🥀CHAPITRE 11🥀

Bien des choses auraient pu ou auraient dû sortir Lucienne du lit en ce début de matinée et pour cela, elle avait l'opportunité du choix : le piaillement des employés de maisons, le vacarme provoqué par les artisans venus pour poursuivre les travaux d'aménagement de la demeure, Sophie faisant malencontreusement tomber le plateau du petit-déjeuner avant même d'avoir passé le pas de la porte menant à la chambre... vraiment, ce n'étaient pas les excuses qui manquaient et pourtant ce ne fut rien de tout cela. Non. Ce qui l'avait tiré des bras de Morphée avait un nom et un visage qu'elle n'avait ni entendu, ni vu depuis plusieurs années et son dernier souvenir n'en était pas un plaisant.

Car voilà que la Comtesse Norght se tenait présentement devant elle, assise sur son sofa préféré, sirotant une tasse d'un thé au prix exorbitant qu'elle avait elle-même amené et demandé à être préparé sous ses yeux, et tandis que la quadragénaire sirotait son thé, Lucienne demeurait silencieuse. Silencieuse, mais pas moins agacée puisqu'il fallait posséder une sacrée dose de culot pour oser venir jusqu'en ce coin reculé sans y avoir été invité. Cependant, Lucienne connaissait la réputation qui n'était plus à faire de la Comtesse et même si la vieille femme s'était retiré de la Haute Société, elle n'en restait pas moins... intimidante.

— C'est une charmante maisonnée que vous possédez là. J'en avais entendu parler et je dois bien admettre que je n'ai jamais compris tout le raffut autour de celle-ci. Après tout, ce ne sont que quelques pierres et quelques rondins, mais cela pourrait tout à fait convenir... Oui, cela pourrait convenir, lança la Comtesse en posant ses yeux sur chaque parcelle de la pièce.

— Puis-je savoir ce qui a motivé votre visite si... matinale ? Je présume que vous n'êtes pas ici juste pour vous permettre quelques indélicatesses ?

— Vous parais-je indélicate alors que je ne fais qu'énumérer une vérité ? Tout le monde sait que le domaine des Galaway est perdu depuis la mort de feu son propriétaire.

— Feu son propriétaire ? Il me semble pourtant que je me tiens présentement devant vous, et ce, en excellente santé. À moins que vous ne pensiez, Madame, à quelqu'un d'autre en mentionnant le propriétaire de cette maison ?

— Votre époux.

— Ne connaissez-vous pas l'adage "Jusqu'à ce que la mort vous sépare". Je ne suis plus une femme mariée à ma connaissance, je n'ai donc, par conséquent, pas ou plus d'époux, corrigea Lucienne très fermement.

— J'ai ouï-dire à plusieurs reprises que vous aviez une tête de bois et un caractère de fer et je dois dire que je ne suis pas déçue. Vous êtes effectivement tout ce que les rumeurs disent de vous.

— Fort heureusement pour moi, je n'ai, à mon âge, que faire des commérages. Les gens sont si peu occupés qu'ils s'amusent en s'occupant de la vie d'autrui. Cela est fort désagréable.

Si Lucienne n'avait, pour l'instant, pas prit la peine de chasser la Comtesse de son salon, c'était uniquement, car une étrange fascination et un soupçon de curiosité la retenait de le faire. Personne ne ferait le chemin jusqu'ici à moins d'avoir une certaine motivation et elle tenait à connaître celle de la Comtesse Norgth. Elle qui aimait tant tendre l'oreille aux rumeurs et aux messes basses fut, un temps, le centre de l'intention de toutes les discussions. Mariée jeune, trop jeune, à un homme que l'on disait cruel, elle aurait supporté dix ans d'union avant que son époux, le Comte Norght, ne meure d'une crise cardiaque en plein ébat. Elle avait alors hérité de tout ce qu'il possédait et profita de sa nouvelle richesse afin de se remarier... quatre fois. Malheureusement, aucun des quatre autres maris ne lui survécut. Tous trouvèrent la mort dans des circonstances étranges, voire parfois loufoques, jusqu'à se demander si la Comtesse n'était pas elle-même une sorte de sorcière ayant de terrifiants pouvoirs.

Après tout, il était connu qu'elle avait une affection et un attrait tout particulier pour les arts obscurs et qu'elle pratiquerait même l'art de la divination.

Mais alors que voulait-elle à Lucienne ?

— J'ai ouï-dire que vous comptiez monter votre propre petite affaire, relança la Comtesse.

— Je constate que les nouvelles courent bon train, souffla Lucienne.

— Vous, mieux que quiconque, savez que l'information est une véritable arme dans notre milieu. Nous ne pouvons peut-être pas agiter nos épées, ni nettoyer nos pistolets, mais nous avons, nous autres les femmes, nos propres moyens de défense, n'est-ce pas ?

