🥀CHAPITRE 17🥀

Il existait des matins plus violents que d'autres. Des matins où une ville toute entière pouvait se réveiller dans l'effroi. Des matins où un seul titre suffisait à provoquer de vives réactions et ce matin-ci n'y échappait pas. Toute la haute société était là, scotchée à son bout de papier, tandis que tous les yeux lisaient encore et toujours la même phrase : " Mort du premier ministre dans la nuit. Le coupable en fuite ! "

Quand le pouvoir se retrouvait à même ébranler par une telle secousse, il en fallait peu aux petites gens suivants pour perdre la raison et ne plus savoir quoi faire. C'était comme jeter un énorme rocher dans une mare tranquille et voir les répercussions des ondes. Voir ce qui bougerait. Voir ce qui se mouvait. Il était exactement question de cela : de voir ce qui allait se passer.

— N'est-ce pas inquiétant ? Que l'on puisse ainsi s'en prendre à un homme aussi haut placé et ne pas être inquiété ? Notre société devient de plus en plus effrayante, je dois bien l'admettre, fit Sophie tandis que Lucienne resta assise, journal en main.

Sa curiosité fut piquée. Même en relisant une dizaine de fois les mêmes lignes dépeignant avec une certaine pudeur l'atrocité du crime, Lucienne ne put s'empêcher de se demander si le journal n'avait pas volontairement fait une faute de frappe. Un coupable ? Ça la faisait sourire. Il s'agissait très certainement de l'œuvre d'une femme, car le premier ministre était bien connu pour n'ouvrir sa porte, ses bras et ses draps qu'à la gent féminine à ces heures aussi tardives. Il n'y avait donc qu'une femme qui avait pu commettre un tel méfait. Une femme très assurément haut placée pour avoir accès à une telle fréquentation et ayant le pouvoir et les ressources nécessaires pour s'en cacher ensuite.

Rapidement, la liste des suspectes diminua dans sa tête.

— Puis-je savoir ce qui vous fait sourire, Madame ? s'inquiéta Sophie.

— Vois-tu, j'aime les jeux d'esprits et je suis justement en pleine partie. Cela m'occupe et me divertit.

— Comment pouvez-vous trouver un quelconque divertissement alors qu'un odieux méfait a été commis dans la nuit ?

— Devrais-je m'en préoccuper davantage que nécessaire ? Je ne connaissais pas personnellement cet homme. Ce n'était ni un membre de la famille, ni un ami et encore moins un proche. Dois-je donc pleurer sa mort et me lamenter sur mon sort en estimant qu'il n'est plus prudent de sortir tard le soir ? Voyons, Sophie... Tu me connais bien mieux que cela. En revanche, ce que je ne comprends pas, c'est l'effet que cette nouvelle a sur toi. Tu sais, aussi brut que cela puisse te paraître : nous mourrons tous un jour. La mort n'est pas quelque chose que tu devrais craindre.

Lucienne était égale à elle-même, se félicitant de n'avoir pour cette étrange et curieuse nouvelle que peu de ressentis, bien qu'elle se reconnût volontairement curieuse de connaître la méthode employée.

Toutefois, la jeune femme avait lu bien assez de romans et avait été suffisamment éduquée pour savoir qu'il y avait derrière tout ça, une tête bien pensante.

Une tête qui avait les mêmes traits que la Comtesse Norght.

— Il est rare de vous voir afficher une mine satisfaite de la sorte, souleva la jeune femme tandis qu'elle s'était rendue chez la principale concernée dans l'après-midi, Je présume que la nuit fut bonne ?

— Mon sommeil fut en effet d'un grand bénéfice, lui répondit la vieille femme sans pour autant détacher son regard d'elle.

— Est-il réellement question de sommeil uniquement ou avez-vous reçu une quelconque bonne nouvelle ?

— Votre goût pour la curiosité et votre impertinence sont à souligner, comme à chaque fois. Je ne vois pas en quoi les nouvelles de mon intimité vous intéresse soudainement.

— J'aime à savoir avec qui je prends le thé, voilà tout.

Lucienne savait et la Comtesse aussi, pourtant aucune des deux n'aborderait franchement le sujet et tout n'était question que de conversations détournées. Pourquoi ne posait-elle pas simplement la question et pourquoi la Comtesse se refusait-elle de lui dire la vérité telle qu'elle en retournait ?

— Je trouve cela étrange que vous ayez fait tout ce chemin depuis votre petite maison campagnarde purement pour une tasse de thé, souleva la Comtesse.

— Les travaux ayant encore cours me cassent les oreilles. Je suis donc venue pour le thé et la tranquillité qu'offre votre demeure. Avez-vous changé la décoration ? J'étais certaine que ce tapis n'était pas là la semaine dernière.

