11 - Ma■va
Puttes.
L'inscription bave légèrement sur la façade de la biscuiterie. Un second T a été inscrit, puis raturé, puis ajouté de nouveau pour finalement être supprimé par ce qui a tout l'air d'être un véritable génie de l'orthographe. Maeva contemple les cinq lettres et demie en penchant la tête. Elles vont avoir besoin d'alcool, et pas seulement pour les effacer.
Debout à côté de sa fille aînée, Haruka Sasaki se frictionne les bras en piétinant sur place. Le gilet de laine jaune jeté sur ses épaules la fait paraître encore plus vieille et fatiguée qu'elle l'est déjà. Un vent glacé dérange les mèches brunes encadrant son visage.
— Je ne comprends pas, souffle-t-elle.
— C'est rien, maman, la rassure Maeva. Un coup de white-spirit et on en parle plus.
— Mais qui a pu...
Sa voix s'éteint avant de toucher le fond de sa pensée. Maeva jette un œil discret au profil de sa mère, que la détresse habite comme une seconde demeure.
— C'est juste un mot, dit-elle, un sourire insistant collé sur le visage. Tu sais quoi, tu devrais rentrer t'occuper du magasin pendant que je nettoie ça.
— Tu es sûre ? Et tes cours ?
— Je les rattraperai. Allez, ajoute-t-elle en lui tapotant l'épaule, il faut bien que quelqu'un fasse tourner notre gagne-pain, non ? Ça va aller, t'inquiète. Je vais appeler du renfort.
Elle pousse gentiment sa mère à l'intérieur, qui ne la quitte pas sans lui rappeler de faire attention avec le white-spirit. Maeva sourit en lui assurant que Luno sera là pour l'empêcher d'en boire si elle ne résiste pas à la tentation de mettre fin à ses jours.
La joie s'envole de son visage aussitôt la porte refermée. Maeva se retourne vers l'inscription comme si elle comptait l'effacer à coups de poing. Elle tient son téléphone à l'horizontale pour la prendre en photo et l'envoyer aux autres.
> MS Pain a envoyé une pièce jointe (1,03 Mo)
MS Pain dit : je vais les TUER
Black Apple dit : C'est le magasin d'Haruka ?
MS Pain dit : ouais
MS Pain dit : je suis à ça vraiment à ÇA de juste me pointer chez eux pour les noyer dans les toilettes après avoir chié dedans
MS Pain dit : besoin d'aide pour nettoyer btw je vous offrirai le wendys ou ce que vous voulez
MS Pain dit : nettoyer la façade pas les toilettes
Black Apple dit : J'arrive.
Maeva contemple l'écran de son téléphone sans répondre. Elle voit, dans la colonne de droite, Lucas se connecter et Aster rédiger un message qu'elle n'envoie pas. La première devance la seconde.
BONES dit : mais ils savent pas écrire ?
BONES dit : dsl suis au travail pourrai pas passer mais pensées et prières pour ta façade poutounours
BONES dit : la prochaine fois on foutra le feu chez eux
MS Pain dit : non et ça me rajoute DEUX LETTRES
MS Pain dit : et oui d'accord
Elle lui adresse un pouce levé avant de s'intéresser de nouveau au profil d'Aster. Les points de suspension indiquant qu'elle était en train d'écrire ont disparu.
Black Apple dit : Désolée, je risque d'être un peu en retard.
Black Apple dit : Baudelaire a la diarrhée.
BONES dit : ça arriverait pas si tu lui faisais pas manger les restes de tes voisins
Black Apple dit : J'y peux rien s'ils entrent pas dans le composteur.
MS Pain dit : skhgskgh
HTTP 403 dit : je peux me joindre à vous ?
Maeva écarquille les yeux. Un sourire – sincère, cette fois – anime les traits de son visage. Il s'agit du premier message d'Aster sur leur serveur. Elle se mord les lèvres, heureuse qu'il lui soit adressé.
BONES dit : dans le composteur ?????
BONES dit : ah non
BONES dit : putain j'ai pas assez dormi dsl
MS Pain dit : BIEN SÛR
Black Apple dit : Avec joie.
MS Pain dit : plus on est de fous plus on frottis comme dirait l'adage
> BONES a changé son pseudo en Le caca de Baudelaire.
Black Apple dit : ...
Un rire bête secoue les épaules de Maeva. Elle range son téléphone dans la poche arrière de son pantalon et se retourne vers l'inscription, les mains jointes, les sourcils levés. Elle n'aurait jamais eu l'occasion de passer autant de temps avec Aster si les Lapurge n'étaient pas aussi cons. Peut-être qu'elle devrait songer à les remercier quand elle leur aura fait la peau.
