RAID nocturne

- Quick ? le hélai-je après avoir décroché ce satané téléphone.

Je rapatriai l'amas de phalanges cabossées qui me servait de poing contre mon buste, comme pour camoufler mes actes aux yeux du monde. Pourtant, personne n'était présent pour me sermonner. Personne d'autre que ma conscience. J'en avais toutefois honte. Là, contre mon torse, se trouvait le témoignage d'une impardonnable faiblesse. Un fait qui n'avait pas sa place en ce monde. Car les Hommes n'avaient désormais plus le droit d'être sensibles, de céder à la pression émotionnelle.

Ils étaient privés d'Humanité.

Mais pas moi.

- Pourquoi je n'arrive pas à te joindre mentalement ? T'as viré Ishu ? Tu sais que t'es le seul malade à te passer de...

- Abrège, le coupai-je, agacé.

Je l'entendis soupirer.

- Je voulais m'assurer que tu n'avais pas oublié le RAID hebdomadaire.

Ishu se mit à gratter la peinture des murs de la chambre, alors, je poussai un sifflement qui le fit grogner.

- Non, mentis-je en déglutissant. Bien sûr que non.

Tout allait de mal en pis, rien n'était sous contrôle.

- OK, ils te contacteront. A plus.

- A plus.

J'observai la tour de métal, davantage renflouée, qui venait de me délester d'une bonne quantité de stress. Mon organisme cherchait encore son souffle, objectif qui ne fut pas aisé à atteindre.

Je me sentais planer, plus léger, mais pas complètement remis. Je savais que mon projet angélique déstabiliserait l'essentiel de mes plans ; j'avais aussi conscience de la pagaille que l'ange aurait causée chez moi, mais ces broutilles devaient passer derrière mes priorités.

Captant mon humeur, Ishu ne perdit pas de temps pour sprinter et se jeter sur mon bras droit. Ses griffes cartilagineuses s'enfoncèrent dans ma peau et sa vigueur me fit chanceler puis crouler sous son poids.

Sa bave chaude se mêla à mon sang, recréant l'encre noire destinée à l'abriter sous mon toit : mon enveloppe Humaine. Ses pattes noires furent les premières à fondre au contact du liquide sombre. Au fur et à mesure qu'il s'infiltrait sous ma peau, son corps tiède glissait le long de mon bras gonflé par l'effort de le soutenir. L'action se poursuivit, jusqu'à ce qu'il s'enroulât autour de mon membre et positionnât sa tête tatouée au niveau de mon épaule. Le tatouage se mouvait, à l'instar de sa queue, qui fondait progressivement. Enfin, il ne fut plus qu'une trace ineffaçable, dont les pattes planes frétillèrent quelques secondes - encore - avant de s'immobiliser.

Je me sentis plus fort. Et la douleur s'atténua.

J'avais faim, aussi. Il était indécrottable.

- Shy ?

Je sentis que la connexion s'effectua. Shy ne parlait que très peu, il était bien plus dans l'économie des mots que le reste de la meute. Ce fut pourquoi je n'attendis pas de salutation ni de confirmations superflues.

- Passe chez moi, s'il te plaît, j'ai une mission à te confier.

- D'accord.

Sur ce, je me rhabillai, mis de l'ordre dans ma chambre puis attendis sa venue sur le tabouret qui faisait face à la ville. Tout ceci, sans prendre la peine de jeter un œil sur le salon désordonné. Ni sur l'ange terrifié. Le jeune loup avait le profil parfait pour gagner la confiance de notre invitée. Sa timidité le dotait d'une voix douce, peu assurée et amicale. D'autant plus que la normalité de sa taille lui conférerait un pouvoir salutaire de bienveillance. On ne se méfait pas de lui.

Et puis, il garderait un œil sur elle pendant mon absence. Les Hommes pouvaient parfois s'avérer dangereux, lorsqu'on venait à évoquer les mots magiques « pouvoir » et « argent ». Or, l'acquisition angélique était le triste reflet des deux.

La sonnette claironna et je me levai d'un bond.