La Comtesse souriait visiblement satisfaite. Allez savoir ce qui se passait présentement dans la tête de cette vieille femme, personne ne saurait le dire, mais une chose était certaine : elle savait que Lucienne la suspectait pour le meurtre. Et avec raison, cela va sans dire !

— Je ne suis guère étonnée de vous retrouver aujourd'hui. D'ailleurs, j'espérais bien sûr votre visite.

— Vraiment ? appuya Lucienne, Voilà qui est intriguant.

— Étant donné que nous sommes récemment entrés dans une relation professionnelle et bénéfique, j'aimerais avoir votre opinion sur un sujet disons... délicat.

— Je suis certaine que vous êtes entourée de gens bien plus avisés que moi.

— Et c'est pourtant votre avis que je viens solliciter. Ne devrais-je pas ?

— Tout dépend du sujet. Comme vous le savez, je ne suis qu'une veuve éplorée, vivant cloîtrée dans sa demeure campagnarde. Je ne sais pas ce que je pourrais apporter à une femme de votre expérience.

— La fraîcheur de la jeunesse ?

Cette fois, ce fut au tour de Lucienne de sourire.

— Dans ce cas, je ne peux refuser sans paraître discourtoise. Mes oreilles sont vôtres.

— Voyez-vous, c'est l'histoire d'une amie... Une amie ayant connu une situation fâcheuse et compromettante. Situation qui, si mes souvenirs sont bons, vous sera familière, vous qui avez tant aimé vous compromettre.

— Attention, Madame, je vous respecte suffisamment pour ne pas tâcher votre nouvelle acquisition et gâcher votre fabuleux thé, mais ne prenez pas ma retenue pour un signe de faiblesse.

— Mais c'est là une vérité, est-ce que je me trompe ? Vous étiez bel et bien une ancienne fille de joie, non ? Avant votre mariage.

— Donc, c'est sur ce terrain-là que vous voulez m'emmener ? Je vais vous suivre, bien que je craigne que la suite de votre histoire ne me plaise guère. Mais continuez donc ! Voyons ce qui est arrivé à votre amie compromise.

Lucienne ne connaissait que trop ce genre de récit. Les récits "d'amis" sortis tout droit d'un imaginaire collectif. La vérité devait être que cette histoire concernait la Comtesse elle-même et que cette dernière fut bien trop gênée ou bien embarrassée pour se nommer elle-même.

— Et donc cet homme aurait, si je comprends bien, profité d'un instant de faiblesse ? souleva Lucienne.

— Il n'en a pas profité, il l'a provoqué.

— Dois-je comprendre que la jeune femme en question a été droguée puis violemment abusée ? Mais pourquoi me parler de cette histoire ? Je ne vois pas le point commun avec moi malgré la compromission.

— Le fait d'être abusée n'est pas quelque chose dont vous êtes familière également ?

De vieux souvenirs refirent surface. Des flashs. Des moments oubliés. Des bribes. Des choses auxquelles Lucienne ne tenait pas particulièrement à repenser et pourtant... Tout cela était là, ancré en elle.

— Qu'auriez-vous fait à la place de la jeune femme ? insista la Comtesse.

— Honnêtement ? Mon opinion va vous sembler bien crue, mais je l'aurai probablement tué. De mes propres mains.

— En auriez-vous eu le courage ?

— Il est question plus d'honneur que de courage. Vous seriez surprise, Madame, du nombre de choses que l'on peut faire pour sauver ou restaurer son honneur quand celui-ci se retrouve en péril. Il n'y a rien de plus précieux que ce délicat manteau que certains nous arrachent avec tant de facilité. C'est le seul habit qu'il nous reste quand l'hiver nous paraît bien trop froid et solitaire.

La seule chose à laquelle se raccrocher quand tout vous paraît... perdu à jamais.

— Avez-vous déjà eu recours à de telles méthodes ? questionna la Comtesse.

L'avait-elle fait ? Oh, elle l'avait bien imaginé, pensé et même rêvé, mais Lucienne avait-elle franchi le pas ?

— Serais-je devant vous si tel était le cas ? suggéra la jeune femme.

— À moins bien évidemment que vous n'ayez usé d'un stratagème et que c'est ce même stratagème qui, aujourd'hui encore, vous permet de vous tenir ici.

— Allez savoir ? Certains vous diront que je suis une sorcière, d'autres vous diront que je ne suis rien de moins qu'une femme.

Une femme. Une simple bonne femme. Petite, fragile, délicate. Comment pouvait-on imaginer que quelqu'un d'une telle carrure puisse s'en prendre à plus grand, plus fort et plus redoutable ? Oui, comment pouvait-on imaginer ?

— Les femmes ne tuent pas, Comtesse. C'est bien connu.

— Ah non ? Et que font-elles alors ?

— Elles se vengent. Tout simplement.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top