Retour aux sources (1)

Perchée sur la chaise opposée à la mienne et emmitouflée dans un peignoir blanc, Sylla observait avec intérêt la façon dont ma petite cuillère faisait tournoyer le liquide brun. Ses cheveux mouillés lui collaient au visage, à l'instar de la cinquantaine de gouttelettes d'eau qui perlaient sur sa peau. Ses prunelles argentées s'élevaient de temps à autre sur les murs, intimidées, puis faisaient le va-et-vient entre les horloges qui cliquetaient au-dessus de nos têtes et moi. Mais elle n'assouvit à aucun moment sa curiosité : ce qui me ravit. Et ce, avant qu'une précieuse goutte de café n'ait pu évincer les dernières brumes ensommeillées.

Là encore, elle m'observa boire en silence.

- Veux-tu quelque chose ? me répétai-je pour la troisième fois en cinq minutes.

Elle secoua la tête.

Je n'avais jamais vu un ange manger. Cette réflexion me vint à l'esprit, alors que je repensais à son refus catégorique de brioche et de verre de jus d'orange. Mais ce dont j'étais certain, à cent pourcent, était la signification des gargouillis de son ventre.
Elle avait faim, ce signe était universel.

Je finis par lui couper un morceau et le lui tendis.

Elle secoua de nouveau la tête.

L'ange refusait beaucoup de choses, y compris le repos et la nourriture. Ses cernes passaient facilement pour des coquards, ses paupières amincissaient ses yeux et son dos se courbait de lui-même. Plusieurs fois, elle manqua de s'effondrer sur la table. Et, à tous les coups, elle s'était reprise avant que son front ne rencontre ma paume protectrice. Je la soupçonnais de m'étudier dans le seul but de réfréner sa fatigue.

- Mange, Sylla.

- Toi et moi, débuta-t-elle avec hésitation, son index indiquant respectivement ses dires mélodieux. Pas manger même nourriture.

- Vraiment ? De quoi te nourris-tu ? m'enquis-je, circonspect.

- Bonté humaine.

Le sucre suspendu au-dessus de ma seconde tasse de café m'échappa des mains. Un jet de gouttelettes brunes s'extirpa du récipient. Cependant, la saleté ne fut pas ma préoccupation première, pour une fois. Je tâchai de déceler une once d'humour à travers ses traits angéliques, mais me confrontai à une sincérité effrayante.

- C'est la disette, répliquai-je, anéanti. Comment les autres anges se nourrissent-ils ?

Pas la famine, la disette. Nous allions tôt ou tard régler le problème.

- Eux manger comme toi. Pour moi, apprentie, prière suffire, me rassura-t-elle. Toi moitié Humain, moitié loup. Mais moitié Humain quand même, ajouta-t-elle avec un sourire éphémère.

J'écarquillai les yeux, stupéfait.

- Il faut que je te prie ?

Elle hocha la tête.

- Plus sincère, plus meilleur. Si pas sincère, pas comestible et Sylla mourir de faim.

Elle n'avait encore jamais aligné autant de mots à la fois.

- Et Sylla ne peut pas mourir d'épuisement ? tentai-je de la raisonner en épongeant le liquide avec une feuille d'essuie-tout.

- Sylla pouvoir mourir de beaucoup de choses.

Son ton avait beau paraître ébrieux, en raison de son éreintement, le sous-entendu ne tomba pas dans l'oreille d'un sourd. Sylla pouvait effectivement mourir à cause de moi, par exemple. Moi qui l'avais abandonnée, livrée à elle-même.

Elle m'observa me lever, jeter le papier imbibée et me rasseoir avec la plus grande des attentions. Le sommeil perdait du terrain.

- C'est donc pour cette raison que tu refuses de t'assoupir ? Par crainte de fermer les yeux et de les rouvrir en solitaire ?

Elle ne répondit pas.

- Ou de ne plus pouvoir les rouvrir du tout, devinai-je.

Le tressautement de ses doigts se diffusa le long de ses bras et transmit sa vibration au petit meuble autour duquel nous discutions. La cuillère tinta contre le bord de ma tasse.