Mon irruption dans le salon fit sursauter l'ange, que je vis seulement de dos. J'ouvris le battant de la porte et tombai sur le visage mordu de taches de rousseur de l'adolescent. Il baissa les yeux, comme à son habitude. De grosses plaques rouges parsemèrent la surface de sa peau, en raison du bref croisement de nos pupilles. Shy ne me regardait que très peu dans les yeux, il n'avait jamais pu se détendre face à moi.

Une grande mèche rousse tombait devant ses yeux : futile tentative de camouflage.

- Bonjour, Shy. Quickly t'a-t-il prévenu ?

Un hochement de tête.

- Bien. Alors tu sais qu'un ange se trouve dans le salon, n'est-ce pas ?

Il hocha de nouveau la tête.

- J'aimerais que tu tentes de communiquer avec elle, t'en sens-tu capable ?

Encore un mouvement de tête.

- Parfait, garde l'œil ouvert et l'oreille tendue. On ne sait jamais.

- Oui, murmura-t-il avant de me contourner pour entrer dans l'appartement.

Il s'immobilisa net, sur le seuil, dès lors qu'il vit l'être ailé. Je ne saurai dire lequel des deux dépeignait le plus d'effroi.

Shy n'avait jamais côtoyé de femelle de sa vie. Il n'en avait même jamais vu, en vrai, véritable produit de l'état sauvage qu'il était. C'était aussi l'une des raisons pour lesquelles je faisais appel à lui. Il était grand temps qu'il se familiarisât avec le sexe opposé. Pour lui, comme pour les projets de la meute. Car, bientôt, il participerait à nos missions. Des missions qui obligeraient parfois à se mêler aux Humains.

Par ailleurs, c'était aussi l'occasion rêvée pour qu'il fît ses épreuves. Il m'avait souvent fait comprendre que je le laissais trop sur le banc de touche.

Je pensais donc que le défi serait à la hauteur de ses attentes. Et, en effet, un mince sourire s'étira progressivement sur son visage.

- Bonne chance, mon garçon, soufflai-je avant de refermer la porte à clef, et de prendre l'ascenseur.

- Ëlen.

Sweety : un mastodonte de cent quarante kilos de muscles, un mètre quatre-vingt. Son appartenance à la meute avait tendance à vider la forêt de toute sorte de viande comestible. C'était pourquoi, consciencieux, Sweety s'était mis en tête de gérer un élevage de biches : sa réserve personnelle.

Évidemment, si l'un de nous avait le malheur de piocher parmi ses bêtes, autant quitter le territoire dans les plus brefs délais. Sweety avait la morsure facile.

- 15 Franklin.P Road, lui indiquai-je. Je vous rejoins sur place.

- Fais vite.

Sa réponse avait beau être mentale, la voix de l'Ancien me percuta aussi efficacement qu'un tronc d'arbre à l'écorce déchiquetée. Il s'agissait d'une tonalité grave, craquelée, qui avait le don d'effrayer l'ego des plus confiants. Chacune de ses paroles était prise au sérieux. Qu'il s'agît d'une plaisanterie, ou d'un ordre lancé à la cantonade. Et il ne valait mieux pas le froisser.

- Rendez-vous à dix-huit heures trente, répondis-je.

- Bien.

Je ne perdis pas de temps pour atteindre ma voiture, prendre place sur le siège conducteur et déclencher le ronronnement du moteur. Le tableau de bord lumineux ressortait dans la pénombre. Il était forcément dix-huit heures passées.

Nous, les Anciens, formions un groupe de trois loups expérimentés. « Patriarches », « pères » ou encore « chefs » étaient des termes qui nous désignaient. Car nous étions les plus âgés de la meute. Ceux qui avaient connu le temps où le Paradis se portait comme un charme, ceux qui avaient vu leurs contemporains mourir pour la bonne cause, ceux qui traquaient le Mal qui pullulait dans Crickets sans relâche, au service de nos maîtres les anges. C'était peut-être pour cette raison que nous nous sentions plus préoccupés par le commerce céleste que les autres. Notre loyauté envers le ciel n'avait pas tari, ni notre sens du devoir.

