42. Star, l'heure de raconter une nouvelle histoire

Néo se tient à côté de moi, sur le toit, l'air tout à fait à son aise. Je l'observe sans chercher à me cacher. Je veux qu'il croie que je cherche à l'évaluer. Je veux qu'il comprenne que ce que je vais lui dire n'est pas juste une histoire d'enfant, mais une réalité.

Je crois que, quelque part, il l'a déjà saisi. Je dois simplement en être certaine.

— Merci de m'avoir aidée, tout à l'heure.

Il tourne lentement la tête vers moi.

— Oh. De rien.

Le vent soulève la mèche qui lui barre le visage, mais l'obscurité m'empêche de distinguer entièrement ses traits. Il a l'air préoccupé.

— À quoi est-ce que tu penses ?

Je ne sais pas s'il se rend compte que je tente de retarder le moment où je devrais tout lui raconter, mais si c'est le cas, ça n'a pas l'air de le gêner.

— Au départ de Lucas...

Je sursaute et mon pied dérape. Je manque de tomber du toit mais Néo me rattrape in-extremis et m'aide à me remettre assise. Je m'efforce de ne pas montrer la panique qui commence à faire accélérer mon cœur et demande :

— Lucas est parti ?

Mon jeu d'acteur doit être très mauvais, car Néo me lance un regard en biais.

— Ça a l'air de t'inquiéter.

Je ne peux pas démentir alors j'esquive sa remarque en posant une autre question :

— Quand ? Pourquoi ?

J'avoue, ça fait deux questions. Pourtant, aucune d'elle ne fait taire la terreur qui se répand dans mes veines. Je ne peux pas distinguer correctement les émotions qui passent sur son visage, mais la voix de Néo résonne étrangement lorsqu'il me répond :

— Ce matin, juste avant le repas. Sa mère a appelé pour le prévenir que son grand-père était au plus mal et qu'il devait rentrer tout de suite s'il voulait... Enfin, lui dire au revoir, tu vois ?

Je le savais. Je savais que je ne pourrais pas tout empêcher. J'avais compris aux premiers mots de Néo que j'avais échoué, mais je ne peux pas m'empêcher mon corps de trembler et mes pensées d'osciller.

J'aurais dû prévoir ce qui allait arriver. Peut-être que Lucas va rentrer chez lui sain et sauf. J'aurais dû agir plus tôt. Peut-être que Lucas va bien et que son grand-père va pouvoir partir en ayant vu une dernière fois son visage. J'aurais dû arrêter tout ça tant que j'en avais encore la possibilité.

— Eh !

La sensation de la main de Néo sur mon bras me fait revenir à la réalité. J'ouvre les paupières. Je n'avais même pas conscience de les avoir fermées.

—Ça va ? Euh...

Il semble chercher mon nom.

— Star.

Il hoche la tête et répète sa question :

— Ça va, Star ?

— Oui.

Ce n'est pas vrai, mais il n'a pas besoin de le savoir. Il hôte sa main de mon bras. J'ai froid, soudain. Je rajuste ma capuche et lève les yeux vers la lune. Il me faut un moment pour la trouver derrière les nuages qui parsèment le ciel nocturne. Qu'est-ce que je vais dire à Elias ?

— Je vais te raconter une histoire. Une histoire très ancienne, qui porte sur un endroit que tu arpentes depuis plusieurs jours mais dont tu n'as même idée du passé.

Je marque une pause.

— Continue.

Je me retourne vers Néo. Mon public du soir. Nos yeux se croisent. Les miens, dissimulés derrière un masque que je lui ai volé ; les siens, cachés derrière une mèche de ses propres cheveux.

Deux acteurs dont les rôles sont encore inconnus et dont les masques sont à la fois irrémédiablement liés et tout à fait différents.

Alors, sans quitter son visage des yeux, je sors la feuille sur laquelle j'ai réécrit Le Mythe de la Demeure et commence à le lire. Influencés par l'obscurité et la fraîcheur du soir, animés par l'aura qui se dégage du château à nos pieds et par les sons de la forêt non loin, les mots s'échappent de mes lèvres en petits nuages de vapeur. Ils s'élèvent vers les étoiles, comme pour leur partager une pièce de théâtre dont elles sont les spectatrices silencieuses chaque soir.