- Écoute, soupirai-je, en saisissant ses mains jointes au-dessus de la table. (Son regard s'accrocha à nos membres entremêlés, avant de me détailler avec toute la surprise que le sommeil acceptait de lui céder) Je ne suis pas l'ennemi. Ma conduite d'hier ne plaide certes pas en ma faveur, mais laisse-moi te prouver que tu es en sécurité ici. Accorde-moi ta confiance une seconde fois. S'il te plaît

Elle baissa les yeux, nullement convaincue.

- Je fais partie des Anciens, de ceux qui combattaient le Mal à vos côtés et le combattent toujours à leur modeste échelle. J'ai risqué ma vie pour le salut des anges. À plusieurs reprises, mais de façon toujours consentie, loyale et motivée. (Je relâchai ses mains, en proie aux émotions d'antan). Que la Déesse me garde d'un jour désirer la mort d'un ange. Car, ce jour-là, Sylla, j'ose espérer que quelqu'un saura appuyer sur la gâchette, débitai-je en secouant la tête. Je ne serais plus moi.

Relevant les yeux, j'entrepris de jauger sa réaction.

- Est-ce que tu comprends ?

- Sylla pas servir, murmura-t-elle. Perte de temps très grande. Perte d'argent très grande. Sylla inutile. Moi inutile.

J'ouvris la bouche pour répliquer, mais elle me devança :

- Me vendre être mieux. Mais moi avoir peur du dehors, ajouta-t-elle dans un souffle perturbé par une terreur intériorisée. Mais moi aussi comprendre toi. Fermer les yeux... (Elle inspira) impossible.

- Je n'ai jamais pensé te revendre, chuchotai-je, halluciné par ses propos, mais surtout par l'image désastreuse que je lui renvoyais.

- Toi devoir.

- Je ne dois rien à personne, ne pus-je m'empêcher de cracher en repensant à tous les efforts et sacrifices que j'avais dû accomplir pour en arriver là. Tu ne seras pas vendue et tu resteras avec moi, sous ma protection ou celle de la meute. Sylla, tu restes un ange. Apprentie ou pas, tu viens du Paradis et mon but premier est de te - de vous - venir en aide. De briser vos chaînes. En revanche, vous devez prendre votre envol.

Un silence pesant s'installa, durant lequel son visage peiné adopta des airs dégoûtés. Il suffit que j'ouvrisse à nouveau la bouche pour qu'elle se tournât vers le mur, coupant court à tout échange visuel.

- Tu n'es pas une perte de temps.

Constatant qu'elle ne comptait pas rebondir sur mon affirmation, j'embrayai sur l'un des avantages qu'elle représentait.

- Tu es...

- Inutile, compléta-t-elle.

Soudain, une idée me vint en tête. Il s'agissait d'un projet à la fois économique, bienfaiteur et utile. Du moins, il pouvait être efficace si sa finalité correspondait à nos attentes.

- Et si je te proposais un entraînement ? Si tu tentais d'achever ta formation ici et devenais un ange plus ou moins accompli ? Qu'en dis-tu ?

Elle ne pouvait pas atteindre le stade d'ange accompli. La Déesse étant la seule divinité du Paradis, la seule qui fût en capacité de créer les auréoles des anges à partir du Soleil et de les en couronner, Sylla n'aurait jamais pu décrocher ce titre auprès de moi. Mais, à défaut de l'obtenir, peut-être pouvait-elle simplement s'en approcher le plus possible ? Et ainsi développer des compétences angéliques exploitables ?

Cependant, alors que je pensais saisir le nœud du problème, Sylla se contenta de me regarder. Ses prunelles fantastiques me scannèrent, fouillèrent les miennes, y plongèrent, doutèrent, mais finirent par s'illuminer. Toutefois, quelque chose étouffait sa gaieté. Quelque chose d'assez envahissant pour séquestrer son véritable éclat et n'en fournir qu'un piètre artifice. Quoi qu'il en fût, aussitôt sa tête hochée, son front s'approcha dangereusement de la table et ma paume amortit le choc.

Morphée lui mit enfin le grappin dessus.