Les Hommes n'avaient ni connaissance des loups-garous, ni des démons, de la Diablesse et de la Déesse. Ce qui était primordial. Mais ce qui faisait aussi d'eux des marionnettes désarticulées.

Ce fut pourquoi nous avions créé les RAIDS. Organisés une fois par semaine, nous nous libérions de nos obligations afin de nous y consacrer. Le principe était simple : combattre la noirceur qui gangrénait le monde. Simple en théorie, mais impossible dans la pratique. Nous étions insignifiants. Cependant, nous ne pouvions assister au déclin de l'Humanité les bras croisés, et observer le monde sombrer dans une décadence toujours plus tenace. Nous étions revenus à la source du problème : le Mal n'était pas apparu seul. L'appât du gain excessif, la disparition de la charité, de l'amour, de l'amitié et du sens de la famille ne furent pas en voie d'extinction par hasard. En fait, des entités machiavéliques séjournaient parmi nous. Celles-ci se chargeaient de maintenir Crickets Hill dans une atmosphère de compétition égocentrique, dans laquelle chaque Humain se noyait. Ils étaient faibles, des proies faciles, prédisposés à l'écoute du Mal. Et, allez savoir pourquoi, un Homme semblait plus enclin à céder à la Tentation plutôt qu'au Bien. À l'argent, qu'au don. À la compétition, qu'à la solidarité. Ce phénomène avait, en partie, causé la perte des anges.

Nous avions appris, durant nos loyaux services, que les démons étaient capables de se métamorphoser en Humains. Il leur suffisait de porter une pierre d'onyx, un minéral sombre qui absorbait leur malfaisance apparente et camouflait leurs ondes négatives. Ainsi que leurs auréoles de brume, leurs ailes noir corbeau, leurs petites cornes et les canines acérées qui caractérisaient leur monstruosité.

Quick et moi traquions les pierres, généralement portées en pendentifs ou en bracelets, et filions son détenteur. Les démons vivaient le plus souvent en communauté et, dernièrement, mon ami avait mis la main sur un bar exclusivement habité par des démons inférieurs.

J'établis une connexion avec Papy et Sweety, au moment où mon véhicule s'engouffra dans une allée déserte.

- Je ne veux voir aucune touche de couleur.

Ces individus avaient beau être nos ennemis, le fait d'arracher une vie demeurait répugnant. Car c'était mal. Alors, pour apaiser mes remords, j'avais exigé que chacun de nous portât des vêtements noirs. Et, ce, chaque fois que nous partions en RAID.

Ils ne me répondirent pas, ils trouvaient cela ridicule.

L'avenue n'était que très peu fréquentée par les Humains. Sa réputation la qualifiait de « passage mortel ». Je comprenais mieux pourquoi, désormais. Même s'ils ne le savaient pas, des démons saouls s'assimilaient sans mal à des lions en liberté.

Mes phares constituaient les seules sources lumineuses qui éclairaient la chaussée. Un peu plus loin, sur la droite, un amas de badauds discutait sur le trottoir pollué par des monticules de bouteilles vides. Des gens en apparence normaux. Au-dessus d'eux, l'enseigne à moitié grillée indiquait le nom de « Jardin d'Eden ».

Je choisis de me garer de suite, par souci de discrétion.

- Je suis garé à trente mètres du bar, rejoignez-moi.

Vingt-quatre secondes plus tard, les portes arrière gémirent puis claquèrent. Deux silhouettes pénétrèrent dans l'habitacle.

- Combien ? demandai-je sans me retourner.

- Une cinquantaine, a priori. J'ai demandé à un Humain de s'y introduire avec un onyx autour du cou, m'assura Sweety.

Un sourire naquit sur mon visage. Il avait « demandé ». Qui donc aurait été assez fou pour refuser le service qu'il exigeait ? Les Hommes avaient beau être mauvais, ils n'étaient pas suicidaires.

- Test séduction ? embrayai-je tout en observant les démons engloutir des litres et des litres d'alcool, à l'extérieur du bar.

