41. Je ne voulais partir qu'avec toi
Sans réfléchir, je me précipite à l'intérieur. L'herbe glisse, je manque de tomber plusieurs fois, mais la peur m'aide à rester debout. Je sens la présence de Cole dans mon dos, je sais qu'il me parle, qu'il me hurle quelque chose, mais tout n'est que bourdonnements à mes oreilles.
Je ne suis même plus sûr de savoir où je vais. J'ignore où j'avance. Tel un film de mauvaise qualité, des souvenirs fugaces de moments avec mon grand-père resurgissent devant mes yeux, remplaçant peu à peu les détails des murs et du sol de la Demeure.
Une part de moi est encore consciente du monde qui m'entoure et continue de guider mes jambes jusqu'au Salon. Pourtant, c'est le morceau de moi qui ne sait plus distinguer la réalité qui a pris le contrôle de mon esprit.
J'ai sept ans. Le paquet de farine m'a échappé des mains. Le sol de la cuisine est tout blanc. Je pleure. Je me trouve maladroit. Je sais que maman va me gronder. Grand-père arrive. Il sourit et s'agenouille sur le sol, à côté de moi.
—Regarde.
Il met ses doigts dans la farine et trace des lettres un peu penchées. Il me faut quelques minutes pour voir apparaître une phrase entière et la déchiffrer. « La perfection est un chemin, non une fin. »
Il se tourne vers moi pour observer ma réaction. Je ne bouge pas. Je ne comprends pas ce qu'il fait. Grand-mère va le gronder.
Il s'avance un peu, salit son pantalon et trace de nouveaux mots : « L'endroit le plus sombre est juste sous la bougie. »
Je me rends compte que je lis mieux. Les larmes ont quitté mes yeux. Grand-père sourit. Moi aussi.
— Même une feuille de papier est plus légère si on la porte à deux, dit-il.
On me fourre un truc froid dans la main. Je sais sans le voir que c'est un téléphone. Je le porte à mon oreille. Je ne dis rien. J'attends qu'une voix sorte de l'appareil et m'annonce que je vais me réveiller. Ou, au contraire, que personne ne soit au bout du fil et que tout ceci ne soit qu'une vaste blague orchestrée par Jasper.
— Lucas...
Je sursaute. C'est la voix de ma mère. Je ne l'avais plus entendu depuis un moment. Elle n'a pas changé, en dehors de ce petit tremblement qui ne l'accompagne pas habituellement.
— Maman.
Prononcer ce mot lève le voile devant mes yeux. Je me découvre assis sur un des canapés bleu du Salon, la main de Cole dans la mienne. Je la serre fort, sans doute trop. Je relâche ma pression.
Je cligne des yeux. Néo est là, devant moi. Il m'encourage d'un signe de tête.
— Qu'est-ce qu'il se passe ?
Un silence au bout du fil. Je retiens mon souffle. Liam m'adresse un sourire qui se veut rassurant. Quelqu'un me serre l'épaule, j'ignore qui. Je cherche un instant Thomas des yeux, sans le trouver, avant de reporter mon attention sur la voix de ma mère.
— C'est ton grand-père, Aein.
Ma bouche s'assèche.
— Je sais.
Non, je ne sais pas. Ma mère ne relève pas.
— Est-ce qu'il est...
Je ne trouve pas le courage de finir ma phrase. Cole resserre son étreinte.
— Non. Pas encore. Il veut te voir.
Le soulagement déchire ma poitrine. Je sens mes yeux s'embuer et serre le téléphone de peur de le faire tomber ; de peur de perdre la voix de ma mère et avec elle cette promesse : Il est encore en vie.
— J'arrive.
— Et l'émission ?
Cette question me fait redescendre sur Terre. J'avais complètement oublié. Si je quitte la compétition maintenant, je repars les mains vides. Rien de tout ce que j'ai gagné ne me revient. Sauf l'amour de Cole, me souffle une petite voix.
Je me redresse. C'est vrai, je ne perds pas tout. Pas Cole. Si j'ai participé à cette émission, c'était avant tout pour espérer gagner assez d'argent pour payer les soins de mon grand-père. S'il meurt, rester ici ne servira à rien. Cet argent ne servira à rien.
— Grand-père est plus important.
Je peux imaginer ma mère hocher la tête.
— Nous t'attendons.
La communication se coupe. Je laisse retomber mon bras. Personne ne parle, tous semblent retenir leur souffle.
— Je rentre.
Je ne dis rien de plus. Ils ont compris. Cole hoche la tête.
— Je vais t'aider à préparer tes affaires.
Je serre sa main et me relève.
— Je vais prévenir Snakelace, dit Néo.
— Inutile. Il le sait déjà. Une voiture arrive dans dix minutes.
Je tourne la tête. Thomas. Thomas a prévenu Snakelace. Je m'avance vers lui et juste avant que je n'ouvre la bouche, il lève la main :
— Pas besoin de me remercier. Tu partiras de toute manière. Autant que ce soit de cette façon plutôt que d'une autre.
Je ne suis pas certain de ce qu'il sous-entend. Sans doute quelque chose en rapport avec Jasper. J'ai l'esprit trop embrumé pour y réfléchir correctement.
