Qui dit mieux ?
— Cent mille.
— Le Gros Jo vient de proposer cent cinquante mille, m'informa Quickly, le loup-garou avec lequel j'avais étrangement le plus d'affinité, par télépathie. S'il a autant de sous qu'il a de bide, mon gars, on n'est pas dans la mouise...
Je retroussai machinalement les babines, en slalomant entre deux arbrisseaux brisés par la tempête qui avait sévit la ville. La forêt était dévastée, au Sud-Ouest, véritable cimetière de bouleaux, de hêtres et d'amphibiens.
— Propose-leur deux cent mille. Il nous la faut, Quick. Il nous la faut absolument.
À ma demande, Quickly se trouvait sur le lieu de vente. Je n'avais pas pu m'y rendre plus tôt.
J'accélérais la cadence, si bien que l'extrémité de ma langue sortit de ma gueule entrouverte. Mes larges pattes battaient la terre molle, qui s'envolait à chacune de mes enjambées.
— Je le sais. Où es-tu ?
— À deux kilomètres du Second quartier, dans la parcelle Sud-Ouest de la forêt. Et... à un kilomètre deux cent cinquante-deux. Quatre. Huit. (Je m'arrêtai afin de lui signaler un positionnement exact.) À un kilomètre deux cent cinquante-huit du bois Hemlick et à un kilomètre neuf cent cinquante du Second quartier de Crickets Hill.
— Mais t'as un GPS intégré ou quoi ?
La précision était une seconde nature, chez moi ; et il le savait bien. Mon instinct se chargeait de calculer mes itinéraires, la durée de ma course, et d'enregistrer toutes les informations importantes. Ceci pendant que la montre à gousset, accrochée à l'un de mes crocs, se balançait en fonction de mes sauts champêtres. Tic. Tac. Un saut. Deux sauts.
Dix troncs dépassés.
— Où en sont les enchères ?
— Je viens de proposer trois cent mille, mais Miss Blanc-bec vient d'en rajouter dix mille. Si tu voyais cette pâleur ! Je te jure que si je la croise, un soir, dans la rue, on n'est pas à l'abri qu'un petit cri de femelle pas du tout virile, mais alors pas du tout, me trahisse...
— Quickette, le damoiseau en détresse ! s'esclaffa la voix grave et plutôt lente de Slowly, son frère jumeau fouineur.
— Cheftaine, il squatte la conversation sans autorisation ! Merde, mêle-toi de ton arrière-train ! s'enflamma Quickly, avec cet habituel débit de mots ahurissant.
Un silence prolongé de ma part effaça la présence spirituelle de Slowly. Le soulagement de son frère susceptible et – soulignons-le – adulte, sembla presque palpable.
Les loups garous avaient la capacité de partager une conversation télépathique privée et, ce, avec qui ils le souhaitaient. Celle-ci excluait forcément les autres loups de la meute. Nous avions toutefois remarqué, récemment, que les frères pouvaient s'inviter dans les échanges qu'entretenait leur fratrie.
– Tu sais ce qu'il te reste à faire, lui rafraîchis-je la mémoire.
– Yep.
– Concentre-toi, Quick.
– Dix heures pile, donc ?
– Tout pile.
– À toute.
Je galopais plus que de raison. Une rumeur s'était installée depuis quelque temps, dans le Premier quartier de Crickets Hill – le plus riche –, selon laquelle un nouvel ange avait été déniché. Matthew Kile, surnommé le Briseur d'ailes, se faisait une petite fortune dans le commerce angélique. Il collaborait avec des entités machiavéliques, chargées de traquer les derniers anges survivants. Il lui suffisait donc de jouer le rôle de passerelle entre le monde des Hommes et celui des anges.
