Retour aux sources (2)

Derrière le comptoir, les standardistes m'adressèrent un bonjour jovial, avant de grimacer dans le dos de la brune.

Cela promettait.

— Sally, lâchai-je d'un ton léger, en retirant mes lunettes de soleil.

Ses sourcils épilés en deux obliques la dotaient déjà d'une certaine touche de sévérité, mais si, en plus de cela, elle s'appliquait à les froncer, le rendu dissuadait pour de bon de la contrarier.

La nature l'avait gâtée, sur le plan esthétique. Sally constituait un atout de taille lorsqu'il s'agissait de lier des alliances en externe. D'autant que son fort caractère l'affublait d'une image de femme intransigeante, qui savait ce qu'elle voulait, comment, où et quand elle le souhaitait. Mais, ce que j'appréciais surtout, chez elle, était le fait qu'elle ne franchissait jamais la limite de ma vie privée.

Une perle rare dont j'aurai eu toutes les peines de me séparer.

Lorsqu'elle ouvrit la bouche, je la devançai :

— N'aurais-tu pas fait quelque chose à ta peau ? Ton teint est si lumineux que j'en viens à me demander si ta présence perpétuelle à mes côtés ne m'a pas rendu insensible à tant de splendeur...

Ses traits s'apaisèrent peu à peu, jusqu'à ce que la ride nichée entre ses deux yeux s'atténuât. Cette brèche me convainc à poursuivre mon chemin en direction de mon bureau.

Sally était peut-être compétente, mais le besoin de plaire, de plaire aux riches, en général, la contaminait aussi. Tout le monde tentait d'être parfait, riche et puissant. C'était la nouvelle mentalité humaine.

Le décor se résumait à un parquet ciré, des murs blancs, des tissus, des dorures, le tout saupoudré de tableaux contemporains, d'accessoires et de mobiliers modernes. Je défiais les codes architecturaux de A à Z.

— Je n'en reviens pas de m'être encore fait avoir ! s'exaspéra-t-elle.

Je pivotai sur moi-même afin de la laisser me rattraper.

— Jamais deux sans trois, comme on dit.

— C'est cela, murmura-t-elle entre ses dents, bien qu'une étincelle railleuse fendît ses banquises oculaires. Mais espérais-tu réellement que ton petit compliment allait effacer les deux cent coups fils que j'ai dû passer ?

— Certainement pas, mais tes mains ne tremblent plus.

Mon sourire taquin la détendit un peu plus.

Seconde astuce pour détourner son attention de la colère qui menaçait d'exploser. Elle secoua la tête, amusée. Elle comme moi savions qu'elle gérait très mal la contrariété.

— Écoute, reprit-elle en levant le menton, geste qui agita son carré parfait. Mon contrat stipulait que je ne devais jamais te mêler aux affaires policières, seulement, là, j'avais vraiment cru qu'il t'était arrivé quelque chose.

— Mais tu n'as pas lancé d'alerte. N'est-ce pas ?

Ce qu'elle lut dans mes yeux la rembrunit. Cependant, si les autorités compétentes se mettaient à fouiner là où il ne le fallait pas, les choses se seraient franchement compliquées. Surtout si l'on me filait et perdait tout à coup ma trace dans les bois.

— Mais je suis une femme digne de confiance, compléta-t-elle de manière impassible et professionnelle. Ça ne m'empêche pas de craindre pour toi. En ai-je seulement le droit, Monsieur Bradury Junior ?

— Bien sûr, je ne t'empêcherai pas de te faire du mouron pour un rien. Allez, viens.

Mes employés s'appliquaient à me saluer, enjoués, bien qu'ils savaient que leur acte de politesse ne recevrait jamais de réponse. À vrai dire, ils étaient à peine conscients de sa considération. Mais cette méthode faisait de moi un patron inaccessible, qui les poussait à travailler avec acharnement, dans l'espoir de se démarquer du lot.

Il fallait savoir y faire, dans le monde du business, pour s'enrichir.

— Qu'ai-je loupé ?

Je m'appliquai à fixer ma ligne de mire : la large porte en bout de couloir.

