III.
Quelque part, sous les cieux,
Une mer engloutit un avion.
Et dans la carcasse gisent des corps.
Il y a eu une accalmie pendant un moment.
Les soubresauts se sont arrêtés pendant une seule heure, avant que les hauts parleurs ne grésillent à nouveau, que les lumières clignotent, que quelqu'un vomisse, le corps secoué par les vagues d'air, que les stewards s'accrochent aux sièges pour traverser les allées, que le temps ne soit si long qu'il en parait brusquement interminable.
Les masques oranges sont tombés du plafond et les mains avides des passagers les ont agrippé avec une énergie désespérée. Les doigts frénétiques, chacun a posé le bout de plastique sur son visage pâle de crainte et a expiré et a inspiré et ne s'est pas levé puis a inspiré encore comme si sa vie en dépendait.
Le teint blafard et les mains tellement serrées autour des accoudoirs que ses phalanges sont blanches, JungKook halète. Il sent que tout tourne autour de lui, que l'avion tangue et dérive, que l'air le frappe de tous les côtés et l'emprisonne entre ses assauts féroces, que plus rien n'a de sens et que le ciel se confond avec l'océan.
Il entend le craquement du métal, les boulons qui se tordent, il imagine les vis qui se décoincent, les explosions, l'inflammation de l'oxygène ; il voit la mort. Ou plutôt, il la discerne, tout près, rôdant entre leurs muscles contractés et leurs mâchoires béantes par la peur.
Un homme essaye de se lever au milieu des lumières virevoltantes. Il dit qu'il ne veut pas mourir ici. Son regard est fou, ses gestes anarchiques et il tente de courir pour s'échapper de l'avion. Il a rejeté son masque jaune qui pend lamentablement sur son épaule. Un enfant, sûrement son fils, le regarde avec des yeux ouverts sur la terreur.
L'homme tombe quand la carlingue impétueuse rugit violemment et décline vers la gauche. Sa tête craque étrangement quand elle heurte l'angle du chariot métallique qui était resté au début de l'allée, et son corps s'affaisse sur le côté. JungKook voit le sang qui ruisselle sur le fer gris.
Il pourrait presque sentir cette odeur poisseuse, chaude et gluante qui dégouline jusqu'au sol.
Mais celle de l'angoisse est si forte, si présente, qu'il ne voit qu'elle, ne sent qu'elle, n'entend qu'elle.
Bientôt, les hurlements de l'enfant recouvrent le silence morbide qui s'était installé, et les gens prennent conscience que l'homme est mort. On empêche l'enfant de se lever, et il crie encore plus fort.
JungKook se relève sur son siège pour tenter d'apercevoir quelque chose, mais des gens sont pressés autour du cadavre. Une femme geint doucement, et une autre, des sanglots dans la voix, propose qu'on le mette dans les toilettes. Mais personne n'ose bouger pour porter la dépouille, parce que tout le monde a peur de mourir d'une façon aussi brutale.
Puis, on se tait quand un steward passe dans l'allée et marche jusqu'au cadavre en s'agrippant aux sièges.
La tête collée contre son dossier et les genoux serrés, JungKook tente de rester droit face aux turbulences. Les visages sont flous et les néons dansent devant ses yeux, si bien qu'il ne parvient pas à voir qui emmène le corps, ni ceux qui pleurent.
L'enfant ne bouge plus. Il pleure en silence, la bouche étouffée par son masque.
Et l'explosion d'un néon retentit entre les passagers de l'allée devant lui.
Le gaz s'échappe d'abord. Lent et translucide, il se dissipe dans une fumée blanche qu'on ne voit bientôt plus. Puis il y a des crépitements que JungKook contemple, terrassé contre son siège, le cœur au bord des lèvres et la tête dans un ravin. Dans sa bouche reste le goût de son repas mauvais et il ne sait pas s'il sera encore capable de le garder longtemps dans son estomac.
La bile ronge déjà son œsophage.
Enfin, les flammes lèchent doucement le verre brisé, dont le reste gît au sol dans un chaos d'éclats. Elles enflent, se nourrissent de l'oxygène, flambent, glissent le long des coffres à bagages, et grignotent les fils des masques oranges.
La première personne à bouger pour s'éloigner du feu est une jeune fille. Ses cheveux virevoltent tandis qu'elle se lève pour se précipiter loin ; mais l'avion tangue tellement qu'elle se retrouve projetée contre un accoudoir. Sa respiration se coupe si fort qu'elle suffoque pendant quelques secondes.
Puis ses bras blancs agrippent les côtés du siège et elle se propulse vers l'arrière, titube vers l'avant et parvient à franchir les rideaux qui séparent les compartiments. Très vite, trois autres personnes la suivent, courant sans se retourner tandis que le feu grandit et que les flammes rougeâtres avalent tout.
Les gens commencent à grogner, puis s'agitent et fourmillent dans tous les sens. Les hôtesses de l'air sont emportées par le flot de passager qui fuit les flammes avides.
