5 - Luno

L'odeur la prend par surprise.

Elle abandonne Shade quarante-cinq minutes après avoir terminé son second thé, tournant le dos à son ami avant de lui adresser un signe de la main sans se soucier de savoir s'il y répond ou non. La cafétéria où ils ont décidé de s'installer pour tuer le temps était presque déserte elle aussi. Au départ, Luno s'attendait à ce que Shade l'entraîne parmi les rayonnages étroits et les bureaux individuels de la bibliothèque universitaire, mais sans doute redoutait-il d'y croiser sa sœur. Les horaires de Lucas sont si aléatoires qu'il est impossible de savoir où elle se terre la plupart du temps.

Luno remonte sa capuche en frissonnant. Ses mains blanches s'enfoncent dans la poche ventrale de son sweat-shirt à la recherche d'un peu de tiédeur. Elle remonte les couloirs de la fac en songeant qu'il fait déjà putain de froid pour un mois de novembre, et c'est à cet instant que l'odeur la saisit.

Une fille, elle ne sait pas trop qui puisqu'elle ne connaît personne dans ce trou excepté les membres du club de lecture, sort des toilettes unisexes au moment précis où Luno les dépasse. La porte s'ouvre en périphérie de son œil droit, créant un courant d'air qui lui enfonce le parfum des chiottes scolaires directement dans la gorge. Luno déguise sa suffocation en quinte de toux. Elle lève une manche devant son nez pour respirer à travers le coton et poursuit sa route sans ralentir le pas.

Si son corps continue de fonctionner, son cerveau, lui, se retrouve pris au piège d'un véritable incendie. L'étau se resserre autour de sa cage thoracique, dont les os fragilisés se craquellent un à un. Ses organes se débattent dans leur prison enflammée dans l'espoir de la fuir à temps pour échapper à la destruction. Luno a un haut-le-cœur. Son estomac pourrait être en train de se digérer lui-même qu'elle n'aurait pas aussi mal.

Les exclamations indignées des étudiants qu'elle bouscule pour accéder à la sortie n'atteignent pas ses oreilles. Luno se laisse tomber contre la porte vitrée placardée d'affiches. Son épaule crie sa douleur, mais ses nerfs ne sont plus à l'écoute. Elle ouvre la bouche pour absorber l'air extérieur, cet air merveilleux dénué d'odeur particulière, et s'appuie d'une main contre la façade en béton nu de l'université. La puanteur est toujours là. Elle demeure logée dans sa gorge, dans son nez, dans son cœur. Les souvenirs enfouis regagnent la surface comme autant de rats crevés après une inondation. Luno se fait violence pour ne pas vomir.


Une odeur. C'est rien qu'une odeur. Calme-toi.


Elle déglutit péniblement, un poing serré devant la bouche. Ses genoux tremblent au point de peiner à la soutenir. Luno n'est pourtant pas bien lourde.


On n'est pas au collège. On n'est pas en danger. Calme-toi. Respire.


Mais, tout comme ses nerfs aux douleurs de son corps, ses sens prêtent la sourde oreille aux paroles de sa raison.

Elle s'oblige à ouvrir les yeux et avise un banc en plastique vers lequel elle se dirige en titubant. Les conducteurs des voitures ralentissant à l'approche du passage piéton doivent la prendre pour une ivrogne, torchée dès neuf heures du matin comme elle paraît l'être. Luno a envie de leur cracher à la gueule. Elle n'est pas faible. Elle a juste besoin d'un peu de pénombre et de bruit blanc le temps de reprendre ses esprits, voilà tout.

Sa tête roule avec un soupir contre le dossier du banc. Sunnyside. Elle s'appelle Luno Smiles, elle a vingt-six ans, et elle est à Sunnyside. Ça va bien finir par rentrer.

Elle lève le menton au ciel et le sent verser quelques larmes. Elle espère qu'il pleuvra cette nuit. Une bonne grosse averse interminable, comme sait si bien le faire cette ville. Le son de la pluie mêlé à l'obscurité est ce qu'elle préfère.


Sunnyside. Pas les toilettes de ce foutu collège. Sunnyside.