***

Je la déposai à mon appartement, l'installai au creux du lit réservé à mes invités puis la tirai en douceur des limbes du sommeil afin de lui expliquer où elle se trouvait et l'informer de mon absence. J'insistai cependant bien sur le fait qu'elle était en sécurité, que la moindre intrusion me serait aussitôt signalée par mon téléphone portable et qu'elle pouvait se reposer en toute tranquillité. Étant donné que je restais en ville, la distance à parcourir était largement réalisable dans l'urgence.

Elle acquiesça puis s'endormit.

Je m'appliquais à marquer le tempo, une main sur le volant, l'autre sur la manette de la boîte de vitesse. Le rythme m'enivrait. Lunettes de soleil opaques de rigueur, veste blanche imperméabilisée, mitaines zébrées, cheveux détachés, canne au pommeau jaune, je passai un coude sur le bord inférieur de la vitre et m'y penchai plus que de raison. La dernière chanson de Quick passait à la radio et j'avais élevé le volume à son maximum. Non seulement pour le côté publicitaire, mais surtout pour happer l'attention générale. Les paroles de mon ami se firent à moitié aspirer par le vent, celui-là même qui ébouriffait ma longue chevelure.

La veste avait pour objectif principal de cacher le tatouage incrusté sur la partie haute de mon bras droit. Ses larges épaulettes, constituées de broderies sombres, sanglotaient des ruisseaux de chaînettes noires sur la veste. Très cintrée au niveau de l'unique bouton qui évitait à mon abdomen d'être totalement découvert, son entrouverture dévoilait néanmoins les parties axiale et supérieure de mon torse. Les mitaines, quant à elles, avaient une visée dissimulatrice. Mais, contrairement à l'accoutrement précédemment décrit, elles se chargeaient de cacher des signes qui n'appartenaient qu'à moi : mes phalanges éclatées.

À l'angle d'un carrefour, arrêté au feu rouge, je fis vrombir le moteur. Les trottoirs quittaient peu à peu leur gris anthracite pour un bleu métallisé. Ce changement annonçait le début des fameux trottoirs aquarium du centre-ville. Surélevés par rapport à la chaussée pailletée d'argent, ils permettaient aux habitants de la mégalopole de dominer, en plus du monde, les fonds marins. Des requins aux anémones, aucune espèce marine n'avait été omise. Certaines, inoffensives, avaient d'ailleurs le loisir de patauger à l'intérieur de points d'eau touristiques.

Et, comme il faisait beau, les gens étaient de sortie.

Je donnai un nouveau coup d'accélérateur, endossant pour de bon mon costume de vanité, tissé par les mains perfectionnistes de la célébrité.

Voilà un moment que je m'étais coupé du monde, le vrai, celui où l'argent animait les passions et fixait les ambitions de chacun.

Bradury Junior ne pouvait pas se déloger de la galaxie dans laquelle son image resplendissait. Du moins, pas encore. Ma notoriété publique pouvait encore valoir son pesant d'or, sans parler de mes actions en bourse et de mes investissements immobiliers. Ce fut pourquoi je m'escrimais à marquer les esprits. Mon retour devait s'inscrire dans leur mémoire, autant que la sortie de ma toute nouvelle collection.

Peut-être que les journalistes avaient déjà spéculé une dépression, une mort probable, un deuil douloureux ou bien une implication dans un trafic de stupéfiants qui aurait mal tourné et m'aurait conduit à l'Atlantide, où je fus brièvement séquestré puis exploité, avant d'être libéré par les bonnes grâces d'un généreux donateur.

Toutes les hypothèses étaient probables.

Sally, mon manager, allait entrer dans une colère noire. À raison de deux cent appels manqués, cinquante messages ponctués de menaces angoissantes et vingt messages vocaux, j'avais toutes les raisons de penser que son courroux ne m'épargnerait pas.

Des badauds me prirent en photo, d'autres se ruèrent vers le bolide jaune canari, dans l'espoir fantasque de décrocher une dédicace ou un regard de ma part. Je démarrai en trombe, et ce, avant de pouvoir discerner les détails de leurs visages fascinés. Il fallait savoir se faire désirer : règle primordiale au sein de la Haute de Crickets Hill.