Lorsque le feu s'étend à la cabine au dessus de sa tête, JungKook réagit enfin. Les yeux béats, il avait regardé le brasier progresser jusqu'à lui dans une espèce d'admiration stupide ; avant de trouver la vivacité d'esprit de se lever de son siège si vite que sa tête tourne.
Il se ressaisit et parcourt l'allée en grandes enjambées, les oreilles assourdies par les cris qui résonnent autour de lui. Les gens se pressent en masses compactes pour fuir le danger, croyant qu'une fois dans un autre compartiment, ils seront protégés.
Il marche sur la main d'un jeune homme en uniforme en pleine montée de panique. Les genoux repliés contre son torse, les mains tremblotantes contre la moquette et les yeux écarquillés, il se balance doucement et son dos tape la paroi régulièrement dans un bruit sourd.
JungKook hésite quelques secondes, l'esprit amorphe, puis il se baisse vers le steward qui semblait si sûr de lui il y a quelques heures. Il pose sa main sur l'épaule secouée et l'apeuré relève son visage noyé par les larmes.
« - Est-ce que tu peux marcher ? »
Celui qui est assis hoche négativement la tête et ses doigts tentent de déchirer la moquette.
JungKook expire. Une femme court près de lui en écrasant son mollet et il jure en passant sa main sur sa tempe en sueur.
« - OK, OK. Je vais te porter, faut partir. »
Le jeune steward pose ses yeux implorants sur son visage, et l'avion fait une embardée si violente que le corps de JungKook est projeté contre le sien. Le malheureux se retrouve oppressé entre le mur de métal, et sans parvenir à respirer, il lâche de pitoyables sanglots étouffés par sa main.
Le temps que JungKook se détache de son corps, son visage est barbouillé de morve et son uniforme est tâché.
Puis, celui qui est encore capable de marcher le prend par les épaules, le redresse brusquement, l'entraine devant lui et le fait traverser le compartiment. Les toilettes sont vides, mais le temps qu'une hôtesse de l'air les interpelle pour leur dire de se rendre avec les autres, ils sont déjà dedans.
Ils entendent le chaos de l'autre côté, les plaintes désespérées, les prières, ceux qui vomissent et ceux qui sont si pâles qu'ils paraissent déjà morts, celles qui tentent d'aider, celles qui sont résignées, les enfants qui ne comprennent pas et les gens qui ne veulent pas comprendre.
JungKook pose ses mains tremblantes sur le bord du minuscule évier, et il a soudainement une conscience aigue de la promiscuité qui force leurs corps à se coller. Il sent chaque geste, chaque inspiration, chaque souffle du jeune homme dans son dos, et son regard croise un reflet dans le miroir.
Les yeux ouverts dans le vide, le jeune homme murmure qu'il ne veut pas mourir.
Mais plutôt que de lui répondre un mensonge, JungKook se retourne, saisit du papier, l'imbibe d'eau froide et le passe sur le visage larmoyant en face de lui. Les yeux le regardent désormais, avides d'une quelconque lueur suffisante à faire renaitre l'espoir.
Mais ses yeux sont durs, glacials et arides. JungKook jette le papier dans la cuvette. Le temps se suspend le temps d'un hurlement, et alors il prend conscience de la peur monstrueuse qui martèle son estomac.
A chaque tressautement de la carlingue, il sent le sol se dérober sous ses pieds et cette sensation de danger irrépressible qui le happe dans les abymes de l'angoisse devient toujours plus forte. Tous ses poils sont hérissés, et la sueur qui ruisselle sur sa tempe n'est pas due à la chaleur.
Il serre les poings jusqu'à ce que ses ongles rentrent dans sa peau.
La voix faible de celui qui chancelle en face de lui l'oblige à ouvrir les yeux.
« - Je m'appelle TaeHyung, je ne veux pas mourir sans qu'on se souvienne de moi. C'était mon premier vol aussi long, d'habitude je ne faisais que quatre heures au maximum, et là je vais crever dans un putain d'avion qui brûle. »
Le steward recommence à pleurer, et les genoux tremblants, JungKook l'embrasse. Il se jette sur ses lèvres avec la fureur du condamné, avec la fougue de celui qui sait et le désespoir de celui qui a renoncé. Il le plaque contre la porte tandis que TaeHyung essaye vainement de répondre à son baiser bestial.
JungKook sent la langue chaude s'insinuer dans sa bouche, les dents et le palais du jeune homme.
Il sent jusqu'à la moiteur de son dos, là où est posée sa main.
Et l'avion sombre.
Lorsqu'il heurte l'eau noire comme le ciel, JungKook et TaeHyung se sont évanouis.
Leurs corps s'immergent lentement pendant que les hublots explosent sous la pression de l'océan. Des passagers tentent encore de survivre, mais l'immensité les rattrape et bientôt ils ne sont plus que des cadavres ondulants à la surface de l'eau.
Jusqu'à ce que la carcasse de métal explose et que les chairs s'éparpillent dans le vent.
Et c'est comme si rien n'avait jamais existé.
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