— L'invitation au plateau de Rudy ; l'insinuation que ta disparition était en lien avec un problème de gestion de ta notoriété ; le...

— Mini Drick ? la coupai-je.

— Lui-même, confirma-t-elle. Mais ce qui a véritablement fait polémique est ton acquisition angélique. Ils se demandent pourquoi tu ne t'es pas déjà pavané avec la femelle en public et pourquoi tu as jeté ton dévolu sur un tel spécimen. Certains jugent que cela s'accorde avec ta philosophie de vie : la singularité ; d'autres préfèrent penser que ton impatience et ta jeunesse t'ont plongé dans l'erreur. Une poignée a carrément imaginé que l'ange, hors de contrôle, t'avait tué.

Je m'immobilisai.

— Je me fiche de connaître le pourquoi du comment, mais je constate comme tout le monde qu'aucun ange ne se trouve à tes côtés. Ce qui est un chouïa problématique, socialement parlant.

Je plaçai la montre gousset entre nos deux visages.

— Il est onze heures et trente-cinq minutes et je n'ai toujours pas atteint mon bureau.

Elle se décala d'un pas, mouvement qui agita le médaillon qu'elle portait éternellement autour du cou. Les gens ne portaient plus la photo de leurs proches, mais celle de leur maison ou de leur voiture. C'en devenait ridicule. Il ne me semblait pas que Sally fût de ce genre, cependant, peut-être que je ne la connaissais pas aussi bien que cela.

Après tout, elle aussi, pensait me connaître.

— Tes manies ont déteint sur moi, ma vie entière est désormais réglée comme sur du papier à musique, avoua-t-elle lorsque je tournai la clenche. Mon corps n'éprouve pas la sensation de faim avant midi pile.

— Ton obsession du jaune s'est étendue jusqu'à la teinte de ma voiture, c'est de bonne guerre, plaisantai-je en refermant la porte derrière nous.

— Vraiment ? J'en suis touchée.

Elle prit place sur le fauteuil qui faisait face au mien, séparé par le large bureau sur lequel chaque objet était à sa place. Qu'il s'agît du bloc note calé entre le pied de l'écran d'ordinateur et l'agrafeuse, aux stylos regroupés aux quatre coins métalliques de mon porte-crayon.

La baie vitrée rendait la pièce paradisiaque, presqu'aussi éblouissante que les contrées aveuglantes du Paradis.

Je déposai ma canne dans le pavé prévu à cet effet, me délestai de mes chaussures puis enroulai l'attache de ma montre autour de mes doigts – pour m'en servir comme d'un yoyo. L'objet remontait, descendait, silencieux, tandis que je contournais le bureau. La douceur de la moquette ne m'atteignit pas, les callosités de mes plantes de pieds s'y opposaient.

Sally se leva, contourna à son tour le meuble et se planta devant moi. Son hermétisme me mit en garde.

— Qu'est-ce qu'une levrette ?

Je n'aurais pas été étonné par l'étrangeté de la question, si Quickly se tenait devant moi. Sauf que ce n'était pas le cas.

Je répondis sans réfléchir. C'était de toute évidence le but de la manœuvre.

— La femelle du lévrier.

Une fraction de seconde plus tard – trop tard –, je réalisai que le terme pouvait renvoyer à bien autre chose.

Elle leva les yeux au ciel.

— Tu dois être le seul type au monde à songer à l'animal avant la position. J'ai le regret de t'annoncer que mes doutes à ton sujet sont véridiques.

— Je ne suis pas asexuel.

— Un homme normal aurait déjà réagi physiologiquement à mes sous-entendus, contre-attaqua-t-elle avant de poser une main fraîche sur la partie accessible de mon buste.

Je m'en dégageai.

— Ce n'est pas parce que je refuse tes avances que je n'entretiens pas de relations sexuelles avec autrui.

Le sous-entendu était honteux, je me souvenais à peine de l'effet que produisait un orgasme.

Une moue de prédatrice étira ses lèvres. Elle ne s'en vexa pas, ce dont je me doutais. Sally pouvait obtenir tous les hommes qu'elle souhaitait. Hommes, au sens génétique du terme.