- Négatif, ils sont inférieurs.

Les démons supérieurs possédaient un puissant pouvoir de séduction. Les inférieurs, eux, ne pouvaient que s'infiltrer dans un esprit humain pour y souffler des atrocités. Nous, loups-garous, y étions immunisés. Du moins, nous n'avions pas à craindre cette compétence chez les démons inférieurs, mais les supérieurs pouvaient parfaitement nous convaincre d'égorger nos enfants.

Ils jouaient le rôle de conscience accessoire. Et leur mauvaise parole produisait un impact important sur le comportement de leur victime. Étant donné qu'il n'y avait plus d'anges pour contrebalancer leurs effets, pour remplir le rôle de bonne conscience, les Hommes ne pensaient plus qu'à mal.

- Papy ?

Cette fois, je me retournai afin de saisir le sac de sport qu'il venait d'ôter du coffre.

Papy était affalé contre le siège, un bras allongé sur l'encadrement de la vitre. Il avait revêtu une veste noire bardée de boulettes délavées, toutefois entrouverte sur un tee-shirt neuf. Un crâne en or contrastait avec le vêtement. Accessoire peu choquant, décrit ainsi ; mais le fait qu'il fût porté par un homme à l'apparence d'un vieillard de quatre-vingt ans, avait tendance à changer la donne. D'où son surnom.

Le vietnamien m'offrit un sourire sublimé par un dentier.

- Sexuel, hein ?

- On dit sexy, Papy, le rectifiai-je en m'emparant du sac qu'il me tendait.

Le loup-garou tentait parfois de contrebalancer son apparente vieillesse par un langage de jeune adolescent.

Lorsque Sweety se mit à rire, la voiture se lança dans une série d'ascensions et de descentes étourdissantes. Le monstre musculeux se tenait à l'opposé de Papy, et son torse volumineux manqua de faire sauter la fermeture éclair de sa veste. Des craquements se firent entendre, entre deux rires tonitruants, avant que les boutons de sa chemise sautassent. Je portai aussitôt une main à mon œil blessé et me pliai en deux sous l'effet de la douleur.

Sweety cessa de rire et nous nous stabilisâmes.

- Tape-à-l'œil... murmura Papy.

- La ferme ! s'emporta la bête, en posant une main forte sur l'une de mes épaules. (Sa main l'englobait) Montre-moi ton œil.

- Tu n'es pas chirurgien, rétorquai-je.

Et combien de fois faudra-t-il te rappeler d'éviter les boutons, sacrebleu ? Avais-je envie d'ajouter, avant de me remémorer sa susceptibilité.

L'œil pleurait. Je tendis un bras vers la boîte à gant pour en sortir une paire de lunettes opaque. Ceci fait, je sortis ma chemise du sac, l'enfilai avec le long manteau noir qui s'y accompagnait puis pliai mes vêtements sur le siège passager. Soucieux, Sweety me tendit ma canne dépliante. Le loup-garou n'était pas méchant, simplement intimidant. L'objet surmonté d'un pommeau noir atterrit dans ma main. La sienne, la libre, supportait une arbalète.

Il arqua un sourcil, surpris par le fait que je ne me munisse pas d'arme.

- Je préfère me battre à l'ancienne, me justifiai-je.

L'homme au bronzage marqué possédait une chevelure noire qui s'étirait en brosse au-dessus de son crâne. La portion de bras visible laissait à vue des muscles surdéveloppés, dans lesquels les nombreux réseaux de veines paraissaient étouffer. Il avait l'apparence d'un Humain de trente ans. J'étais donc le plus jeune (environ vingt-cinq ans), d'un point de vue externe. Alors qu'en vérité, nos âges ne différaient que de quelques mois.

Mais il existait une raison bien définie à ce phénomène.

Papy haussa les épaules.

- Bah ! Cela nous fera plus de joujoux...

