Prologue
[Histoire datant de 2016]
Les anges étaient tombés du ciel.
Le ciel dépourvu de nuages scintillants me le confirmait au quotidien.
Je saisis ma montre à gousset, soigneusement entreposée dans la poche supérieure de ma veste, puis l'ouvris à l'aide d'un geste du poignet. La plus petite aiguille pointait le nombre vingt-deux, tandis que le segment intermédiaire indiquait l'inscription fine et curviligne : cinquante-sept. Cinquante-sept minutes et quarante secondes, précisément, selon la trotteuse qui rythmait mon état d'esprit saccadé. Temporalisé.
Une marche, une seconde puis une troisième furent survolées : gestes calqués sur les cliquetis de mon outil temporel. Certains pensaient à toujours se munir d'argent, de préservatifs ou de nourriture ; chez moi, c'était de l'heure dont je ne me séparais jamais.
- Monsieur Bradury Junior, me salua le portier, planté à l'entrée de la Salle de Réception de Crickets Hill.
Je rangeai mon compagnon de voyage dans son écrin de velours, de façon à ce que sa chaîne d'argent pendît par-dessus mon vêtement. Le métal rendu frais par la bise nocturne caressa mon pectoral peu camouflé. Zone corporelle soulignée par un costume trois-pièces porté sans chemise ni veston superflus. Mais par un simple gilet satiné. Si les Humains ne condamnaient pas à ce point l'exhibitionnisme, j'aurais bien volontiers sillonné les rues de Crickets en tenue d'Adam. La nudité n'a jamais été un problème, chez les miens. Seulement, voilà, je vivais parmi les Hommes et je devais faire en sorte de m'intégrer à leur communauté.
Mon semblant de vêtement était malgré tout assorti au pantalon bouffant et blanc, strié de longues bandes sombres.
C'était ainsi vêtu que j'envoyai les clefs de ma Ferrari dans les mains gantées du portier, dont le costume en queue-de-pie balayait les marches plaquées or.
Je n'avais pas le droit d'être poli.
Car les anges étaient tombés du ciel.
Je parcourus le hall aussi rapidement que me l'ordonnait le tic-tac de la montre. Cet endroit, orné d'un décor somptueux, car basé sur une panoplie d'œuvres d'art hors de prix, d'un tapis rouge impeccable et de bordures en or inestimables, me révulsa sur-le-champ. Tout respirait le trop. L'ostentatoire. Le superflu.
Comme moi.
Je pivotai sur le côté droit. Un mur de miroirs reflétait à merveille les rangées de tableaux onéreux. Du blanc et de l'or : signes de richesse. De la nudité artistique, des étreintes sexuelles retranscrites à la gouache et des lustres aux courbes aussi cristallines que féminines : signe de luxure et de débauche insatiable. C'est exactement ce que renfermait la grande porte en bois verni, donnant sur la vaste Salle de Réception. Celle à laquelle je tournais encore le dos. Car il n'était pas encore l'heure. Du moins, il n'était pas encore temps - le temps précis, s'entend - pour qu'Ëlen Bradury Junior fît son apparition. L'icône de la mode.
Ce fut avec cette même aigreur, ce même dégoût envers l'image commerciale qu'était mon reflet, que je replaçai le nœud papillon blanc qui m'enserrait le cou. Les bonnes gens de Crickets Hill aimaient le style que je m'étais façonné. Ils aimaient le contraste de ma peau métisse avec les touches de blanc virginales que présentaient mes vêtements. Ils aimaient ma longue chevelure ébène dont les pointes, toujours égalisées, atteignaient mon abdomen dessiné. Ils aimaient ma musculature, héritée de ma race surhumaine. Ils aimaient aussi ces yeux verts qui me permettaient de distinguer les moindres détails dissimulés dans une nuit sans étoiles. Ils aimaient une illusion, un être à moitié loup, à moitié homme, dont ils ne connaissaient que la seconde nature.
C'était tout ce qui leur fallait : du en veux-tu en voilà, du jamais vu, du m'as-tu vu, du... spectaculaire. Il leur en fallait toujours plus. Tout comme moi.
Car les anges étaient tombés du ciel.
Je serrai une énième fois mes mâchoires, au point que mes canines anormalement pointues se mirent à crisser dans le hall déserté. Puis je me redressai et observai le jeu de lumière que généraient les multiples paillettes dorées étalées ci et là sur mon torse.
Il fallait que je me fît désirer, que je rejoigne les convives au beau milieu des festivités.
C'est pourquoi je consultai de nouveau ma montre : vingt-et-une heures, accompagnées de cinquante-neuf minutes et de cinquante-sept secondes.
Je me positionnai devant la porte. Une main posée sur la clenche en or, je comptai exactement deux tics et trois tacs, avant d'ouvrir ses deux battants et plonger sous la forte intensité lumineuse.
Toutes les têtes se tournèrent vers moi. Du moins, celles qui n'attendaient pas déjà mon arrivée calculée à la seconde près. Comme à chaque fois.
Les paillettes aveuglèrent.
Du m'as-tu vu, comme vous l'appréciez.
- Toujours aussi ponctuel.
Je n'adressai pas un regard à la femme surmaquillée qui me dévisageait comme un loup affamé traquait sa proie. Car, au beau milieu des buffets à gogos, des serveurs aux plateaux d'argent, des coupes de champagne, des robes à froufrous, des boas fournis, des chaussures cirées ou à talons hauts, des anges étaient tenus en laisse. Par les plus aisés.
Recroquevillés sur eux-mêmes, le regard halluciné par la drogue, ils se tenaient debout aux côtés de leurs propriétaires bourgeois. Eux, qui se pavanaient allègrement à leurs côtés.
Leurs grandes ailes traînaient souvent à terre, parfois déplumées, parfois tordues ou cassées, tandis que leurs dos courbés leur offraient l'unique vision du parquet. Parfaite soumission infligée par la main de l'Homme.
De leurs protégés d'antan.
Ironie du sort ?
Les anneaux lumineux qui surplombaient leurs chevelures claires, en lévitation, brillaient bien moins que la lueur qui s'échappait des vastes lustres en cristaux. Leurs peaux pâles, quant à elles, étaient parfois zébrées de croûtes. Parfois pas. Ou criblées de cicatrices ; parfois pas. Tout dépendait de l'humeur du propriétaire.
Certains étaient habillés, d'autres non : les anges ne représentaient que des bêtes de luxe, aux yeux des Humains. Que des signes de haute richesse. Ce qu'ils étaient, aux miens, des maîtres ancestraux que je vénérais malheureusement autant qu'ils souffraient.
Et cela me fendait le cœur. Cela me martelait le crâne, me rongeait les sangs, échauffait ma peau d'une rage parfois difficilement contenue... Mais, je ne pouvais qu'attendre de m'enrichir davantage afin d'espérer faire bouger les choses. Du haut de mes deux mètres de hauteur, je ne pesais pourtant pas bien lourd face à l'immensité de Crickets Hill : berceau de l'Humanité et modèle planétaire.
- Ëlen chéri ? me héla l'une des nobles de la ville, assez couverte de bijoux pour camoufler la couleur de sa peau artificiellement bronzée.
À vrai dire, les anges n'étaient pas tombés du ciel.
J'attrapai une coupe de champagne remplie à ras bord, que je vidai d'un trait.
Les anges avaient été arrachés du ciel.
***
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