- Bonjour, Slowly, saluai-je le loup-garou par télépathie.

- Salut Ëlen, que puis-je faire pour toi ?

- Peux-tu le nourrir, s'il te plaît ? Cela va bientôt faire deux jours qu'il n'a rien mangé.

- Outch ! Compte sur moi. Au fait, quand comptes-tu organiser une nouvelle mission ? Ne va pas croire que je m'ennuie, mais...

- Dès que je le pourrai. Merci pour ton aide précieuse, Slowly, embrasse Leïka pour moi.

L'usage de son prénom, quoi qu'il fût, était superflu. Lui, il ou le suffisaient amplement pour le désigner. Son évocation produisait le même effet dévastateur, le même frisson qui durcissait mon cœur et ravivait une haine inapaisable.

Lorsque mes ongles disparurent dans le cuir du volant, je m'interdis d'y penser, m'évertuant à me concentrer sur l'avenue bordée par des boutiques luxueuses. Sans y déroger, les gens se retournaient, murmuraient et me mitraillaient toujours de flashs, tandis que je m'appliquais à conserver un air impartial. Quelques anges faisaient partie de la foule, tête baissée, tenus en laisse par leurs propriétaires fortunés.

Le compteur de vitesse monta en flèche, alors, j'inspirai un grand coup, déviai le regard puis parvins à ralentir.

Mon cabinet de mode s'apparentait à un manoir qui correspondait aussi bien au décor citadin que deux aimants identiques. Il jurait avec les édifices miroitants, il jurait avec la modernité : il possédait son propre style architectural. Et, pour y accéder, il suffisait de longer l'avenue principale, puis d'en atteindre le bout : La Place Carrée. En son centre siégeaient la Fontaine Dauphine et, tout autour, des boutiques.

Le bâtiment à l'enseigne dorée « Bradury Junior's Company », privatisait tout un côté de la Place Carrée.

L'avenue qui y menait, la principale, se nommait La Colonne Vertébrale. Le reste de la ville s'étirait en fonction d'elle, pareille aux précieux membres d'un corps humain. Les organes principaux, édifices historiques, contribuaient à la vitalité de Crickets Hill, reliés entre eux par des rues et ruelles faisant office de réseaux sanguins. Néanmoins, La Colonne Vertébrale était sans nul doute le lieu de prédilection des riches étrangers. Ceux-ci se déplaçaient tout spécialement pour y dépenser quatre-vingt-dix pourcent de leur budget-vacances. Son seul apport suffisait à couvrir les dépenses exorbitantes que demandait la ville.

Je garai le bolide devant les marches de Bradury Junior's Company, m'équipai de ma canne, la passai sous le bras puis descendis de voiture sans un regard pour personne. La portière claqua, les admirateurs affluèrent et trois vigiles franchirent les deux imposants battants de B.J.C afin de maintenir la population à distance. Ils portaient, à ma demande, des costumes gris satinés et singularisés par une griffure qui s'étirait de l'épaule gauche au genou droit. Les entrouvertures laissaient paraître leurs peaux.

Quiconque travaillait pour moi devait se vêtir selon ma conception de la mode. Décalée, classe, bestiale : en accord avec B.J.C. D'autant qu'à leurs yeux, ces griffes leur conféraient un aspect sauvagement stylistique, alors qu'aux miens, il s'agissait d'un moyen discret de symboliser la résistance du loup-garou. Ses hommes étaient placés sous ma coupe et luttaient malgré eux pour la cause d'un être à moitié loup.

Je plaçai ma montre au creux de ma paume et, lorsque mon pied effleura la première marche, l'homme tout spécialement chargé de m'accueillir se posta sur mon côté gauche et m'enjoignit d'un signe du bras à pénétrer dans mon antre.

À peine avais-je franchi le seuil, que le regard bleu arctique de Sally me transperça aussi nettement qu'une paire de stalagmites. Bras croisés, tête droite, perchées sur deux talons jaunes assortis à son tailleur, ma manager et assistante maintenait sa bouche parfaitement close. Le smartphone qu'elle tenait en mains affichait mon numéro de téléphone ainsi que la liste d'innombrables appels en absence.

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