43. Cette histoire n'est pas vraiment la mienne
Je m'appelle Alexandre et j'ai toujours su que cette histoire n'était pas la mienne. Pourtant, aujourd'hui, je me retrouve à la raconter. J'ai la sensation de me retrouver au milieu d'une guerre qui n'est pas la mienne. Un conflit qui va m'ôter la vie avant même que je n'ai eu le temps de vivre.
Il y a quelque chose qui ne va pas dans cette histoire. Un sentiment étrange qui se propage parmi les candidats, mais dont la plupart d'entre eux ne sont pas conscients. Je me demande qui a écrit ce récit. Qui nous a entraîné là-dedans. Quelqu'un de bien plus fort que nous, sans doute.
Comment suis-je censé raconter une histoire dont je ne suis qu'un personnage secondaire ?
Le réveil est étrange, ce matin. Je crois que je m'étais habitué à la présence de Lucas entre ces murs. Chaque départ offre un nouveau vide à remplir. Le problème, c'est que nous n'avons que nos doutes pour combler ces vides et que les doutes ne sont pas très consistants. L'air passe trop bien entre eux.
Lorsque j'arrive dans la salle à manger pour prendre mon petit-déjeuner, une drôle d'ambiance règne. Il n'est pas difficile de savoir qui mène la dépression, mais il est étonnant de voir à quel point elle se propage vite.
Malheureusement, les Trèfles sont juste à côté de nous et l'air abattu de Cole se trouve pile dans mon champ de vision.
Je tire une chaise et m'assois sans rien dire, comme d'habitude. Ne pas dire bonjour, c'est la meilleure façon de demander aux gens de nous laisser tranquille.
Emery m'adresse un signe de tête et désigne Néo.
— Regarde.
Je me tourne vers les Piques et plisse les yeux pour chasser le soleil qui me gêne. Ne pleuvait-il pas, hier ? C'est un peu ironique que le soleil revienne alors que Lucas s'en va.
À l'instant où mes yeux rencontrent le visage de Néo, je comprends. Ses traits sont tirés, comme s'il n'avait pas dormi de la nuit, et un frisson remonte le long de ma colonne vertébrale juste en le regardant. Il dégage quelque chose d'effrayant ce matin. On dirait presque que quelqu'un est mort. C'est le départ de Lucas qui l'affecte autant ? Même celui d'Elias ne lui avait pas fait autant d'effet. Il n'était pas, lui aussi, amoureux de Lucas, quand même ?
J'examine le reste des candidats. À cette heure-là, pratiquement tout le monde est rassemblé dans la même salle au même moment. C'est quelque chose qui arrive assez rarement en dehors de l'émission et des horaires de repas, en fait.
Si tout le monde semble affecté par le départ de Lucas, certains le sont très différemment des autres. Jasper, par exemple, ne cesse de répéter à qui veut l'entendre que ne plus voir le visage de Lucas tous les jours va enfin lui permettre de dormir tranquillement. L'un de nous devrait sans doute dû lui rétorquer qu'il devrait vérifier son orientation sexuelle si un mec occupe autant ses pensées, mais nous préférons tous nous complaire dans notre tristesse.
Je dois avouer que, même à moi, Lucas me manque. C'est un sentiment étrange. Une pression dans la poitrine, vos yeux qui cherchent sans cesse, votre esprit qui l'imagine dans chaque angle mort. Je ne suis pas habitué à ressentir autant, mais cette émotion-là refuse de se laisser enfermer avec les autres.
— Etrange.
Emery hoche la tête.
— Ouais. Glauque.
Quatre mots, un seul de ma part, et pourtant tout ce qui devait être dit l'a été. Je ne comprends pas pourquoi les gens s'entêtent à vouloir faire des monologues ou des phrases plus complexes qu'un sujet et un verbe quand un seul adjectif suffit.
J'observe Zhao se lever et nous prévenir qu'il va nager. Je ne comprends pas trop le besoin qu'il a de toujours annoncer ce qu'il va faire, comme si ça intéressait quelqu'un. Personnellement, je trouve ça aussi utile que le discours de Snakelace le jour de notre arrivée. Autant dire qu'on aurait clairement pu s'en passer.
Je fini mon déjeuner et repousse l'assiette au milieu de la table avant de me lever. Emery m'adresse un signe de tête, mais les autres ont à peine l'air de remarquer mon mouvement. Qu'importe, je me dirige à grandes enjambées vers le couloir. Depuis mon arrivée ici, j'ai pris l'habitude d'explorer la Demeure un peu plus profondément chaque jour. Une activité bien plus utile que toutes ces foutaises pour les caméras, si vous voulez mon avis ; bien qu'il faudrait peut-être que je fournisse un effort pour remonter ma côte de popularité qui est un peu en chute libre ces derniers jours.