La pluie ruisselle sur ses lèvres. Est-ce que c'est vraiment arrivé ? Quand elle convoque ses anciens souvenirs, quand elle les effleure du bout du doigt avant de s'éloigner de leur morsure encore trop vive, Luno a la sensation que quelque chose n'est pas à sa place, un peu comme la fois où elle est tombée sur une reprise électronique d'un morceau de Nirvana qu'elle n'a pas reconnu avant la fin. Familier, et pourtant si distordu. La peur doit avoir un effet similaire sur l'esprit. Elle doit déformer tout ce que vous connaissez, tout ce que vous avez vécu, jusqu'à vous convaincre qu'il s'agit d'autre chose. L'adolescente terrorisée au fond de ces toilettes malodorantes n'est peut-être pas Luno. Pas plus que le serait la jeune femme agenouillée sous le couvert des arbres de la bibliothèque des Deux Pommiers, les cheveux poisseux sous la chaleur malsaine des longues soirées d'été, le col blanc de sa robe éclaboussé de sang.

Un sourire amer déchire ses traits. S'en convaincre rendrait la vie tellement plus facile.


On n'est plus là-bas. On n'est plus cette personne. On n'a plus aucune raison d'avoir peur.


Elle se prend le visage dans les mains avant d'émettre un nouveau soupir. Tandis qu'elle commence à retrouver le contrôle de ses pensées, Luno réalise qu'il ne s'agit pas de la première crise essuyée par le banc. C'est ici qu'elle a rencontré Maeva la première fois. C'est ici, face à cette même route, le cœur battant tout aussi fort, contre ce même dossier où se bousculaient alors un peu moins d'injures, qu'elle l'a sentie lui toucher l'épaule et entendue lui demander si elle désirait la moitié de son sandwich végétarien – il s'avère que Maeva a cru qu'elle se sentait mal à cause de la faim, et qu'elle-même était un peu barbouillée ce jour-là. Elle avait une trace de peinture sèche en forme d'étoile sur la joue et Luno a été incapable de s'intéresser à autre chose.

Par miracle, ou plus probablement par ennui maintenant qu'elle la connaît mieux, Maeva a couru le risque de s'asseoir à ses côtés. Pour des raisons qui lui échappent encore, Luno lui a raconté qu'elle étudiait les lettres modernes dans cet édifice auquel elle tourne le dos. Mentir a été si facile qu'elle n'a jamais pris la peine de faire machine arrière. Aux yeux des membres du club de lecture, Luno fréquente l'université de Sunnyside avec l'assiduité d'une jeune femme sur le point de décrocher son diplôme. Maeva a alors commencé à lui parler des arts plastiques et d'à quel point elle aurait laissé tomber dès le premier jour si sa mère – la chiante, pas la cool, a-t-elle précisé – ne tenait pas tant à ce qu'elle fasse autre chose de ses journées que peindre des inepties dans le grenier de la biscuiterie.


— Du coup, je fais pareil mais dans un cadre universitaire à plusieurs milliers de dollars l'année. Je lui demanderai si ça vaut le coup, la prochaine fois que je la verrai.


Luno n'a rien répondu, tout absorbée qu'elle était par la contemplation de sa tache étoilée. Maeva a fini par s'en rendre compte et la gratter jusqu'à ce qu'elle disparaisse. Aujourd'hui, Luno pense à elle plus qu'à n'importe qui d'autre et a décroché un travail à la mairie où règne sa mère chiante. La vie peut être drôle quand elle le veut.

Comme pour appuyer cette dernière réflexion, ou pour mieux l'ancrer au présent avant qu'elle dérive trop loin dans le passé, deux hommes sortent de la fac le temps de fumer une cigarette. Luno entend leurs grognements de là où elle se tient. Elle tend l'oreille sans se retourner pour les regarder.


— C'est sa fille qui a appelé les secours.


Il doit s'agir de deux professeurs. La voix mûre, rocailleuse, presque trop posée du premier la fait comprendre qu'ils ne se sont pas aventurés plus loin que le couvert de la porte. Le bruit d'un pouce jouant sur la roulette d'un briquet précède la senteur âcre du tabac.


— Complètement ravagée, poursuit-il avec indifférence. Elle devait déjà se fracasser la tête depuis un moment quand elle l'a trouvée.

— Putain, répond simplement son voisin.


Celui-là a le timbre chaud, traversé de soubresauts involontaires. Luno peut sentir sa peur par-dessus les effluves de leur poison.


— Ouais, fait l'autre.

— La pauvre.

— C'est cette ville. Elle a commencé à nous tuer avec sa foutue pluie et elle s'est dit qu'elle allait en finir en ouvrant un putain de trou dans le sol.


Le premier, le plus âgé ou le moins impressionnable des deux, sans doute, dit cela avec l'assurance de celui qui en a trop vu et trop vécu pour changer d'avis. Une pointe glacée s'immisce sous la peau et les muscles de Luno. Ça tire sous la nuque, entre ses omoplates. Elle plie le bras pour se masser sans parvenir à se détendre. Son geste doit attirer l'attention des deux hommes, car leur discussion se poursuit un ton plus bas.