— Je ne vois pas où vous voulez en venir. Néanmoins, si vous pouviez avoir l'obligeance de me dire ce que vous êtes venue faire jusqu'ici et ce qui me vaut l'honneur de recevoir en ma demeure une personne de votre importance... Moi qui vous pensait retirée de la société.

Cette dernière remarque, Lucienne savait parfaitement que ce n'était rien de moins qu'une pique à l'égard de la Comtesse qui s'arrêta de boire pour poser la tasse et dévisager son interlocutrice.

— Vous êtes une personne très franche. Ce n'est pas un trait qui plaît, sachez-le, la réprimanda la vieille femme.

— Heureux pour moi que je ne cherche pas à vous plaire, Madame.

— Il serait dommage que nous commencions notre relation sur un malentendu, Mademoiselle Galaway.

— Madame... Galaway. Je n'en reste pas moins la maîtresse de maison. Maison dans laquelle vous vous êtes permise d'entrer, très tôt dans la matinée. Cela fait plus d'une rudesse à votre actif. Ne serait-il pas grand temps que vous me disiez ce que vous me voulez.

— Je veux utiliser votre maisonnée afin de satisfaire un projet personnel que j'ai moi-même élaboré et je suis certaine que ce projet vous sera bénéfique. Après tout, vous êtes une femme seule et dans la société actuelle... Une femme seule n'est rien de moins comparable qu'à une biche blessée, vous en conviendriez.

Remarque piquante, mais pertinente.

— Vous êtes venue jusqu'ici, sans préavis, pour me parler de votre projet ? Rien que cela. C'est étonnant.

— Sachez que je suis moi-même une vieille femme étonnante et qu'effectivement, tout ce que j'ai eu ou construit dans ma vie, je l'ai aujourd'hui, car je n'ai jamais hésité. Jamais.

— À croire, à vous entendre, que vous avez l'habitude d'avoir toujours ce que vous souhaitez, telle une enfant gâtée.

— Alors, je suis une grande enfant, ricana la Comtesse.

— Qui vous dit que je suis ouverte à l'écoute ?

— Vous m'auriez déjà chassée de chez vous si tel avait été le cas contraire. Mais sachez, Lucienne, que je vous connais.

— Oh, mais je n'en doute pas. Vous devez savoir tant de choses sur moi, ironisa la jeune femme en levant les sourcils.

La Comtesse posa alors définitivement sa tasse sur la table basse située devant elle, croissant ses mains sur son genou levé.

— Je sais ce que votre cœur désire, affirma la Comtesse sans même sourciller.

— Encore un de vos tours de magie ? Désolée, mais je ne suis pas... acheteuse ? Intéressée ? Croyante ? Un petit peu de tout cela en fait.

— Mais vous êtes joueuse, n'est-ce pas ? Vous aimez les défis et vous avez un goût singulier pour les paris... Sinon, pourquoi vouloir transformer cette demeure afin d'en faire une maison close ? Il n'y a rien de plus triste que de faire un retour en arrière. Vous venez vous-même de la rue me semble-t-il ? La fille de joie désire-t-elle être la marâtre de toutes les jeunes filles ? Noble de votre part bien que geste futile. Laissez à la rue ce qui y a sa place et visez plus grand. Ouvrez votre esprit à toutes les possibilités qui s'offrent à vous, Lucienne.

— Mon Dieu, vous avez vraiment le débit de parole d'un charlatan, c'est affligeant. En outre, ce que je peux bien faire de mon temps ou de mon argent ne vous regarde guère.

— Certes, vous avez raison, mais j'ai une offre unique à vous faire et cette offre peut véritablement changer le cours de votre vie.

Lucienne ricana doucement.

— Eh bien, allez-y. Surprenez-moi. Que me proposez-vous donc ?

— Que diriez-vous si je vous proposais de faire imploser la société ? Et j'insiste particulièrement sur le terme "imploser".

— Je vous traiterai de folle.

— Je le suis peut-être, mais je sais que vous, Lucienne... Vous pouvez être la petite étincelle que je recherche depuis bien trop longtemps maintenant. Vous, ma chère, avez le pouvoir de renverser le cours des choses. N'en avez-vous pas envie ? N'avez-vous pas envie de rendre tous les coups subis ? N'avez-vous pas envie de hurler secrètement toutes les insultes dites à votre égard ? N'avez-vous pas envie...

— De me venger ? Et de quoi ? De qui ? Qui pourrais-je bien désigner comme bouc émissaire ? Comme responsable de mon propre malheur ?

Durant un court instant, le silence s'installa dans la pièce. Un silence dramatique, telle une pause au beau milieu d'un moment crucial lors d'une représentation théâtrale. Comme un instant de calme alors même que la tempête s'abat à l'extérieur, car oui l'orage gronde. Il gronde depuis si longtemps, trop longtemps.

— Les hommes, ma chère. Les hommes sont à blâmer.

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