Sur-ce, il s'empara d'une mitraillette dernière génération, auparavant entreposée dans la mallette dont il était responsable. J'indiquai le lieu du RAID, Sweety récoltait les informations concernant nos cibles et Papy s'occupait des fournitures. Celles-ci comprenaient ma canne noire et mon chapeau spécifique. Tout était parfaitement ordonné.

- Où est mon chapeau ?

Papy s'empressa de me tendre le haut-de-forme, avant d'attendre mes habituelles instructions temporelles. Je m'emparai de ma montre puis guettai l'arrivée de la trotteuse sur le douze. Leurs visages se tenaient presque en appui sur mes épaules, focalisés sur l'outil.

Les mouvements de l'aiguille furent les seuls à perturber le silence religieux.

- Top.

Nous prenions toujours cinq minutes.

Sorti de l'habitacle, j'enfilai le chapeau et attendis que mes coéquipiers s'en extirpassent à leur tour. Enfin, je verrouillai les portières.

Planifier l'attaque faisait aussi partie de mes attributions. Ils avaient joué la carte de « la maniaquerie peut être intéressante pour coordonner une attaque » afin de me céder les commandes. Belle entourloupe. J'avais cependant insisté pour que l'un d'eux choisisse le modèle d'attaque.

- Contacte l'Humain, ordonnai-je à Sweety.

Ce-dernier cala son arbalète au niveau de son aisselle gauche, sortit son téléphone et porta l'engin à son oreille. Il avait beau s'agir d'un smartphone, l'appareil disparut sous sa paume.

Sa réserve de carreaux se concentrait dans un carquois en osier, fermement sanglé à son dos.

- Déclenche-le, lâcha-t-il à son interlocuteur.

Trois secondes plus tard, un hurlement retentit à l'intérieur du bar. Il s'agissait de l'œuvre d'un magnétophone que l'Humain était chargé d'actionner à distance (pas plus de deux mètres, toutefois). Les démons qui se saoulaient de bon train, à l'extérieur, se précipitèrent dans le bâtiment. Je n'aimais pas les bavures. Si nous nous déplacions pour tuer des entités machiavéliques, autant les éliminer jusqu'au dernier.

- Enfuis-toi, et je te conseille de faire vite, poursuivit Sweety en observant attentivement le remue-ménage.

Si un Humain avait été témoin du massacre, nous aurions tous les trois été pris pour des extraterrestres. Des bêtes à abattre, en somme. Les Hommes n'avaient déjà pas conscience de cohabiter avec le Mal, alors s'ils apprenaient que des êtres à moitié loups faisaient leur vie parmi eux... je n'osais imaginer ce qu'ils nous auraient réservé.

Nous trottâmes jusqu'au bar, synchrones. Les démons prenaient généralement trois secondes avant de se rendre compte de la supercherie. Il nous en restait donc une.

- Allons-y.

Mes acolytes hochèrent la tête, armes en mains. Nous progressions comme un seul homme, l'esprit connecté au bar, l'attention focalisée sur notre tâche et les yeux rivés sur la grande porte à battants. Celle que je poussai d'un coup sec.

À peine avais-je posé un pied à l'intérieur que toutes les têtes se tournèrent dans notre direction. Le silence fut soudainement si intense, que les frottements des bijoux qu'ils portaient, pour la majorité, résonnaient comme un coup de marteau sur une enclume.

- Disposition ? demandai-je en pivotant légèrement la tête en arrière, à l'attention du loup surdimensionné.

- Triangulaire.

Nous nous étions naturellement placés comme tel.

- Bien.

Je m'emparai de ma montre et lançai le chronomètre. Une minute trente de blablas, c'était la fleur que j'avais pris l'habitude de leur offrir.

La trotteuse se lança, décompte mortel.

Je détaillai la pièce tapissée de lambris. Des tables rondes, de vieux tabourets, des chopes de bière, un juke-box, un billard, des fléchettes, de l'alcool, de l'alcool et encore de l'alcool. Ses effets se ressentaient aussi bien dans leurs yeux nébuleux, que sur le comptoir humide.