— Je sais pas... Enfin, il paraît qu'elle a commencé à divaguer avant que le trou apparaisse. Elle était peut-être... vous savez... malade ? Malade mentale, je veux dire.

— Ouais, sans doute. Elle était bien persuadée que les ombres la suivaient chez elle la nuit.


Ils s'interrompent le temps de laisser entrer un groupe d'étudiants venus s'abriter de la pluie. Dans son ventre, Luno sent les braises encore chaudes de l'incendie menacer de donner naissance à de nouvelles flammes.


— Enfin, conclue le plus cynique, avec tout ce qui nous est déjà tombé sur la gueule, on serait plus à ça près. Tu viens ? Je vais me prendre un café.

— Euh, d'accord. J'arrive.


Luno les imagine écraser leur mégot sous leur talon. Il n'y a aucun cendrier dans cette partie de la fac.

Elle s'étire en se demandant s'ils parlaient de la nana absente de tout à l'heure, celle grâce à qui elle aura au moins eu droit au récit des déboires amoureux de Shade. Qu'entendait le premier fumeur par se fracasser la tête ? Est-ce qu'elle se la cognait contre un mur ? Elle devait être sacrément atteinte pour en arriver là. S'il s'agit vraiment de la prof de Shade, celui-ci n'aura pas à se soucier d'arriver à l'heure le lundi matin pendant un sacré bout de temps.

Le tiraillement reprend à la base de sa nuque. Agacée comme elle le serait par la course d'un insecte sur sa peau, Luno s'assène une tape du plat de la main. La sensation s'estompe moins d'une seconde pour redoubler d'intensité l'instant suivant. Ses doigts s'attardent derrière son cou tandis qu'elle ferme les yeux. Un maigre nuage de fumée tournoie devant ses lèvres, comme si son corps cherchait à lui dire quelque chose que son esprit ignore – s'efforce d'ignorer.

Luno bondit du banc comme s'il avait pris feu. Elle s'est assez détendue comme ça. D'abord, elle va se resservir un thé. Puis elle ira marcher un peu, écouter ce qui se dit en ville, se poser quelque part pour terminer le bouquin de la semaine et rentrer chez elle en attendant de se réfugier sous le manteau protecteur de la nuit. L'obscurité l'aide à garder le contrôle. À faire taire les cris les plus déchirants de celle qu'elle n'est plus. Oui, c'est un bon programme.

Le gobelet est déjà plein lorsqu'elle réalise avoir terriblement envie de pisser. Luno demeure plantée devant la machine à café avant de s'en emparer en haussant les épaules. Elle l'a payé, alors autant le boire quitte à s'éclater la vessie.

Elle rebrousse chemin pour la seconde fois de la journée, prenant soin d'éviter les toilettes, et avise le duo de tout à l'heure en train de lire elle-ne-sait-quoi au pied d'un escalier. Même maintenant, la rousse ne cesse d'égayer sa lecture de commentaires bien sentis. Ses yeux sont plissés au-dessus des feuilles quadrillées.


— J'ai écrit quoi, là ? demande-t-elle, perplexe. Juste ciel, pourquoi j'arrive pas à me relire ? C'est la démence qui s'installe ?

— C'est pas tes notes.


Luno tend l'oreille à la voix du brun, mais celle-ci est si ordinaire qu'elle peinerait à la définir.

L'idée germe dans son esprit tandis qu'elle avance dans leur direction. Elle s'arrête devant la marche sur laquelle ils sont assis, les traits aussi placides que d'habitude, et leur tend son thé encore brûlant en guise de cadeau.


— De la part de Shade Walker, dit-elle.


Ils la regardent tous les deux, mais seule la rousse paraît surprise. Le sujet de l'affection de Shade a les yeux noirs, plus noirs encore que ses cheveux, une ancienne cicatrice en travers du nez, et les oreilles percées à trois endroits différents chacune. Un casque de moto repose à ses pieds.


— Ah bon, fait-il en attrapant le gobelet. Merci.

— On préfère le café, intervient la rousse, mais on va dire que c'est l'intention qui compte.


Elle adresse un clin d'œil à Luno, qui garde son attention rivée sur son voisin. Celui-ci a repris la lecture de ses notes sans s'intéresser davantage à elle. L'imaginer rire aux larmes est au-dessus de ses moyens.

Luno les abandonne sans un mot de plus. Dehors, la bruine s'est changée en véritable déluge, et elle comprend avec un sourire que la nuit tombera tôt. Une flaque d'eau éclate sous ses semelles quand elle s'aventure sous l'averse. Elle se demande ce que Maeva est en train de faire.

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