Chapitre 5
L'enfant me regarde et j'ignore pourquoi, mais mes jambes s'activent d'elles-mêmes. Je me retrouve accroupie face à ce visage inexpressif aux grands yeux bleus. Je peux à présent distinguer d'autres traces qui me prouvent qu'il a probablement passé toute sa vie dans ce quartier : ses lèvres sont gercées, ses cheveux, emmêlés, et surtout, il est bien trop mince. Un habitant du centre n'a pas à se soucier de tels problèmes : tant que tu as un métier, tu as assez d'argent pour vivre. Mais dans cette partie de la ville, la plupart des adultes ne possèdent rien et n'ont souvent aucune qualification. Ils s'emploient dans les usines de l'extérieur, dans cette nouvelle campagne en périphérie de la métropole et vivent comme ils peuvent à l'écart. Les salaires sont bien peu élevés et la mortalité, dans ces usines, en est le parfait opposé.
Je sais que de nombreux orphelins attendent leurs parents en vain dans ces ruelles obscures. Souvent, ils restent cachés et ne cherchent pas à entrer à l'orphelinat. Ils ont sans doute l'espoir que leurs parents reviennent les chercher. Et il faut dire que ce n'est souvent pas une partie de plaisir de vivre dans ces institutions. On est ensuite redevables au gouvernement pour nous avoir offert un toit, à défaut d'amour ; et je hais cette sensation.
— Qui es-tu ? Pourquoi es-tu dans la rue ? murmuré-je.
L'enfant ne répond pas tout de suite. Il me fixe d'un regard étonnamment calme.
— Je m'appelle Syna, finis-je par poursuivre d'une voix douce. Et toi ?
— Je n'ai pas de prénom, souffle l'enfant.
— Et... où sont tes parents ?
— Ils ne reviendront pas.
Cette constatation me laisse muette. J'ai perçu si peu d'émotion dans ces simples mots, comme s'il n'était pas touché par l'absence de ses géniteurs...
— Tu vis ici ? Dans la rue ?
— Non.
— Où, alors ? Je peux peut-être t'y ramener. Il y a sûrement des gens qui s'occupent de toi, non ?
— Je ne peux pas y retourner.
— Pourquoi ?
Il ne répond rien, mais ne détache pas non plus ses yeux bleus des miens. Un soupir passe mes lèvres.
— Tu es seul, alors.
Il hoche la tête.
Non, n'y pense pas.
Je serre les dents. Je ne me pensais pas aussi sensible !
Vraiment, il existe des institutions, des personnes qui pourront le prendre en charge. Je peux simplement le conduire à un orphelinat, histoire de soulager ma conscience. Parce qu'après l'avoir vu et avoir parlé avec lui, je ne peux décemment pas juste partir...
Oui, mais s'il se retrouve dans un orphelinat, je sais ce qu'il vivra.
Je sais quel manque il ressentira. Quelle rancœur il éprouvera. Quelle solitude puissante lui remplira le cœur.
Je soupire à nouveau.
Maudite soit cette soudaine empathie dont je me serais bien débarrassée.
— Syna ?
— Mmh ?
— Est-ce que tu vas me conduire à l'orphelinat ?
Je cligne des paupières.
— Je... Je ne pense pas, non.
Il baisse les yeux, bouge un peu et dégage son bras de l'épais pull qui l'habille. Il tend la main vers moi, puis la retourne, dévoilant l'intérieur de son poignet à la faible lumière qui nous éclaire.
Mon souffle se coupe.
Non, je ne peux définitivement pas l'emmener à l'orphelinat.
*
— Synaaaaa !
Je grogne et balance mes couvertures au pied du lit.
— Quoi encore ?! braillé-je.
Petra a le don de me réveiller de la pire manière qui soit : en me criant dessus depuis l'étage d'en-dessous. Et après elle s'étonne que mon humeur soit aussi sombre que le cambouis qu'elle barbouille partout sur ses mains !
— J'ai besoin de toi pour un droïde ! Descends !