Les malheureux finissaient enchaînés comme des bêtes sur la scène de la Grand-Place, exposés devant une foule de riches en délire qui ne cessait de hausser les enchères et d'étaler leur richesse écœurante à la vue de tous. Un ange, c'était le paroxysme du pouvoir. C'était aussi à la mode. Ils étaient prêts à se battre, à s'entretuer, à vendre femmes et enfants, pour pouvoir s'en dégoter un. Et le fait qu'ils fussent peu nombreux, de base, augmentait considérablement leur valeur marchande. D'autant plus qu'environ un ange par semestre était capturé par les troupes de Mal. Deux chances de s'en approprier un. Deux pauvres êtres célestes condamnés à une honte éternelle.
Mais, cette fois, il fallait que je rectifiasse ce maudit quota. Ce nouvel ange en vente, cette femelle, selon Quick, devait être mon acquisition. Voilà une dizaine d'années que je m'étais démené pour me préparer à ce jour, m'enrichir bien plus que les autres, surpasser l'intérêt médiatique, cumuler les travaux médiatisés et me faire un nom dans la Haute société de la ville. Mais, surtout, faire taire mon projet d'acquisition angélique. Personne ne devait se méfier. Dans le cas contraire, ils m'auraient à coup sûr mis des bâtons dans les roues. Ils auraient, même, tenté de m'éliminer.
Celui-là n'allait définitivement pas me filer entre les doigts.
Mon coupé sport ne tarda pas à pointer d'entre les feuillages. Jaune canari : couleur tape-à-l'œil. Dans le show-business, le but n'était pas de se fondre dans la masse et de récolter tranquillement le pactole qui nous tombait sous le nez. Absolument pas : il fallait créer l'ombre dans laquelle les autres tenteraient de se dépêtrer. Œil pour œil, dent pour dent, les magazines people n'avaient plus qu'un gros titre commun : Bradury Junior.
Le but était de perdurer, et non de briller temporairement.
J'étais devenu une étoile et la gloire ne devait pas me filer entre les doigts.
Je visualisai mon véhicule, garé au bord d'un chemin étroit et boueux, non-délimité par les gardes forestiers. C'était par cette même entrée que nous sortions – loups – de notre refuge champêtre. Là où nous troquions le désordre végétal contre l'urbanisation.
Mes siècles d'expérience me permirent de couper mon élan, à l'aide d'un simple positionnement à l'horizontale. Mes pattes glissèrent, creusèrent deux fossés dans la terre gorgée d'eau, avant de se stabiliser à trois millimètres exactement de la Ferrari. Véhicule à travers lequel mon reflet était visible. L'une des vitres teintées renvoyait, en effet, l'image d'une grosse bête piquée d'une multitude de fins et longs poils noirs. Deux yeux verts perçants ressortaient de cet amas de poils sombres, à l'instar d'un lapin blanc immobilisé sur une nappe de charbon. Impossible de les rater. Les crocs immaculés qui jaillissaient de ma gueule côtoyaient la montre en argent, dont la chaînette pendait autour de l'une d'elles.
Je me métamorphosai. Il me suffisait de mobiliser une concentration suffisante pour repousser ma moitié bestiale dans un coin de mon esprit, au profit de l'expression de mon humanité. Aussitôt, les déplacements du gibier ne furent plus audibles, l'odeur de l'herbe, de la terre et des feuilles s'atténua drastiquement et mon sang se rafraîchit. Un frisson désagréable parcourut ma colonne vertébrale. Puis, je me sentis rapetisser, me ramasser sur mon arrière-train, me redresser, jusqu'à me retrouver assis et maître de mes membres d'humain.
J'étais considérablement poilu. Car notre pelage bestial avait tendance à repousser dix fois plus rapidement que celui d'un Humain moyen. Je faisais toutefois l'effort de me raser la barbe, parfois le torse ou les bras, en fonction de ma tenue journalière.
Ce corps était beaucoup plus fragile, puisque majoritairement Humain. Cela ne me plaisait pas du tout, mais le fait de m'infiltrer à Crickets Hill sous forme animale me semblait compromis.
