CLAIRE
─ Je vous demande d'accueillir chaleureusement notre nouvelle venue, Claire.
La psychiatre du groupe de parole m'a désignée de la main, et, terriblement mal à l'aise, j'ai fait un signe discret de la main, pendant qu'autour de moi, on m'accordait des hochements de tête en guise de salut. Les filles présentes, assise en cercle, se ressemblaient toutes dans leur unicité. Plutôt paradoxal. Toutes les morphologies, toutes les couleurs de peaux, de cheveux, pas une qui affichait le même style vestimentaire qu'une autre. Et pourtant... les traits tirés, les yeux las, le teint cireux. Elles étaient toutes fatiguées, épuisées, tristes, peut-être. Croisant le regard de l'une d'entre elle, une belle brune, clairement la plus pimpante de toutes, j'ai baissé les yeux. Je ne voulais pas me faire des ennemis dès le premier jour, qu'elle me demande pourquoi je l'avais dévisagée.
─ Peut-être que tu veux te présenter, Claire, m'a proposé la psychiatre, même si en réalité, je n'avais pas le choix.
J'ai tiré les manches de mon pull pour recouvrir mes mains, un tic stupide que j'avais pris lorsqu'on me demandait de parler en public. Comme si je pensais que ce geste allait en une quelconque façon me protéger. Haussant les épaules, toujours les yeux fuyants, j'ai tenté de savoir ce qu'il y avait d'intéressant à dire sur moi.
─ J'ai dix-sept ans, et... je suis en terminale. S. Les gens se moquent souvent de moi parce que je m'appelle Claire alors que... voilà... je suis foncée.
J'ai fait rire une partie du groupe, et ai arraché un sourire aux autres. Étant arrivée à la fin de ma petite biographie, j'ai pincé les lèvres. La psychiatre n'a pas semblé satisfaite de ma réponse. Elle a froncé les sourcils, s'est raclé la gorge, affichant cette expression bien précise, celle du « Je ne veux pas te froisser mais tu ne fais pas ce que je veux ». Après le long silence qui a suivi ma touche d'humour, elle a quémandé.
─ Nous aimerions vraiment savoir ce qui t'amènes parmi nous, Claire.
Je l'ai fixée, presque comme la défiant. Elle voulait savoir ? Qu'elle ne se foute pas de ma gueule, elle savait très bien pourquoi j'étais là. Elle gardait un beau classeur dans son bureau avec les fiches de toutes les filles présentes. Les détails de leur vie, les témoignages des familles, les examens médicaux, absolument tout. Et elle me demandait quand même de le révéler, sur un ton innocent. Elle voulait savoir, elle était gonflée.
Au temps pour moi, elle ne voulait pas savoir, elle voulait vraiment savoir. Savoir quoi ? Qu'un soir, ma mère avait osé passer le pas de ma chambre, pour découvrir avec horreur la dure réalité de la vie de sa fille. Elle voulait que je lui montre les photos, les chiffres sur la balance au coucher du soleil, et à l'aube, à quel point ils différaient ? Elle souhaitait que je ramène les sacs poubelles qui jonchaient ma moquette avant qu'ils ne disparaissent à jamais, emportant avec eux les preuves honteuses et dégoûtantes de mes actions. La cuvette des WC, peut-être ? Elle attendait que je lui ramène la cuvette des WC, qui elle, pourrait bien témoigner en ma défaveur. Je venais à peine d'arriver, est-ce qu'on ne pouvait pas me donner un peu de répit ?
J'ai gardé ma colère à l'intérieur, incapable d'exploser. Je n'étais pas une personne de nature furieuse, je n'avais certainement pas assez d'estime de moi pour m'imaginer faire le poids dans une altercation. L'autre allait m'écraser, c'est ce que je me répétais. Je me suis contentée de hausser les épaules, avec un sourire contrit.
─ Je suis malade, j'imagine. Un peu comme tout le monde ici.
Elle n'a pas davantage apprécié mon esquive fine de la demande, mais a compris qu'elle n'obtiendrait rien de plus de moi. Elle m'a laissée tranquille pour le reste de la séance, se penchant sur des cas plus avancés que les miens. Les autres filles parlaient de leurs pensées sombres, de leurs envies dévorantes et comment elles parvenaient à les gérer. J'ai écouté sans trop écouter, la tête ailleurs.
À la fin de la séance du cercle de parole, la psychiatre a ordonné à deux filles de rester. J'en faisais partie. Le cœur lourd, pensant qu'elle allait me reprocher ma ligne de conduite non-conformes aux attendus, je l'ai rejointe. À mes côtés, la brune de qui j'avais croisé le regard au début. Elle m'a accordé un sourire bienveillant, ce qui a ôté un certain poids de mes épaules.