— Est-ce pour cette unique raison que tu travailles pour moi ? Le projet d'une révision intensive de mes classiques horizontaux ?

— Qui ne rêve pas de travailler sous la direction de Bradury Junior ? Je veux dire, être en contact direct avec l'icône de toute une génération. Et puis... poursuivit-elle en souriant. Mon travail exige ma présence obligatoire lors de chacun de tes shootings photo. Or, toi comme moi savons que les photographes te préfèrent dénudé.

— Le fait que la pudeur me soit inconnue serait à placer avant ou après le fait que tu sois surpayée ?

Elle partit d'un rire franc, qui fit basculer sa tête en arrière. Mais sa réponse m'intéressait. Sally était une femme à laquelle je m'étais en quelque sorte attaché. Elle faisait partie du décor, c'était une ancre qui me permettait de garder un pied sur terre.

— Tu es pudique, mais pas pour les régions auxquelles on s'attend le plus, me reprit-elle en jetant un coup d'œil à mes bras – seuls membres que j'avais interdit de photographier nus. Et pour répondre à ta question : bien avant, évidemment.

— Hum.

— La notoriété avant les sous, m'informa-t-elle avec un clin d'œil. En parlant d'argent, Longway souhaite que la prise de ses mesures soit exclusivement menée par toi.

— En quel honneur ?

— Un million supplémentaire.

— Quelle heure ?

— Quatorze heures, j'ai déjà envoyé l'adresse à ton tableau de bord.

Sur ce, elle s'empara d'un dossier, replaça la feuille qu'elle venait de déranger et s'arrêta sur le paillasson.

— Préviens-moi, la prochaine fois.

Puis, elle se retira.

***

Longway avait le profil type du riche arrogant. PDG d'une grande marque high-tech vendue à l'internationale, marié à Miss Blanc Bec, ce monstre du business logeait au centre-ville. Lui, ses milliards et sa « gueule d'ange » prenaient un malin plaisir à abuser de leur pouvoir. Le fait de me contraindre à me déplacer en personne, moi qui avais imaginé, dessiné et allais diriger la confection de son costume, témoignait une fois de plus de son excès de zèle. Grand bien lui fisse, les cinq minutes de déplacements me rapportaient un million.

On me permit l'accès à son parking privé puis déverrouillait l'entrée de l'immeuble. Une fois que je fus planté devant son appartement, ce ne fut pas lui qui m'ouvrit, mais sa femme de ménage. Je le sus au balai qu'elle tenait en mains, ainsi qu'au tablier très serré, fait de dentelles, qui lui servait tout et pour tout de vêtement. Il s'agissait d'une jeune fille qui pouvait parfaitement sortir d'une boîte de mannequinat.

— Oh mon Dieu ! s'exclama-t-elle en laissant retomber son outil de travail pour se jeter dans mes bras.

— Enchanté, murmurai-je en instaurant une distance raisonnable entre elle et moi. Pourriez-vous signaler ma présence à Monsieur Longway ?

Les mains liées sur ses cuisses menues, elle resta statique et pourvue d'un immense sourire. Ses yeux pétillants reflétaient l'étendue de son admiration pour ma personne.

— Vous êtes encore plus beau en vrai... geignit-elle.

— Merci.

— Un selfie ? S'il vous plaît ? insista-t-elle devant ma grimace.

— Bradury Junior ! fanfaronna une voix de ténor.

Son employée rougit, subitement stressée, ramassa son balai et fit mine de passer un coup sous le meuble le plus proche.

L'homme aux traits hispaniques passa une main dans sa chevelure ébène, ce qui aplatit davantage sa coiffure gominée. Le costume trois-pièces qu'il arborait soulignait une carrure avantageuse.

— Longway ! le saluai-je à mon tour, avec toute l'hypocrisie dont il venait si brillamment de faire preuve.

J'espérais que mon comportement théâtral égalait son regard de chattemite.

— J'aime que mes affaires personnelles soient traitées par une main-d'œuvre de qualité, avoua-t-il en me serrant la main.

Fortement. Très fortement.

Je retins une mimique dégoûtée. Bradury Junior, petit personnel de Monsieur Longway, ferait un parfait gros titre de magasine.

