ans ? murmuré-je en fronçant les sourcils, soudain réveillée.
Je relis encore et encore les mots, me redressant pour finalement me lever et faire quelques pas dans la cuisine, sous les yeux dubitatifs d'Azur et Petra. Ma soupe, refroidie, gît seule sur la table, alors que je m'interroge, peu à peu envahie par une anxiété dont je me serais bien passée.
— Qu'est-ce qu'il y a ? finit par interroger Petra, les yeux verts d'inquiétude.
— C'est confidentiel, articulé-je simplement.
Dois-je accepter à nouveau ? Je ne suis même pas sûre qu'il s'agit du même problème, mais j'en ai la forte impression. C'est exactement le même message et je doute que plusieurs menaces différentes surviennent dans le même laps de temps, avec cinq ans d'écart à peine... Et qu'on doive faire appel à moi.
— Bon, puisque tu veux rien nous dire, assieds-toi au moins, t'es encore bouleversée par cette histoire au bar...
Je repousse la main de Petra qui tente de saisir mon épaule, l'esprit ailleurs. La mécanicienne lâche un soupir agacé et finit par m'attraper les bras, pour me pousser de force sur la chaise.
— Bon, Syna, tu te calmes, ordonne-t-elle en plantant un regard aux reflets rubis dans le mien. Si c'est du boulot, tu le gères comme d'habitude. Y a aucune raison de stresser comme ça.
Je soupire et détourne les yeux, sentant la fatigue me tomber dessus à nouveau. Je finis par assurer à Petra que je vais bien, puis je monte dans la chambre et m'étale sur mon lit sans la moindre grâce. Ma carcasse me parait si lourde en cet instant que je croirais être faite de métal. Ce qui est parfaitement faux, puisque j'ai refusé la moindre opération nécessitant le remplacement d'une partie de mon corps.
Un long soupir franchit à nouveau mes lèvres, alors que j'enfouis mon visage dans l'oreiller.
Je m'empêche de trop réfléchir et accepte l'ouverture du message du gouvernement, pas le moins du monde rassurée. Mais bon, si c'est du boulot, je ne vais pas dire non. Les autorités payent bien, après tout.
Mes pensées sonnent avares, mais j'ai toujours eu ce besoin de collecter de l'argent pour le garder en sécurité, refusant de le dépenser autant que d'autres le feraient pour obtenir de beaux cheveux luminescents. En plus de mon aversion pour les opérations, je crois que ce qui m'empêche d'avoir un comportement de consommatrice « normal » se trouve dans mon enfance. Je n'ai rien possédé entre la mort de mes parents et ma sortie de l'orphelinat, lorsque j'ai trouvé mon premier boulot. Ce serait logique que j'aie tendance à amasser mes maigres richesses.
Je souffle, me redresse et décide de me concentrer sérieusement sur le message qui s'affiche dans l'habituelle police bleutée.
Mission : identifier l'émetteur d'un virus informatique qui attaque les SEN. Conséquences de l'infection : fuites de données et échauffement du système, conduisant le plus souvent à la mort par implosion.
>> Nous ne disposons à l'heure actuelle d'aucun moyen de bloquer l'attaque de ce virus. Les indices collectés tendent à identifier le même virus que celui qui a sévi il y a cinq ans.
>> Trouvez le criminel responsable de ces failles dans la protection des données personnelles. Ce criminel a acquis le statut de : meurtrier.
>> Nous vous attendons au Reichtag. Veuillez apporter les données récoltées lors de votre précédente contribution. Le code à donner à la sécurité est : GHDUG443568B.
>> Confirmer <<
Un frisson glacé me remonte le dos. Les informations se mélangent dans ma tête, alors que je peux sentir mes battements cardiaques accélérer à une vitesse vertigineuse.
Le même virus ? Implosion ? Meurtrier ?
Les images de l'homme au crâne éclaté, sur le sol du bar de Kam, reviennent défiler devant mes yeux, me rendant malade. Je pince les lèvres et me lève, saisissant ma veste d'un air absent. Je suis toujours dans un état d'hébétude étrange, détachée de cette réalité qui m'entoure.
Je devrais simplement me réjouir d'avoir trouvé un travail bien payé. On m'a donné une mission, alors je vais l'accomplir et obtenir mon salaire. C'est simple. Ça n'implique aucune émotion.
Alors pourquoi ai-je autant envie de débusquer ce hacker ? Ce n'est pas comme si je connaissais l'homme du bar, ou si je me souciais particulièrement de ses victimes. Non, ça n'a rien à voir. C'est plus... personnel...
Alors que je saisis Hauss', ma fidèle clef maîtresse, la raison m'apparaît plus clairement.
Au fond, c'est une affaire d'égo.
J'ai l'impression qu'il me nargue. Il sait qu'on ne l'a pas trouvé il y a cinq ans, alors il revient sans crainte. Il vole les données qu'il veut, se moque de tuer quelques habitants au passage, et sait qu'on ne le trouvera pas.
Un sourire étire mes lèvres.
Tu m'as échappé une fois, pas deux...
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