─ Claire, a annoncé la psychiatre, voici Béa . Elle sera ta mentor pour le début de ton séjour. Si jamais un gros problème se pose, tu pourras lui en parler en priorité, mais elle sera obligée d'en référer à un médecin. Compris ?
J'ai acquiescé, Béa n'avait pas l'air aussi confiante, comme apprenant la nouvelle en même temps que moi.
─ Je... a-t-elle bégayé.
─ Le personnel a jugé que tu pouvais t'occuper d'une fille, Béa. Tu as fait d'énormes progrès. Félicitations.
Dans un sourire, elle nous a congédiées. Nous avons quitté la salle de thérapie, elle encore sous le choc, et moi mal à l'aise devant cette relation qu'on venait de m'imposer. Non pas que je n'étais pas quelqu'un de sociable, mais je me sentais gênée d'imposer mes peurs et mes soucis à cette personne qui n'avait rien demandé. Si elle était là, c'était qu'elle luttait elle aussi contre ses mauvais démons, ce n'était pas juste de la laisser s'occuper des miens aussi.
Une fois dans le couloir, j'ai tenté de briser la glace, dans le but de lui expliquer que je n'avais pas besoin d'une nounou, et qu'elle n'était pas obligée d'être sur mon dos.
─ C'est la première fois qu'on te demande d'être mentor ?
Béa a soudain posé les yeux sur moi, et j'ai eu le sentiment qu'elle sortait tout juste de son état second. Ce moment de flottement dans la conversation m'a permis de l'observer plus attentivement. Plus petite que moi, elle dégageait une grâce incontestable. Des jambes bien ciselées, musclées, un buste droit et galbé, un port de tête distingué. Un chignon impeccable, relevé par des pinces presque invisible venait dégager un visage sculpté. Mes yeux se sont attardés sur sa mâchoire, régulière et acerbe. C'était un réflexe. Je cherchais sur les figures des marques de comparses. Elle n'en était pas une, ou bien elle l'était, et s'en sortait brillamment. J'avais peut-être mes chances, moi aussi.
La seconde d'admiration est passée, et Béa m'a répondue.
─ Ouais... je... c'est simplement que je pensais pas qu'ils me le demanderaient si vite. Ça fait que deux mois.
─ Tu n'es pas obligée, tu sais. Je veux pas t'embêter, ou autre.
─ Non ! Non, pas du tout, m'a-t-elle contredit. C'est super d'être mentor. C'est... wouah. Ça veut dire que les médecins ont confiance en toi. Tu vois, toutes les filles qui deviennent mentors, souvent, elles peuvent rentrer chez elle après... un mois, des fois moins.
J'ai acquiescé, un sourire aux lèvres, contente pour elle. Grâce à moi, en quelque sorte, elle était un peu plus proche de l'objectif final de chaque présente : sortir. Un silence s'immisçant entre nous, j'ai voulu le combler. Je cherchais toujours à remplir le vide, le calme, je détestais ça. Il fallait de l'action, du bruit, il fallait... il fallait manger, des fois, pour ne pas faire face à la solitude.
─ Alors... pourquoi tu es là ? ai-je interrogée Béa.
Elle s'est raclée la gorge.
─ On devrait peut-être commencer avec des sujets moins délicats.
J'ai hoché à nouveau la tête, pas vexée pour autant. Béa et moi avons marché ensemble vers la salle de détente, signant peut-être le début d'une amitié.
**
─ Je pense qu'on peut affirmer sans trop se tromper que tu es une de nos meilleures patientes, Claire.
J'ai réprimé un sourire fier, pour ne pas trop montrer ma satisfaction. On n'était jamais vraiment sûres, ici. Crier victoire trop tôt pouvait s'avérer fatal. La psychiatre m'a fait un bilan de mes derniers mois, pour me montrer, preuve à l'appui, que je n'avais fait aucune rechute depuis mon arrivée, ce qui selon elle, était un grand pas. Le bruit sourd de la joie me bourdonnant aux oreilles, j'ai à peine écouter ses explications scientifiques sur la manière dont mon corps s'accommodait de mon nouveau mode de vie. La sortie m'apparaissait de plus en plus lumineuse, j'étais impatiente d'appeler ma mère, et de lui dire que tout allait mieux, que bientôt, son bébé rentrerait à la maison, et que l'on pourrait multiplier les activités ensemble. Faire les boutiques, aller courir, manger au restaurant. Elle n'en reviendrait pas.