Ce fut complètement nu que je me baissai pour creuser la terre, à proximité de la roue avant droite, pour en sortir les clefs jaunes du véhicule. Là, j'appuyai sur le bouton de déverrouillage centralisé, qui permit aux quatre ampoules de scintiller simultanément. Je me glissai ensuite à l'arrière de l'engin, ouvris le coffre et rapprochai une valise noire qui contenait le strict nécessaire : une pince à cheveux rouge, une chemise noire satinée, des bretelles et mitaines rouges, un jean noir, ainsi qu'une longue canne au pommeau rouge métallisé.
J'enfilai rapidement le tout, puis glissai la rose – elle aussi, rouge – dans l'une des poches avant de ma chemise. Sans omettre, évidemment, de ramasser ma précieuse montre argentée. Il me restait exactement neuf minutes et cinquante-trois secondes pour ne pas être en retard. Je fermai le coffre, ouvris la portière et sortis un mouchoir en soie noire de la boîte à gants. Le film de bave qui enrobait l'outil temporel ne fut bientôt plus qu'un lointain souvenir, à l'instar des douze brindilles prises dans mes cheveux. Un coup de peigne me débarrassa de tous nœuds indésirables puis la pince se chargea de rapporter les mèches qui tombaient devant mes yeux en arrière. J'avais pris deux minutes. Comme d'habitude. Et, à chaque fois, le rituel était le même : je me garais au niveau de la vieille souche, plaçais mes vêtements dans cette même valise et finissais par ramasser ma montre que j'essuyais avec ce même mouchoir. Tout était parfaitement ordonné, orchestré, en totale concordance avec mon emploi du temps surchargé.
Lorsque je mis le contact, après avoir disposé ma canne entre l'avant du siège passager et le tableau de bord, un esprit se mit à côtoyer le mien. Il s'agissait d'une sorte de souffle mental qui indiquait une demande de contact télépathique. Un peu comme l'enregistrement d'un numéro de téléphone, l'esprit laissait une empreinte reconnaissable.
Je l'autorisai à entrer en contact avec moi.
– Cheftaine ?
– Je t'ai déjà dit de ne pas m'appeler comme ça, Quickly.
– ça craint. Le Gros Jo a du lourd.
Une décharge électrique me parcourut de la pointe des orteils au bout des doigts. Je pressai l'accélérateur et quittai les fourrés.
Deux cent kilomètres à l'heure. Les trottoirs étaient bien assez larges pour que je pusse les partager avec les piétons. Il était neuf heures cinquante-trois minutes, accompagnées de trois secondes.
– Surenchéris. Je serai là dans trois minutes.
– Mais tu vas être sur la paille...
– Surenchéris, lui ordonnai-je avant de couper la communication.
J'avais plus d'une liasse dans mon sac.
Comme prévu, lorsque les gratte-ciels de la ville entrèrent dans mon champ de vision, les piétons évitèrent de ma trajectoire. Leurs cris aigus alertèrent aussitôt les badauds, qui observèrent mon engin filer avec neutralité. Ils savaient de qui il s'agissait, comme tout le monde. Mais ils savaient aussi que les forces de l'ordre ne détenaient aucun pouvoir sur moi. J'étais bien trop fortuné pour mériter une réprimande. Car tout fonctionnait ainsi, à Crickets Hill : l'argent était un passe VIP.
Quelques feux grillés, grondements de moteur et frayeurs humaines plus tard, je ne tardai pas à percevoir la statue de bronze féminine qui ornait le centre de la Grand-place. Il s'agissait d'un monstre architectural d'une cinquantaine de mètres de hauteur, pour lequel les touristes n'hésitaient pas à se déplacer. Seulement, ce matin-là, le lieu de rencontre huppé était fermé aux étrangers.
Car une vente d'ange y avait lieu.