Aster et Luno arrivent en même temps, amenant avec elles les gants et les masques de protection dont Maeva a oublié de se munir, et se mettent aussitôt au travail. L'inscription est assez large pour qu'elles s'en occupent toutes les trois. Ces cons n'ont pas raté leur coup.
Les boules de vieux journaux imbibées de white-spirit commencent à faire leur œuvre – et leurs bras à crier grâce – quand la clochette de la biscuiterie tinte sur le passage de Blue. Celle-ci tressaute en remarquant leur présence. Les yeux qu'elle gardait baissés passent d'une fille à l'autre avant de s'écarquiller de joie en reconnaissant le visage de Luno, qu'elle salue d'un check du coude accompagné d'un sourire tellement large qu'il doit lui faire mal. Aster, quant à elle, n'a le droit qu'à un timide hochement de tête doublé d'un bonjour à peine audible.
— Vous faites quoi ? C'est quoi, qu'il y a écrit sur le mur ?
— Putsch, improvise Luno avant que Maeva ait le temps d'ouvrir la bouche. Sunnyside se sent pousser une âme de révolutionnaire.
— Ils vont renverser maman ? demande Blue avec des yeux ronds. Mais c'est maman Takako qui fait de la politique, pas maman Haruka.
— Eh, intervient Maeva, qui sait. Elle met peut-être quelque chose dans ses cookies pour forcer les gens à voter démocrate.
— C'est quoi, déjà, démocrate ?
— La moins pire des deux options.
— Bon, ça va alors.
Blue opine sagement du chef, et Maeva intercepte de justesse le rire qu'Aster étouffe dans son masque.
Elle s'attaque au P majuscule en soupirant. Une sueur chaude s'installe au creux de ses tempes. Depuis combien de temps frottent-elles ces foutues lettres ? Elle s'attendait à ce que ce soit l'affaire de quelques minutes. À ce rythme, elles risquent d'y passer la matinée.
— Ça va ?
La question de Luno lui donne une bonne excuse pour s'interrompre. Maeva s'apprête à y répondre avant de réaliser qu'elle ne lui est pas adressée. Debout à quelques pas du trio, Blue se tortille de gauche à droite en se tordant les doigts. Son cartable paraît immense sur ses épaules.
— J'ai mal au ventre, dit-elle.
— Demande à maman de te donner un truc, suggère Maeva.
— J'ai déjà pris un cachet. Ça a rien fait du tout.
Personne ne dit rien pendant un moment. Blue garde les yeux rivés par terre ; Luno regarde Maeva comme si elle était censée faire quelque chose ; Maeva regarde l'inscription comme si tout ça était de sa faute. Aster, elle, reste dans son coin sans manifester la moindre envie de se mêler à la conversation. Maeva l'envie terriblement. Elle hausse les épaules, impatiente.
— Reste à la maison, alors.
— Maman veut pas. Elle dit que j'ai déjà eu assez d'absences depuis la rentrée.
— Bah va traîner dans un coin en attendant que ça passe, qu'est-ce que tu veux que je te dise ? Tu peux pas retrouver Ruben ou, euh... comment elle s'appelle... Nana quelque part ?
— Ils sont au collège.
Maeva ne l'écoute déjà plus que d'une oreille. Elle frotte ce foutu P à s'en faire mal au poignet, les tempes brûlantes, le cœur battant de frustration. Sa boule de papier journal manque de finir en bouillie tant elle la serre fort. Maeva a envie de la jeter par terre. Envie de renverser toute la bouteille de white-spirit sur la façade de cette biscuiterie minable ou, mieux, directement dans la bouche de tous ces enfoirés de Lapurge, oui, directement dans leur bouche, dans leur gueule grande ouverte, jusqu'à ce qu'ils débordent par tous les trous et s'effondrent morts par terre, qu'est-ce qu'ils imaginaient en venant les faire chier ici, qu'elle n'avait que ça à foutre de nettoyer leurs conneries ? Putain.
— Tu sais quoi ? fait tout à coup Luno, et Maeva a envie de lui dire de FERMER SA GUEULE baisser d'un ton en réalisant qu'elle ne s'adresse pas à elle mais à sa sœur, encore une fois, décidément, elle n'a qu'à l'adopter si elle l'aime tant que ça. On va toutes manger une gaufre au Wendy's après ça, t'as qu'à venir avec nous. Je t'invite.
Blue accepte d'un hochement de tête, ravie. Le temps fond et coule entre les tempes de Maeva. Elle ignore combien il s'en écoule avant qu'Aster la ramène à la réalité. Une heure, une seconde, une éternité. Elle ne sort de sa transe qu'en voyant son amie se pencher vers elle pour attirer son attention.
— On devrait faire une pause.