─ Pour être sûre, Claire, j'aimerais te lancer un petit défi.
J'ai levé un sourcil, un peu désemparée. Les défis, ce n'était pas mon fort, l'imprévu restant ma grosse faiblesse. Appréhendant ce qu'elle me réservait, je l'ai observée ouvrir les tiroirs de son bureau, pour en sortir un joli emballage doré, dont les reflets brillaient sous la lumière. Une barre chocolatée, dans ce qu'il y avait de plus banal. Des comme ça, j'en avais mangé des centaines, parfois une vingtaine dans une nuit, si bien que j'aurais pensé que la voir ne me ferait pas grand-chose. Pourtant, mon cœur a eu un raté, la sensation que je craignais par-dessus tout. Il était facile de se défaire de ses envies dans un contexte sain, où les pires aliments proposés, d'un point de vue nutritif, étaient des pâtes. Faire entrer une barre chocolatée entre ses murs, c'était prendre le risque de déclencher une émeute.
─ Je voudrais que tu la manges. Dans la journée, si possible. Tu penses en être capable ?
J'ai hésité. Longtemps. Si je pouvais la manger ? Bien sûr. Quelle idée. Ma préoccupation, c'était cette capacité, justement. Elle m'effrayait, me prenait aux tripes, car la question émergeait : et si la mangeais, et bien plus encore ?
─ Oui, ai-je soufflé en l'attrapant.
On ne pouvait pas savoir si l'on essayait pas. Je devais me faire confiance, c'est que les médecins et infirmières me répétaient à longueur de journée : « Tu es ton pire et ton meilleur ennemi, car à chaque fois que la petite voix dans ta tête doutera de toi, et te descendras plus que Terre, elle te donnera aussi une raison de te battre et te surpasser. » C'était un peu pompeux à entendre la première fois, mais quand on prenait du recul, cela faisait parfaitement sens.
Je suis sortie du cabinet, glissant la barre chocolatée dans la poche de mon gilet. Les premières interrogations se sont présentées : quand allais-je la manger ? Comment ? Rapidement ? Ou devais-je prendre mon temps pour la savourer ? Devais-je être seule ? Me cacher ? La déguster en public ? Fallait-il un témoin, pour être certain que je n'allais pas la jeter ? Est-ce que... est-ce que c'était réellement une bonne idée ? Personne ne se posait ce genre de question pour une simple barre chocolatée. Moi, si.
Soudain, Béa est arrivée, les traits marqués par la panique.
─ C'est Émilie, elle ne veut pas manger. Ils veulent qu'on essaye d'intervenir.
J'ai froncé les sourcils, très inquiète. Émilie était cette gamine, de quatorze ans à peine, qui venait d'arriver. Plus que son poids, ce qui inquiétait toute la clinique, c'était le déni dans lequel elle vivait, et l'image qu'elle avait d'elle-même. De toutes les filles que j'avais croisées, Émilie faisait partie des plus extrêmes. Béa et moi, sans qu'on ne nous ait attribué le rôle symbolique de mentor, on avait cherché à la prendre en charge. Elle en avait terriblement besoin.
Dans la poche de mon gilet, mes doigts ont rencontré la barre chocolatée qu'on venait de me donner.
─ J'ai une idée, ai-je soufflé.
**
Elle avait mangé, Émilie, et avec son coup de fourchette, c'était une nouvelle victoire. Cette gosse était touchante à un point inimaginable. Presque immature, on en venait à se demander comment pouvait-elle s'infliger un tel supplice ? À croire qu'elle ne comprenait pas la gravité de son geste. J'ai longtemps pensé à son visage candide, une fois seule dans ma chambre, lors du temps de détente après le dîner, et la manière dont ses yeux s'étaient illuminés à notre présence. Elle semblait nous vénérer, ce qui était flippant et flatteur. La première chose que j'avais compris d'elle, c'était qu'elle avait très bien encadré tous les standards de beauté. Les jolies filles, et les autres. Elle me catégorisait dans les premières, je ne sais pas si elle avait raison.
J'ai pris un livre, j'ai essayé de m'y plonger, mais un sentiment étrange m'empêchait d'aller plus loin que la première ligne. Le goût de la barre chocolatée me restait sur la langue, malgré les heures écoulées depuis que je l'avais mangée. La douceur du sucre, le croustillant du biscuit et tous les autres éléments que les industriels savaient si bien maîtriser pour nous forcer à mettre à nouveau la main dans le paquet. Bientôt, les pensées pour Émilie se sont évaporées, et le chocolat m'a obsédée. J'ai commencé à saliver, alors qu'une chaude sensation d'étouffement m'a saisie. Ce schéma, je le connaissais trop bien, je pouvais le voir arriver, et à cet instant-là, je me suis détestée, haï, je me serais tuée. Pourquoi maintenant, Claire ? Hein ? Pourquoi ? Tu fais partie des patients les plus prometteurs, et tu vas céder, comme ça ?