Leurs apparences d'hommes n'attisaient pas la méfiance. Les démons inférieurs n'étaient ni beaux, ni laids, juste banals. Ils ne perçaient pas dans le milieu de la mode, n'attiraient pas l'œil des femmes. Et, à l'inverse, ils évitaient la lapidation gratuite, ainsi que l'ignoble titre d'« l'horreur du siècle ». Il s'agissait d'un prix que des journalistes écervelés décernaient chaque semestre. Il suffisait d'envoyer la photo d'un voisin, d'un frère, d'une mère ou d'un ami jugé repoussant afin de susciter le dégoût du jury et empocher cent mille Stars.

Leur style vestimentaire se mariait au reste : un tee-shirt uni, associé à un jean sans artifices et à une paire de baskets bon marché. Ils n'étaient personne et tout le monde à la fois. Pourtant, ils incarnaient, à leur échelle, le Mal.

Et ils chérissaient l'ivresse. Mais plus encore la mort, le sang à outrance.

Ce fut pourquoi une étincelle malsaine transperça le brouillard alcoolique qui les aveuglait.

- Messieurs, débutai-je en croisant le regard interloqué de deux démones, occupées à se resservir un verre. Mes dames, ajoutai-je avant d'abaisser mon chapeau en guise de salutation. Mes amis et moi nous excusons de vous prendre ainsi en traître, et tenons à vous présenter nos plus sincères condoléances.

À ces mots, deux cliquetis retentirent, annonçant le chargement des armes-à-feu que portaient mes coéquipiers. Les pointes de celles-ci transpercèrent mon champ de vision périphérique, tandis que je fixais nos ennemis. Des sourires naquirent sur leurs visages, rapidement suivis d'œillades amusées.

- T'entends ça, Teddy ? On va nous faire la peau, railla l'un d'eux, assis au bord du comptoir.

Il s'enfila une nouvelle rasade de vodka, dont la moitié se répandit sur son tee-shirt bas de gamme.

Le dénommé Teddy reposa sa chope, sans un regard pour le barman. Ce-dernier la saisit malgré tout. Un chiffon en mains, il la passa sous le robinet et l'essuya. J'aurais simplement pu me sentir outré par sa désinvolture, s'il n'avait pas omis de savonner le récipient. Comment pouvait-on faire preuve d'aussi peu d'hygiène ? Avaient-ils idée du nombre de bactéries que la salive transportait ?

Le bruit du jet d'eau emplit la pièce.

- Sachez que je culpabiliserai. Un peu.

Il s'agissait tout de même de démons. De démons répugnants.

Personne ne paraissait s'inquiéter de l'arbalète, et encore moins de la mitraillette de Papy. Mais si les armes-à-feu ne les tuaient pas, le venin qui composait nos salives respectives s'en chargeait. Il s'agissait d'une concoction biologique nocive pour l'espèce démoniaque.

Si les balles blessaient, les ralentissaient ; nos crocs déchiraient puis nécrosaient.

Nous avions avant tout été créés pour combattre la vermine. Tout, en nous, ne jurait que par leur mort.

Alors, peut-être que oui, en effet, je n'étais pas sincère avec moi-même. Peut-être que je prenais plaisir à les exterminer. Peut-être que mes gènes étaient plus forts que mes principes. Peut-être, aussi, avais-je toujours cette idée de vengeance en tête.

Une pulsion meurtrière se mit à ronronner dans mes veines. J'hésitais à sauter sur place, elle devenait de plus en plus difficile à contrôler. D'autant qu'Ishu la soutenait. Mais tuer, c'était mal. Pourtant, tuer des démons, c'était ce pour quoi j'existais en tant qu'être surnaturel.

Et c'était la seule solution au chaos.

Un rire tonitruant s'éleva parmi eux. Le premier à se donner en spectacle fut Teddy, rapidement imité par son interlocuteur puis par le reste des convives. Ceux-ci s'échangeaient des regards complices, promesses d'une soirée émoustillante.

- On emmène son vieux faire une promenade ? s'esclaffa l'un des démons, attablé à quelques pas de notre position.