La place circulaire, soulignée par des rues disposées en étoile, se composait de pavés clairs incrustés de grains d'argent scintillants. Certaines personnes défavorisées tentaient régulièrement de les déterrer à coups de crochets incisifs dans l'espoir de s'approprier quelques miettes du métal précieux ; mais la plupart finissaient derrière les barreaux. On ne touchait pas à la Grand-Place : lieu emblématique. Le maire y veillait personnellement, depuis l'imposant hôtel de ville, aux façades couvertes de feuilles d'or, qui occupait la partie Nord du cercle. Le Sud était réservé à la grande scène qui épousait les contours du lieu touristique. Là où des haut-parleurs gigantesques diffusaient les paroles du détenteur du microphone. D'habitude, l'outil servait pour des concerts, des discours ou meetings politiques, mais, aujourd'hui, un nouvel ange avait été arraché du ciel.
Et ce-dernier se retrouverait auprès de moi. Il ne pouvait en être autrement.
La Grand-Place était si peuplée que les pavés furent difficilement visibles. Les premières rangées d'Hommes arboraient une teinte violacée, certainement due à la surélévation de liasses de billets généreuses. Je ne pris pas la peine de garer correctement ma voiture. Cet acte me révulsait au plus haut point, car le véhicule jaune canari entachait l'ordre architectural bien rangé de la ville. Mais je n'avais pas le choix. Il me fallait cet ange coûte que coûte.
Je sortis du véhicule garé au pied d'un immeuble en marbre beige, entre deux buissons coupés au carré, m'emparai de ma canne au pommeau rouge puis ouvris l'une des portières arrière afin de récupérer mon manteau – lui aussi rouge. Il s'agissait d'un vêtement long et solide, qui s'étirait jusqu'au bas de mes chevilles et exacerbait l'angle de mes épaules grâce aux épaulettes dorées.
Une fois vêtu selon les codes que je m'étais imposé, et que les jeunes hommes cherchaient à copier, je sortis une seconde valisette du coffre puis glissai un lingot d'or dans ma poche. Il était toujours souhaitable d'en détenir un sous la main. À Crickets Hill.
La voiture fermée à clef, je glissai la canne sous mon aisselle, réajustai mes mitaines, mes bretelles, ma rose épineuse, ainsi que la montre à gousset qui occupait ma seconde poche avant, avant de profiter de ma grande taille pour me tracer un chemin dans la foule. Les commérages allaient bon train. Le Gros Jo, Miss Blanc-Bec et Mini Drick déliaient toutes les langues. Les trois plus grosses fortunes de la ville. Les trois plus grosses fortunes connues, s'entend, bien que l'on se doutât que Bradury Junior ne manquait pas de paperasse...
Les gens ne portaient que du sombre. Du noir, du gris, parfois du blanc, mais rien de rouge, de jaune, de vert, d'orange ou de violet – si ce n'étaient des billets. C'était pour cette raison qu'une marre de manteaux sombres inondait la Grand-Place. Le temps était frais et les écharpes entouraient les cous qui prolongeaient des visages aux yeux bouffis et aux nez dégoulinants. Ils étaient Humains, après tout, susceptibles de succomber à un rhume.
J'accueillis sans rechigner la bourrasque de vent frais qui balaya les visages surplombés de bonnets lainés, au contraire de la masse humaine fragilisée par sa génétique. De là où je me trouvais, malgré ma vue sans faille, seules une silhouette grise qui parcourait la scène de gauche à droite ainsi qu'une forme blanche et statique me sautèrent aux yeux. L'ange était là. Avec le Briseur d'ailes.
L'espoir me fouilla les tripes et, malgré moi, l'émotion picota mes cornées. J'avais cent mille raisons de l'acquérir.
— Bradury...
— Hé, regarde !
— Il est dans la course !