Elle ne voit pas ses lèvres bouger à cause du masque, mais ses beaux yeux bleus brillent de sollicitude. Maeva bat des cils. Les petites lettres ont disparu, mais ce connard de P est toujours à moitié visible. Le soupir qu'elle pousse lui gonfle les joues.
— On n'arrivera pas à l'avoir, ajoute Aster. Il nous faudrait peut-être quelque chose de plus fort.
— J'ai rien de plus fort, répond Maeva. Mais si vous avez de l'acide sur vous, c'est le moment de me le dire.
Luno secoue la tête, ce qui la déçoit beaucoup. Elle a toujours rêvé de manipuler de l'acide.
Elles se nettoient tour à tour à l'intérieur de la biscuiterie, où Haruka les remercie environ un milliard de fois avant de s'interrompre en remarquant la présence d'Aster. Les yeux ronds de sa mère et le regard fuyant de son amie font réaliser à Maeva qu'elles ne s'étaient pas encore rencontrées. Haruka ne lui tend pas la main, ce dont elle lui est reconnaissante, mais va se tenir près d'elle pour se présenter. Maeva les rejoint dans l'espoir de leur faciliter la tâche.
— Ah, maman, voilà Aster. Elle a basiquement sauvé le club rien qu'en existant. Aster, voilà ma maman. Enfin, ma maman numéro un. La meilleure maman.
Haruka lui adresse sa moue des faux reproches, les mains posées sur les hanches. Elle offre ensuite quelques biscuits aux filles, qui les acceptent avec plus ou moins de retenue. Luno en engloutit immédiatement un.
Maeva s'éloigne un peu pendant que sa mère fait connaissance avec Aster. Elle regarde par la fenêtre, soulagée par le calme pourtant malheureux de la biscuiterie. La douleur bat contre ses tempes. Elle éloigne ses cheveux de son visage en soupirant, encore un peu sonnée par son bête accès de rage. Ses mains tremblent sur son front. Ces enfoirés de Lapurge ne méritent pas qu'elle se mette dans un état pareil. Elle le sait. Mais elle a perdu patience, voilà tout. Ça lui arrive. Ça arrivera encore. Les émotions surgissent d'elle comme d'un volcan en sommeil. Elles ne savent pas se comporter autrement. Pas dans son cerveau, en tout cas. Parfois, Maeva trouve ça si épuisant qu'elle préférerait ne rien ressentir. Ne plus rien ressentir, exactement comme à l'époque où...
— Je peux te parler deux minutes ?
Elle ouvre les yeux, surprise de trouver Luno à ses côtés. Son amie lui tend un biscuit, son préféré, le Sasaki Spécial, un sablé aux fleurs dont Maeva a elle-même conçu la recette. Elle le glisse entre ses dents sans céder à la tentation de fermer les yeux pour mieux le savourer.
— Tu sais si tout va bien au collège ? Pour Blue ?
Maeva fronce les sourcils. Elle dévisage Luno sans comprendre, mâchant son biscuit comme si elle s'était lancée dans un concours de vitesse.
— Blue ? répète-t-elle. Pourquoi, y a un problème ?
— C'est ce que j'essaie de savoir.
Le regard de Luno se couvre d'un voile sombre que Maeva n'a aucune envie de tirer. Pourquoi lui parler de ça ? Les affaires de Blue ne sont pas les siennes. Où est-elle, d'ailleurs ? Est-ce qu'elle les attend dehors ? Peu importe, elle ne veut pas s'en occuper. Tout ce qu'elle veut, c'est...
Elle pense à l'océan de toiles blanches en train d'inonder le grenier et souffle par le nez.
— Je sais pas, dit-elle en regardant à nouveau par la fenêtre. T'as qu'à demander à ma mère.
— Ça m'étonnerait qu'elle lui en parle. Tu sais comment on...
Le reste de ses paroles se noie entre les oreilles de Maeva. Son esprit tourne à plein régime sans parvenir à faire germer ne serait-ce qu'une vague idée de représailles. Elle a l'impression d'être une machine à laver en plein essorage à vide. L'idée précédente venait d'Aster ; il est plus que temps de retrouver sa place.
Elle se rejoue les événements de la semaine, les yeux aveugles mais grands ouverts. Sa respiration s'accélère, faisant frémir les mèches de cheveux blonds revenues se coller à son visage. Tout recommence à fondre, le temps, l'espace, la voix trop proche de Luno et la présence trop lointaine d'Aster, tout brûle dans la fournaise de son cerveau fiévreux jusqu'à ce qu'une idée se détache de la nuée et que Maeva referme le poing sur elle. Une douce surprise détend ses traits. La solution était sous son nez depuis le départ.
Un sourire retrousse ses lèvres tandis que Luno continue d'exhiber son inquiétude pour une sœur qui n'est pas la sienne. Elle va avoir besoin d'alcool, et pas seulement pour la supporter.
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