J'avance à l'aveugle dans le couloir. Ce qui me plaît le plus dans ce petit rituel, c'est que je ne sais jamais où je vais atterrir. Pas parce que je ne connais pas la Demeure, mais plutôt parce que je ne décide jamais moi-même où je veux aller et que je laisse mes jambes et mon subconscient me guider. Pour ça, rien de plus simple : il suffit de se perdre dans ses pensées. Ça ne se voit peut-être pas, mais je suis très doué à ce jeu. Le tout est encore de savoir revenir à la réalité à temps, comme maintenant.
La pression de la porte sur mes bras me fait retomber sur Terre. Je pousse la porte d'entrée avec toute ma conscience et me retrouve dehors, à affronter le vent sans vraiment comprendre pourquoi. Toutes mes précédentes explorations concernaient l'intérieur de la Demeure. Pas ce qui l'entoure. À vrai dire, je crois que je serais à peine capable de décrire l'environnement extérieur de la bâtisse si on me le demandait.
Je foule l'herbe et plisse les yeux. Le soleil a décidé de se réveiller, ce matin. Ça nous change. J'avoue que l'air maussade de la campagne commençait à me taper sur le système.
Machinalement, je m'éloigne de la Demeure, comme mut par le besoin impérieux d'oublier ce château trop sombre. Plus j'avance et plus le son insistant de l'eau et de ses clapotements empli mon esprit.
Je ne m'étais jamais autant éloigné des murs qui m'abritaient. J'ignorais même l'existence d'un cours d'eau ici. Pourtant, plus j'approche et plus sa présence se fait insistante. Le bruit, d'abord, qui semble occuper chaque molécule d'air. L'odeur de vase, ensuite, qui se répand, soufflée par le vent. Puis ce sentiment qui vous prend au ventre, comme si quelque chose, ou quelqu'un, vous tirait par le bras pour vous inciter à plonger.
L'herbe sous mes pieds n'est plus qu'une idée lointaine, qui s'efface au fur et à mesure que le reflet du ciel bleu sur l'eau empli mon champ de vision. Il me faut fournir un effort considérable pour revenir à la réalité et m'arrêter au bord de la rivière. Un pas de plus et je tombais dans l'eau. La force d'attraction de cet endroit est sans pareil.
Je me force à lever les yeux et quitte les fonds obscurs pour observer les alentours. Une grande forêt s'étend de chaque côté, les branches des arbres formant un tunnel parsemé d'ombres au-dessus de la rivière. À droite, à gauche, le même spectacle vert qui semble vouloir masquer l'intérieur du bois aux regards indiscrets des curieux.
Aveuglé par le soleil, je dois plisser les yeux pour détailler les formes qui apparaissent dans la mosaïque de lumière formée par les branchages. Un buisson sur la droite, un arbre mort sur la gauche, mais pas âme qui vive. Aucun chant d'oiseau, aucun bruit de pas, pas un seul indice de vie, humaine ou animale. Rien, à part cette silhouette qui sort soudainement de l'ombre et glisse sur l'eau.
Je m'apprête à faire un pas en avant, avant de me rappeler que je suis déjà tout au bord de la rivière. Alors, à la place, je me penche et me concentre pour distinguer un peu mieux la nature de la forme qui s'approche de plus en plus de moi. Lorsqu'elle a dépassé la partie la plus obscure de la forêt, plus aucun doute possible : c'est une silhouette humaine.
Je ne pensais pas que Zhao venait nager ici. Je croyais qu'il restait à l'intérieur, en sécurité avec le bassin chauffé. Apparemment, je l'ai sous-estimé. Ça m'apprendra à ne pas faire attention à ceux qui m'entourent. Pour me faire pardonner, je lui adresse un large signe de la main. J'attends quelques secondes, mais il ne répond pas.
Il ne m'a probablement pas remarqué, trop concentré qu'il est sur sa nage. Je reproduis mon geste, en criant son nom :
— Zhao !
Toujours aucune réponse. De toute façon, il arrive bientôt à mon niveau, je vais pouvoir lui demander directement ce qu'il fait là et comment il a découvert cet endroit. Cette dernière question me turlupine, je ne l'imaginais pas du tout s'éloigner à plus de 10 mètres du château. Peut-être est-il plus courageux que je ne l'imagine.