L'un d'eux se leva pour nous contourner. La seconde d'après, les battants de la porte grincèrent et le loquet s'abaissa. L'amusement laissa place au sadisme. Les sourires se rétrécirent, plus mesquins, plus vicieux, tandis que les regards s'assombrirent.

Les démons disposaient de beaucoup de force, au combat, ce dont il fallait se méfier. Nous avions cependant un avantage : ils ne savaient pas que notre espèce avait survécu au Mal qui stagnait en ville. Notre discrétion constituait un atout de taille.

Soudain, un choc retentit sur ma gauche. Un regard m'apprit que la main fripée de Papy enfonçait le crâne de la pipelette dans la table adjacente.

Elle tomba en miettes.

Mes coéquipiers nourrissaient une haine viscérale envers les démons. Une amertume ancestrale, qui n'était amoindrie par aucune sorte de morale culpabilisante. Parfois, je les enviais.

Les sourires disparurent.

Et lorsque mon ami se redressa, les occupants de la table détruite s'écartèrent du vieillard à la force surhumaine.

- Ëlen aime beaucoup parler, mais moi, je préfère la castagne, répliqua-t-il en fusillant l'assemblée du regard, avant de replacer un œil dans le viseur de sa mitraillette.

Le premier à prendre la parole se redressa :

- Je ne sais pas qui vous êtes et, à vrai dire, je m'en tape. Mais mes amis et moi, on peut vous assurer qu'on va vous faire regretter de...

- Temps écoulé, le coupai-je en zyeutant ma montre.

- C'est plutôt impoli ça, Ëlen, se moqua Sweety avant de se pencher vers Papy. Depuis quand coupe-t-il la parole ?

- Tu sais, les jeunes, de nos jours...

Nullement amusé, je retirai mon chapeau et le fis tournoyer au centre de la pièce. Les démons l'observèrent s'élever, méfiants, comme s'ils craignaient qu'il renfermât une bombe à retardement.

Ce qui n'était pas le cas. C'était juste un moyen de diversion.

Le signal était lancé : les loups firent feu.

Lorsque l'accessoire de mode se posa, j'avais eu le temps de me départir de mon manteau et de mes lunettes de soleil.

Les carreaux de Sweety transperçaient les cages thoraciques. Le loup dégainait plus vite que son ombre. Envoyant un bras gonflé en direction du carquois, toutes les deux secondes en moyenne, il planta Teddy contre le mur du fond au bout de vingt secondes. Papy s'avançait de façon à parcourir la pièce à l'horizontale, en appuyant sur la gâchette de l'arme vrombissante. Les verres se brisèrent, l'alcool gicla, le sang aussi, sans parler des meubles qui explosèrent en pluie d'échardes. La plupart tenaient la zone corporelle touchée, quand d'autres, plus puissants, arrachèrent leur pierre dissimulatrice et nous prirent d'assaut.

Des petites cornes se matérialisèrent aux extrémités de leurs fronts, tandis que leurs peaux pâlirent et que des cheveux noirs de jais jaillirent de leurs crânes. Une auréole de brume surplombait leur tête, contrastant avec le rouge flamboyant de leurs cornes.

Je bondis.

Mon saut me fournit le temps nécessaire à ma transformation. L'atterrissage se fit sur quatre pattes, au beau milieu d'une foule déchaînée. La stupéfaction les immobilisa, si bien que je pus aisément leur sauter à la gorge. Mes crocs se plantèrent dans la jugulaire du plus proche, libérant un jet de sang noirâtre, et puant, qui manqua de me faire régurgiter le taboulé du midi.

En appui sur mes pattes arrière, je les dépassais en taille. Ce fut ainsi positionné que je tournoyai sur moi-même, la tête penchée, les crocs sortis, pour rayer tous les bras qui m'entouraient. Des hurlements de douleur ne tardèrent pas à se faire entendre. Mes victimes s'agenouillèrent, le bras en écharpe, tout en fixant la plaie qui cloquait à vue d'œil. Les filets de sang noir se muèrent en un liquide verdâtre et pâteux, qui fit gonfler leurs peaux trouées par le venin. De petites ouvertures éclataient au fur et à mesure que le poison gravissait leurs membres.