Je me repris en réalisant qu'un cercle humain s'était étiré autour de moi, bordé par des paires d'yeux ronds qui me dévisageaient. Certains n'hésitaient pas à sortir leur téléphone portable ou appareil photo pour immortaliser ma présence. Quelques regards aguicheurs, effleurements passagers et murmures féminins ne tardèrent pas à se faire savoir. Les femmes appréciaient autant ma personnalité commerciale, mon style commercial, que mon argent commercial. J'étais donc la cible parfaite pour l'assurance d'une vie luxueuse. Commerciale.
Seulement, mon cœur n'était pas à prendre.
Elle l'avait emporté avec elle.
— Je mise cent sur Bradury J, chuchota un vieil homme à son compère.
— Cent sur Mini Drick, accepta-t-il, en supportant mon regard. Il a créé sa propre marque de voiture, il y a quelques mois.
— B.J exporte des milliards de vêtements par an, et dans le monde entier, se défendit le premier sans se soucier du fait que je les entende.
Mon rythme cardiaque s'accéléra. Et si Mini Drick, Gros Jo ou Miss Blanc-Bec possédaient plus ? Et s'ils étaient plus malins que ce qu'il y paraissait ?
Je serrai davantage l'anse de ma valisette dans ma main droite, inspirai un grand coup puis repris mon pénible chemin de croix. Les gens m'avaient repéré. Ces mêmes curieux qui brûlaient d'envie de découvrir qui serait le nouveau riche à se pavaner avec un ange. Ils se décalaient d'eux-mêmes, précautionneux, comme pour former une haie d'honneur qui me permettrait de rejoindre au plus vite la course au m'as-tu vu. Certains me touchaient, d'autres craignaient de m'effleurer. Et, bien sûr, quelques-uns me haïssaient ouvertement. Soit par le regard, soit par l'intermédiaire d'insultes toujours plus fleuries que vomissaient leurs bouches pipelettes. Les autres, ceux qui avaient de l'argent, s'étalaient au-devant du lieu de vente immoral : là où la nuée violette se déchaînait. Les nombres commencèrent à irriter mon ouïe, des sommes exorbitantes qui n'atteignaient pas encore ma pleine fortune. Cela me rassura.
Des barrières de sécurité se dessinèrent à l'horizon. Elles se firent plus nettes lorsque l'on me traça un accès direct au ring pécuniaire. Uppercut de dix mille et chassé-croisé de vingt mille ne cessaient d'engendrer des KO toujours plus étourdissants.
Dans la Haute, il y avait une règle d'or : Ne jamais être poli. L'arrogance et la vanité témoignaient d'une soi-disant non-appartenance à la « populace », comme le disait si bien Miss Blanc-Bec.
Quand je relevai les yeux, je me figeai l'instant d'un tic-tac.
L'ange était livide. La femelle se tenait malgré tout droite, les poignets pressés par de gros fermoirs métalliques, eux-mêmes reliés à d'épaisses chaînes aux maillons impressionnants. Ils s'accrochaient à une pièce de fer implantée à la large scène. Une mécanique similaire emprisonnait son cou, ainsi que ses deux chevilleses. Elle ne portait rien. Rien d'autre qu'une regrettable honte à l'origine des larmes qui quittaient ses yeux argentés. L'eau salée s'étalait sur ce corps criblé d'écorchures, de boue et de gravillons encore incrustés dans cette chair trop pâle pour attester d'une bonne santé physique. Ses longs cheveux blancs, aussi éclatants que ses ailes immaculées, ondulaient faiblement sur son buste agité. Ses sanglots la comprimaient de spasmes qui s'étendaient jusque dans les prolongations plumées – cependant trop petites pour un ange moyen – qui s'étiraient dans son dos. Un mord meurtrissait la commissure de ses lèvres et l'obligeait à maintenir sa tête légèrement en arrière. Car l'instrument inhumain, destiné à afficher sa dentition, était relié à une nouvelle chaîne qui prenait sa source au sol.
Une caméra au corps mécanisé se mouvait tout autour d'elle, dans une succession de crissements insupportables. Elle diffusait en direct les images de l'horrible vente.