Cole me dépasse et attrape ma main pour me guider, comme il l'a fait une heure plus tôt pour m'emmener sous la pluie. J'adresse un geste d'au-revoir aux garçons entassés dans la pièce. Ils sont pratiquement tous là. Thomas, Néo, Friedrich, Peter, Lysandre, Zhao, Félix, Alexandre, Liam, Max, Aurélien, Emery.
Des visages qui m'ont accompagné pendant ces deux semaines. Des visages que je ne reverrai peut-être plus jamais. Je leur souris. Un sourire un peu bancale, sans doute, mais c'est la seule chose dont je suis capable pour l'instant.
Je repense à Elias. Aux paroles d'Alexandre. Il l'avait prévenu. Moi aussi, il m'a prévenu, et c'est à mon tour de partir. Peut-être devrais-je moi-même le prévenir de son pouvoir de voyance.
Je regarde Cole. Il avance pour moi et m'entraîne avec lui. Nous menons la danse tour à tour. Notre relation est basée sur une valse dont le meneur ne cesse de changer. Une chorégraphie que personne n'orchestre, réalisée par des danseurs qui se marchent sur les pieds et n'ont aucun sens du rythme. Des danseurs qui sourient et s'aiment malgré tout.
Cole me mène jusqu'à ma chambre. Je ne le quitte plus des yeux. J'ose à peine cligner des paupières, tant j'aimerais graver chacun des détails de son visage dans ma mémoire. Non, pas ma mémoire, mon esprit. Je ne veux pas qu'il devienne mon passé, je veux qu'il reste mon présent.
Avant qu'il ne pose sa main sur la poignée, je saisis ses doigts entre les miens, tourne son visage vers moi de mon autre main et l'embrasse. Je n'aurais peut-être plus l'occasion de le faire avant plusieurs semaines. Ses lèvres me répondent avec douceur.
— Je t'aime.
Je souffle ses mots juste contre sa bouche, refusant de me détacher de lui.
— Pas autant que moi je t'aime, répond-il de la même façon.
Je l'embrasse à nouveau, plus fort, pour m'empêcher de pleurer. Je sais que je devrais déjà être en bas, assis dans la voiture, mais je ne peux me résoudre à l'abandonner. J'ai encore besoin de lui auprès de moi.
C'est Cole qui se détache le premier, bien plus raisonnable que moi.
— Ton grand-père t'attend, Lucas. Moi, je reste là. Je ne pars pas. Jamais.
Je hoche la tête et répète :
— Jamais.
Des larmes glissent sur ses joues. Je les essuie du bout des doigts. Il en profite pour saisir mes mains dans les siennes.
— Promets moi qu'on se reverra. Promets moi qu'on ira encore danser sous la pluie, promets moi qu'on s'embrassera encore des centaines de fois...
Je le tire vers moi et le serre dans mes bras aussi fort que je peux pour qu'il ne puisse pas distinguer mes propres larmes.
— Je te le promets. Je te promets tout ça et plus encore. On ira danser tous les deux sous l'orage, on trouvera une chanson pour nous accompagner, on vivra un nouveau coup de foudre. Je te le jure. On se reverra.
Il hoche la tête contre mon épaule.
— Je te le jure.
Je répète cette phrase comme pour convaincre le destin lui-même de nous réunir à nouveau. J'ai toujours tenu chacune de mes promesses, celle-ci ne fera pas exception.
Au bout de quelques minutes, il se détache de moi. Nos larmes à tous les deux ont séchées. Il ouvre la porte de ma chambre et déclare, sans me regarder, en fixant l'entrée de la pièce :
— Je n'ai pas le courage de te regarder partir. Descendre à nouveau ces escaliers avec toi... J'ai peur de devoir les remonter sans toi.
— Tu n'as pas besoin de faire ça. Je partirai seul. Je n'ai pas peur de partir tant que je sais que tu m'attendras quelque part.
Il se tourne vers moi et m'embrasse comme si c'était la dernière fois. Ses lèvres s'accrochent désespérément aux miennes mais il finit tout de même par s'écarter et s'éloigne dans le couloir, sans me quitter un instant des yeux.
— À bientôt, Lucas.
— À bientôt, Cole.
Nous esquissons tous deux un sourire et je rentre dans ma chambre en faisant appel à toute ma volonté pour ne pas me retourner et vérifier qu'il est toujours là. Qu'il m'attend toujours.
Je m'avance et commence à empiler mes affaires à la va-vite, le goût de Cole persistant sur mes lèvres. Il me manque déjà, mais je sais que je le reverrai. On se l'est promis. On se reverra. On se retrouvera. La vie ne peut pas nous séparer ainsi.
Mes bagages terminés, je descends les marches sans me retourner. Je ne croise personne sur le chemin et entre dans l'automobile noire sans avoir croisé un seul visage amical. Cette fois, je rentre seul...
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Plus que deux chapitres avant la fin de ce tome 😭
J'espère que ce chapitre vous a plu et que vous ne trouvez pas l'histoire trop longue et qu'elle continue à vous plaire ❤️
Le temps passe vite !
À la semaine prochaine ☀️
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