- Les chiens ! Les chiens sont encore en vie !

Ces créatures étaient affreuses. Aussi blanches que la neige, le sang noir qui affluait sous leurs peaux ne faisait qu'exacerber leur monstruosité. Leurs petites ailes ressemblaient à celles des chauves-souris. Leurs lèvres rouges, quant à elles, gonflées à outrance, étaient régulièrement humidifiées par une langue longue et râpeuse. Fendue à l'extrémité, elle rappelait celles des reptiles.

Des dizaines de paires d'yeux noirs me fixaient avec animosité.

Pas étonnant, qu'ils préféraient sortir la nuit... au plus près des Ténèbres.

Ils me chargèrent, je me tapis au sol. Pendant qu'une partie se heurtait au-dessus de moi, je mordis une jambe et me dégageai du cercle. Les démons inférieurs disposaient d'un pouvoir redoutable : le clonage double. Ce fut pourquoi le nombre de participants se multiplia, au point que la pièce se noircit de monde.

Le cloné disposait des mêmes compétences que ses clones. Ils créaient, en somme, leurs jumeaux diaboliques.

À l'arrière, mes coéquipiers s'étaient placés de façon à ce que leur angle de tir ne comprît pas ma position. Ils avaient déjà planté plusieurs démons à terre, ou contre les murs ; d'autres avaient du mal à se déplacer. Mon rôle était de les achever. Évidemment, ces messieurs préféraient recourir aux méthodes modernes, et non plus aux crocs, pour "rester dans l'ère du temps".

Je bondis de table en table. Celles-ci se brisaient à mon contact. La plupart des ennemis s'étaient équipés de bouts de meubles, le reste avait opté pour des couteaux. Je pris l'initiative d'arpenter tous les coins du bar, de sorte à attirer la majorité. Je sautai par-dessus un muret et me confrontai à un cul-de-sac. Merde, le passage donnait sur des WC, dont l'entrée nécessitait un code.

Des couteaux volèrent. Leurs sifflements alertèrent mes oreilles redressées. Celles-ci me permirent d'esquiver les attaques à l'aide d'une roulade.

- Je fais demi-tour et vous les fusillez.

Le temps suivant, je rebondis sur le mur et retombai sur mes pattes. Ceci, avant de fendre la foule, crocs à découvert. J'en profitai pour distribuer un maximum de morsures, qui parsemèrent un paquet de cris douloureux ainsi qu'un souffle de terreur bienvenu.

Une grande partie prit ses distances.

- Tu m'impressionneras toujours, souffla mentalement Papy, lorsque je les rejoignis en deux sauts.

Ma petite démonstration de force sema mes poursuivants.

Je me glissai entre mes coéquipiers, en position d'attaque : les pattes arrière en flexion et les restantes en extension. Mes grognements diffusaient leurs ondes meurtrières à travers le parquet.

Sweety, dont deux égratignures maculaient le bras gauche, embrocha quatre démons à l'aide d'un carreau. De son côté, Papy mitrailla le tout. Lui qui semblait boitiller et grimacer plus qu'il ne le faudrait. Je ne m'attardai cependant pas sur son cas. Car il ne fallait jamais baisser la garde en combat. Jamais.

- Donnez tout ce que vous avez, leur intimai-je.

Pareilles à des zombis, les créatures du Mal rampaient, claudiquaient, marchaient ou se roulaient pour nous atteindre. Les balles affaiblissaient, handicapaient.

Quand l'arme de Papy se vida, Sweety s'arrêta et je bondis sur nos ennemis. Les pattes martelant le sol, je dérapai aussi vite qu'un guépard, plantant mes crocs venimeux dans tout ce qui croisait mon chemin. Parfois, le geste était si puissant, qu'une articulation se luxait ou qu'un membre se détachait de son tronc. Parfois, une simple égratignure les agenouillait. Mais, parfois, un couteau pouvait me blesser.

Et ce fut ce qu'il se passa.

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