Oh non, pas encore une reprogrammation ! La dernière fois, les mémoires du robot qu'elle m'a demandé de nettoyer avaient été remplies par une quantité astronomique d'épisodes d'une sorte de série animée dans une langue inconnue. Sûrement trop ancienne pour que les programmes basiques de mon SEN me les traduise.
Je me rappelle de scènes montrant des adolescents aux couleurs de cheveux peu réalistes pour l'époque dont proviennent les extraits — du type orange, pour ne citer que ceux du personnage principal — jouer avec des balles en criant des choses incohérentes. Ceci-dit, je me souviens que l'animation m'avait plutôt impressionnée.
Mais effacer tout cela m'avait pris un temps fou. Alors si l'on pouvait m'épargner un petit voyage au musée de l'animation, ça m'arrangerait ; j'aimerais retourner dormir.
— Bon, je vais l'aider, je reviens, soupiré-je en enfilant un pull dans une vaine tentative de préserver la chaleur de mes draps.
Seuls de petits bruits électroniques me parviennent. Je me tourne vers mon bureau, qu'un adolescent squatte à cet instant : les yeux rivés sur les écrans, les doigts pianotant agilement sur les claviers dessinés sur les surfaces tactiles, il ne me regarde pas, mais je sais qu'il m'entend et qu'une partie de son attention est focalisée sur moi. Il a toujours eu cette capacité de faire plusieurs choses en même temps. En l'occurrence, avoir conscience de son environnement de manière précise tout en jouant au jeu de stratégie le plus complexe du moment.
— Je bouge pas, souffle-t-il.
Ce n'est pas comme s'il sortait beaucoup, ceci-dit.
— Tu gagnes, au moins ? lui demandé-je en observant les petites icônes se déplacer sous ses doigts.
— Évidemment.
Aucune trace de prétention dans sa voix, comme toujours. Azur ne fait qu'exposer des faits.
Un petit sourire étire mes lèvres. Oui, je suis fière de ce gamin.
Le bruit significatif d'une base qui explose accompagne ma descente dans les escaliers.
*
— Aux cinq ans de ta venue parmi nous, gamin !
Petra claque une bise sonore sur la joue d'Azur, qui grimace, même si je sais qu'il apprécie les témoignages d'affection de la mécanicienne. Pour ma part, je lui ébouriffe les cheveux et lui souris, prise d'un élan de tendresse si intense que si je ne me retenais pas, je le serrerais dans mes bras. Mais bon, je sais bien qu'il n'aime pas trop les contacts prononcés.
Il lève ses magnifiques yeux bleus — à la couleur naturelle, ce qui les rend d'autant plus exceptionnels — vers nous et un petit sourire lui courbe les lèvres. Il se saisit ensuite du paquet sur la table juste à portée de main et en enlève l'emballage, dévoilant une coque métallique luisante à la lumière de l'éclairage du plafond de la petite cuisine-salle à manger. De ses doigts fins et agiles, il la fait tourner devant son visage, toujours aussi délicatement souriant. Il n'a jamais de sourire qui découvre les dents, qui fait remonter les joues ou étire les lèvres en croissant ; les siens se dessinent doucement, un simple mouvement fugace sur sa peau pâle d'adolescent, mais ils font briller ses yeux plus fort que n'importe lequel des affichages de son SEN.
Azur n'a jamais réellement montré ses émotions. Il ne paraît jamais agacé ou en colère, il n'a jamais pleuré ou crié. Même lorsqu'il se sent heureux, presque rien ne permet de le savoir.
Avec les années, j'ai réussi à détecter les minuscules signaux, les micro-expressions qui témoignent de tout ce qui s'agite en lui. Mais parfois, je ne sais vraiment rien de ce qu'il pense.
En cet instant, je sais qu'il est heureux. Les deux joyaux qui lui servent d'yeux scintillent et une chaleur douce se répand en moi à cette vision.
Quelle sentimentale, je vous jure !
Même si je râle sur mes réactions lorsqu'il d'agit d'Azur, je ne peux pas m'empêcher de penser qu'il est l'une des rares bonnes choses qui me soient arrivées dans la vie.
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