— Six cent mille !
— Six cent dix mille !
— Six cent trente !
Les enchères ne cessaient de grimper, pour le plus grand bonheur du Briseur d'ailes. La raclure allait et venait en fonction des mains qui s'agitaient en l'air. Il était comme fou. Les paumes qu'ils frottaient frénétiquement l'une contre l'autre relâchèrent une pluie de sang séché. Il souriait à chaque proposition, et n'hésitait pas à passer de temps en temps derrière l'ange pour lui asséner une fessée destinée à la redresser. Rappel humiliant, qui décupla son débit de larmes. Elle devait tenir la pose, tout comme les mannequins qui ornaient les vitrines. Elle devait vendre du rêve pour toujours gonfler le portefeuille de son malfrat de vendeur. La bile me monta aux lèvres.
Le vendeur n'avait pas le profil d'un riche de Crickets Hill. Pas l'élégance, pas le raffinement. Sa barbe rousse – aussi frisée que sauvage – emprisonnait encore quelques restes de son déjeuner. Sa chevelure espacée par l'irruption d'une calvitie dévoilait un crâne luisant de sueur. La même qui dessinait de grandes auréoles sous ses bras trop souvent relevés.
Il arborait pourtant le costume gris satiné, mon costume, issu de ma toute dernière collection.
— Elle est jeune ! s'égosilla Le Briseur d'ailes. Admirez ce visage innocent ! Si pur, si radieux, ajouta-t-il en attrapant sauvagement le menton de l'ange.
— Sept cent mille !
— Regardez-la ! Quoi de mieux pour frimer? Sept cent, l'ami ? s'étonna faussement le Briseur d'ailes, en se penchant au-dessus de l'estrade. Sept cent pour un tel bijou ? Tu ne la veux pas vraiment, conclut-il sèchement. Qui pour un ange tombé du ciel !
— Sept cent cinquante !
— Sept cent cinquante, par ici ? s'exclama-t-il, en cachant difficilement les projets onéreux qui défilaient dans ses yeux pétillants. Elle est jeune, elle est innocente ! s'égosilla-t-il de plus belle. Si... virginale ! reprit-il plus bas en passant sa langue sur l'un des lobes de la femelle. Messieurs ! Vous qui avez toujours rêvé de monter au septième ciel, n'avez-vous jamais pensé à l'attirer directement sous vos draps ?
Je muai ma marche en course. Les sommes continuaient de décoller quand l'un des vigiles chargés de protéger l'espace VIP me reconnut et ne perdit pas de temps pour pousser la barrière qui m'avoisinait.
Des fauteuils étaient disposés devant l'estrade, à deux mètres exactement de l'ange, surplombés par des ombrelles en tissu blanc. Plus les riches disposaient de bijoux autour de leurs doigts, de leurs cous, poignets, lobes d'oreilles, front, hanches et tout ce qui pouvait en supporter, plus ils étalaient leurs richesses et étaient respectés aux yeux des autres. C'est pourquoi une multitude de sons métalliques résonnait comme des grelots. Le moindre mouvement produisait un brouhaha insupportable, qui attirait les regards des spectateurs repoussés par les vigiles.
J'entraperçus la veste orange qu'arborait Quickly, dont le visage à la peau d'ébène s'était déjà tourné vers moi. L'air grave.
Il était neuf heures cinquante-sept.
Je ne perdis pas de temps pour traverser la courte distance qui me séparait de l'ange. Il n'en fallut pas plus pour jeter un froid parmi les convives. Tous se turent, tous tournèrent leurs visages enfarinés et bardés d'attirail bruyant vers moi. Puis tous fixèrent cette valise, noire, qui allait possiblement représenter mon passeport vers l'Espoir.
Je ne m'attardai sur aucun visage avant de projeter la valise aux pieds du Briseur d'ailes, qui s'était aussitôt tu.
— Dix millions.
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