Pourtant, plus il s'approche et plus un profond malaise s'empare de moi. J'ai beau regarder, encore et encore, j'ai l'impression qu'il ne bouge pas. On dirait qu'il se laisse porter par la rivière. J'espère qu'il n'est pas mort de froid, au moins. D'ailleurs, sa silhouette n'est pas du tout la même dans l'eau. Il me semble plus petit, moins musclé. Même ses cheveux ont l'air d'avoir changé de couleur.
Un bruit violent, semblable à un grondement de tonnerre, me fait sursauter. Je lève les yeux. Le ciel est devenu gris sans que je ne le remarque. Il faudrait peut-être que je rentre me mettre à l'abris.
Je m'apprête à faire demi-tour quand un ange me tape sur l'épaule pour me rappeler que je ne peux pas laisser Zhao là, tout seul, sous l'orage qu'il n'a probablement pas vu. Foutu bonne conscience.
— Zhao !
Je hurle son nom avant de vérifier encore une fois la couleur du ciel. La météo est décidemment très changeante par ici. J'ai un nouveau sursaut quand de l'eau vient asperger mes chevilles.
— Zhao ! Tu aurais pu faire...
...attention. Ce dernier mot meurt sur mes lèvres quand je baisse les yeux. Je sais pourquoi Zhao ne ressemblait pas à Zhao. Pourquoi il avait l'air d'ainsi se laisser porter par l'eau et pourquoi j'ai trouvé si étrange qu'il soit venu nager ici. C'est parce que ce n'était pas lui.
Un nouveau coup de tonnerre retentit. Cette fois, je ne sursaute pas. J'ai l'impression de ne pas pouvoir détacher le regard du corps à mes pieds. De ne pas en avoir le droit.
Il pleut. De plus en plus fort. J'ai froid, soudain, mais je ne suis plus certain que ce soit la faute de l'averse. Des tremblements incontrôlables me surprennent. J'entoure mon corps de mes bras, dans l'espoir de les faire cesser. Je n'ai plus perdu ainsi le contrôle de mon corps depuis si longtemps.
J'essuie l'eau qui ruisselle sur mes joues. De l'eau... ou des larmes, peut-être. Je suis obligé de cligner des yeux. Le court instant d'obscurité remet mon esprit en marche et m'oblige à regarder le paysage avec tous mes filtres de perception activés.
L'eau n'est plus bleue. Elle est rouge. Pourpre, sur toute sa longueur. Et le corps à mes pieds est loin d'être celui du surfeur blond.
Des cheveux noirs, flottant à la surface ; un léger sourire figé sur les lèvres... Les paupières fermées, la bouche irrémédiablement close, Lucas me fait face. Je ferme les yeux, plus longtemps, comme pour l'imiter. Pour l'oublier. Peut-être que tout ceci n'est qu'un rêve. Oui, tout ceci doit être un rêve.
Je veux oublier cette image. Je dois oublier cette image. Mais celle-ci s'est imprimée sur mes paupières. Je dois me réveiller. Maintenant. Avant que ça ne recommence. Je n'ai plus la force de résister, cette fois...
Soudain, ayant entendu mon vœu, l'orage s'abat sur moi. Comme pour me rappeler que je suis encore en vie, contrairement à Lucas. Puis, sans logique apparente, une seule pensée s'impose à moi : Cole ne sourira plus. Pas sans lui. Parce qu'aucun de nous ne sera jamais capable de lui offrir ce que seul Lucas avait : un cœur.
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Bonjour, bonsoir,
Ces mots sonnent la fin d'une aventure. Enfin, pas tout à fait, puisque ce n'est la fin que du premier tome... Ceci dit, c'est tout de même la fin de quelque chose.
J'ignore si ce roman vous a plu, mais j'imagine que si vous êtes restés jusque là c'est que c'est le cas.
Je tiens à vous remercier du plus profond de mon coeur d'avoir suivi et fait vivre cette histoire. Ce roman. Ces personnages. Ils ont un goût particulier pour moi.
N'hésitez pas à venir discuter, échanger sur vos impressions, vos ressentis. Pensez à voter, commenter, partager et parler de cette histoire autour de vous si elle vous a plu. C'est extrêmement important pour les petits auteurs ❤️
Je vous souhaite à tous une très belle continuation et j'espère vous revoir dans le tome 2 🌟
Continuez de briller, mes Handsome Readers 🌌
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