Les mots glissent, s'agitent dans le vent, s'accrochent aux pierres du château, comme pour montrer qu'ils en font partie. Que cette histoire appartient non pas à une feuille de papier, mais à un bâtiment bel et bien existant.

Ma lecture terminée, Néo se détourne et observe la lune à son tour. Après quelques minutes, il dit :

— Ce n'est pas ce que tu voulais me raconter.

— Je-

Il ne me laisse pas continuer.

— Il y a quelque chose qui te tracasse depuis que je t'ai parlé du départ de Lucas. Depuis, tu hésites à me dire ce que tu avais prévu de me raconter. Je le vois bien. Pourquoi as-tu si peur ? Tu crois que je vais te trahir, c'est ça ?

Je secoue la tête. Ce garçon est énervant, il cerne les gens avec une rapidité fascinante. Il continue sur sa lancée :

— Peut-être que je devrais. Oui, peut-être que je devrais te dénoncer. Mais tu sais quoi ? Je ne saurais même pas à qui le faire. Parce que, dans cette histoire, j'ignore encore à qui je peux me fier. Chaque geste, chaque mot de ma part peut me coûter ma place dans cette émission. Au cas où tu en douterais, je ne suis pas là juste pour faire du tourisme. Je veux ma part du gâteau avant la fin de l'atelier cuisine.

J'ignore pourquoi il m'expose ainsi ses motivations et, d'ailleurs, je ne devrais même pas m'en préoccuper, mais je lui demande quand même :

— Alors c'est pour ça que tu veux que je te raconte mon histoire ? Pour avoir un tour d'avance sur les autres ?

— C'est ce qu'on fait aux échecs, non ? On s'arrange toujours pour prévoir les coups de son adversaire et en avoir plusieurs d'avance.

Je hoche la tête et les mots quittent mes lèvres sans que je m'en aperçoive, comme si quelqu'un les avait soufflés à ma place.

— Elias est toujours en vie.

Néo acquiesce.

— Je sais. Pourquoi serait-il mort ?

Cette question, insignifiante, me fait soudain prendre conscience de tout ce que mes mots pourraient entraîner. De tout ce qu'ils pourraient changer pour Néo et les autres. Je ne suis plus aussi certaine de vouloir les partager...

— Star ?

Je cesse de fixer le sol et relève les yeux. Je sais ce que Néo me montre avant même de voir son doigt pointé vers l'horizon. Une étrange lumière rouge scintille dans l'obscurité, formant un long ruban sanguinolent dans la nuit.

Je me tourne vers Néo. Les mots quittent nos lèvres en même temps.

— La Rivière Pourpre.

Une part de moi sait très bien ce que cela signifie mais je refuse de la laisser gagner. Je veux encore croire que ce n'est pas vrai. Que cette pensée-là n'est qu'un cauchemar qui disparaîtra au réveil.

Le toit se met à trembler sous moi. Je n'ose pas regarder Néo. Je ressens les craquements douloureux de la pierre plus que je ne les entends. J'ai l'impression que mon cœur lui-même se brise. Un cri déchire la nuit.

Néo me presse le bras.

— Star, qu'est-ce qu'il se passe ?

Je ne réponds pas.

— Star ?

Je m'enfonce dans mon silence. Je sais ce que la demeure essaie de me dire. Je sais pourquoi elle hurle ce soir, pourquoi elle se tord de douleur. Ça recommence. Voilà ce qu'elle me dit. Tout recommence. La douleur, la peur, la mort. Le sang. Beaucoup de sang. Une rivière. Pourpre.

Et le premier versé est celui de Lucas. Lucas, qui n'a rien demandé. Qui n'aurais jamais dû subir ça. Parce que j'étais là. Que je suis là. Parce que c'était mon rôle de le sauver. Parce que c'est ma faute s'il s'est retrouvé là.

La pression de Néo sur mon bras se fait plus forte.

— Star, tu es sûre que ça va ?

— Oui...

Non.

Encore un mensonge.

Une seule pensée me hante et je ne veux pas qu'elle franchisse mes lèvres : j'ai échoué.

~~~
Nous voilà à l'avant dernier chapitre...
L'aventure de ce premier tome est presque terminée désormais 🥰
Merci d'être encore là !

Que pensez-vous qu'il va se passer dans ce dernier chapitre ? 👀

Bonne semaine ❤️

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