Le pire dans l'histoire, c'est que je ne pouvais pas réellement lutter. Cette voix dans ma tête qui me lynchait n'allait me préserver de la suite des événements. Ils allaient advenir coûte que coûte, j'y allais simplement avec la conviction de tout regretter par la suite.
J'ai attendu qu'on éteigne les couloirs, que les passages des infirmières se fassent de moins en moins fréquent – même elles patrouillaient toujours beaucoup, c'était la nuit que les filles ici devenaient des dangers pour elles-mêmes. Je me suis levée, et ai ouvert le placard de ma chambre. Enfouis parmi les vêtements, il y avait une réserve. Je ne l'avais jamais touchée depuis mon arrivée, mais elle était là au cas où. Ce cas se présentait enfin, et prise dans la tornade infernale de ma maladie, j'ai sorti les quatre paquets de biscuits et confiseries, les deux de chips, et l'énorme pot de beurre de cacahuètes. Il fallait avoir un pot. Pour faire couler le tout. C'était comme une règle de base, tacite, bien sûr, car personne ne vous avouera jamais qu'il avait un pot, ou que celui-ci n'allait durer que vingt minutes.
J'ai déballé le tout, ai étalé la nourriture sur mon lit, et caché sous ma couette, j'ai commencé à manger.
L'effet du beurre qui fondait sur la langue, du goût puissant de la cacahuète, du craquant des gâteaux tel que je le ressentais ne pouvait pas être compris par la majorité des gens. Les bouchées n'avaient pas matière à nourrir, à calmer une faim, ça se saurait. Je n'avais jamais faim quand je mangeais. Les premiers crocs relevaient d'une expérience presque céleste. D'un coup, rien n'avait plus de sens que ce que je mettais sur ma langue. J'avais l'impression de détenir les clés du bonheur, avec rien d'autre qu'un peu de sucre et de gras. Divin, biblique, je ne mentirais jamais en affirmant que quand je commençais, j'entrais en communion avec des forces spirituelles.
Bientôt, ce plaisir immense s'est fané, mais ce n'était pas une raison pour arrêter. Il fallait continuer, parce qu'on avait commencé, et qu'abandonner était irrationnel. Les biscuits n'avait plus le même goût, mais les engloutir procurait toujours autant de plaisir alors pourquoi s'en priver. Au sommet de la crise, il y avait les associations dégoûtantes : les chips dans le beurre de cacahuètes, les bonbons trempés dans du ketchup ; le goût devenait secondaire, l'important était la mastication, la déglutition, et la répétition du geste. Inlassablement. Jusqu'à l'explosion.
Sauf qu'on n'explosait pas.
Quand j'ai vu la quantité que je venais d'engloutir, je ne me suis pas sentie comme une jolie fille. Plus que de la honte, c'est une répulsion profonde envers ma personne. Pourquoi tu fais ça, espèce de truie ? T'as donc aucune dignité ? Tu te rends compte de ce qu'on dirait de toi si on te voyait ? Grosse vache, va ! Tu bouffes comme un camionneur et t'es contente de toi, ça va pas dans ta tête. Tu me dégoûtes, je sais pas comment tu fais pour te lever tous les matins. À ta place, j'oserais même pas sortir.
Et j'avais tellement raison, à ce moment, de m'insulter de la sorte, qu'il fallait que j'agisse pour ne pas que ça me hante. Pour ne pas me coucher avec cette culpabilité grandissante, qui rongeait mon moral comme le pire des acides. Dans ce cas, il n'y avait qu'une chose à faire : faire disparaître les preuves. Les emballages, oui, mais pas que. Le reste aussi, ce qui empoisonnait notre corps, tant par la pauvreté de sa consistance que par les sombres pensées qu'il générait. Je me suis dirigée vers la salle de bain.
Ce soir-là, je n'ai régurgité qu'une seule fois, et je n'ai pas remangé après, ce que j'avais souvent l'habitude de faire avant mon arrivée ici. Ce n'était pas une victoire pour autant. J'étais minable. J'avais replongé, et maintenant, j'allais devoir expliquer à Émilie que je n'étais pas la jolie fille qu'elle croyait.
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