— Vous m'en voyez ravi.

— Allons nous installer dans mon bureau, m'enjoignit-il.

Une valisette dans une main, ma canne de l'autre, je le suivis à travers l'étalage de richesse, jusqu'à atteindre la pièce boisée.

Il ferma la porte, se positionna devant l'une des fenêtres rectangulaires que comptait la vaste salle puis enfouit l'embout d'un cigare entre ses lèvres. Attentif au paysage, Longway alluma le cylindre à l'aide d'un briquet en or blanc puis recracha un épais nuage de nicotine.

— Je ne vous paye pas pour me mater, Junior.

J'avais beau me fiche de son comportement déplacé – le subir valait cent fois le détour –, l'esprit colocataire qui occupait mon enveloppe corporelle n'était pas de cet avis. Nous étions des dominants, nous étions forts, bestiaux et ne devions en aucun cas nous laisser piétiner par l'ego d'un homme vaniteux. Ce fut pour cette raison que la valisette se posa un peu trop fortement sur le bureau de Longway. Le choc fissura le meuble et fit rouler l'onéreux stylo plume, qui déjeta son encre au sol.

Son propriétaire ne broncha pas, se contentant de polluer l'air et d'incruster des résidus malodorants sur ma veste imperméabilisée.

Je sortis un mètre en papier avant de m'approcher du client prétentieux.

— Votre bras, lui demandai-je en fixant son profil, bien qu'il ne me rendît pas la politesse.

Il aspira une nouvelle bouffée toxique, la souffla sur la vitre, et là, seulement à cet instant, le multimilliardaire fit transvaser le cigare dans son autre main afin de tendre son bras à l'horizontale. J'étais plus grand que lui et c'était sans doute pour cette raison qu'il ne me regardait pas. Il n'existait pas de domination, si l'on ne la voyait pas. Logique.

Je pris ses mesures le plus professionnellement possible. Et ce, dans le plus grand des silences. Seuls les cliquetis émis par nos montres respectives tailladaient le calme factice.

— Enchaînez avec mes cuisses, m'ordonna-t-il au bout de sept minutes et vingt secondes.

Je fus surpris par la puissance de la colère qu'il fit monter en moi. En temps normal, je ne me déplaçais jamais en personne. Par conséquent, Longway jouissait d'un privilège de taille.

— Il me manque le buste, le contredis-je.

Il s'écarta d'un pas, avant d'oser planter ses yeux foncés dans le vert sans nul doute tranchant des miens.

— Les cuisses. À genoux, Junior.

Il m'embruma la face de nicotine.

Inspirant profondément, je serrai les poings avec une telle force qu'ils en tremblèrent et se floutèrent. Des gouttes de sang perlèrent sur ma paume. Ishu voulait agir, je sentais déjà mes poils s'allonger. Il fallait en finir au plus vite. Je posai un genou en terre, pris son tour de cuisse, en évitant soigneusement de croiser son regard victorieux.

— Prenez mon tour de taille dans cette position, m'ordonna-t-il ensuite, après avoir pivoté de façon à ce que je me retrouve face à lui, le nez placé quelques centimètres au-dessus de son paquet.

Je pouvais presque sentir la sécrétion de testostérone que cette position lui procurait. Cependant, alors qu'il débouclait la ceinture qui gênait ma prise de mesure, une sorte de caillou refléta le rayon de soleil qui se déjetait dans la pièce. Minuscule, incrusté à l'arrière de la boucle, le point lumineux laissa rapidement place à une petite pierre noire. Sur le coup, je me pétrifiai, les yeux comme aimantés au minéral.

S'ils avaient pu sortir de leur orbite, ils rouleraient à ses pieds.

Longway se figea. La face interne de la boucle de ceinture était encore située à proximité de mon visage stupéfait. La tension grimpa si soudainement en flèche, que je crus que le poids de nos antagonismes enflammerait l'air.

Il ne savait pas ce que j'étais réellement, au-delà de Bradury Junior, mais son immobilité prouvait qu'il jugeait mon intérêt pour l'onyx malsain.

Seulement, moi, je savais avec exactitude ce qu'il était.

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