La Saint Ëlen
J'ouvris les yeux en sursaut.
Ma main agrippa le bras qui me touchait. Sur le qui-vive, je mis un temps à identifier le visage qui me fixait. Ces traits raffinés ne pouvaient qu'appartenir à un ange. Des anglaises blanches jaillissaient du haut de son crâne, titillant ses hanches pleines et s'accordant à son teint de porcelaine. Elle s'était immobilisée, une main sur mon pantalon, l'autre prisonnière de ma poigne.
Cinq secondes s'écoulèrent, durant lesquelles confusion et analyse se renvoyèrent l'ascenseur.
— Excuse-moi, finis-je par marmonner.
Je la relâchai puis me laissai choir sur le lit.
Une horloge pulsait, sa respiration se tranquillisait, une chasse d'eau s'ébrouait, tandis que le ronron habituel des voitures retentissait en arrière-plan.
Je tentai de rassembler mes souvenirs, de me rappeler à quel moment – et surtout comment – Sylla avait pu me rejoindre chez Longway, lorsque je réalisai que le plafond clair qui s'étendait au-dessus de nos têtes m'était familier. Le baldaquin aussi, d'ailleurs, au même titre que les deux tables de chevet qui encadraient la tête de lit.
J'étais chez moi. Du moins, à Crickets.
Elle fit glisser un bas de jogging de mes genoux à mes cuisses, timide, tandis que ses yeux d'argent m'épiaient sous ses longs cils blancs. Je le sentais, autant que l'objet froid et dur qui alourdissait ma poche gauche. En effet, bien que focalisé sur le lustre de cristal scintillant, je pouvais ressentir le trouble qui l'envahissait.
Quelque chose m'échappait cependant. Impossible de mettre la main sur cet élément – peut-être important, peut-être pas – qui surgissait puis s'embourbait dans une vase mentale irritante.
Sylla prenait grand soin à ce que ses doigts n'effleurent pas le boxer qui me compressait. Son embarras colorait ses joues.
J'entrepris de la démettre de ses fonctions, lorsque la pièce manquante me fit l'honneur de compléter la mosaïque de mes souvenirs.
— Est-ce que tu vas bien ? Comment te sens-tu ? As-tu mal quelque part ? m'enquis-je tout à coup : réaction qui fit écho au déclenchement de l'alarme.
De brèves images me mitraillèrent les rétines, toutes diverses, toutes violentes, toutes teintées par cette même palette cramoisie due à l'hémoglobine. Une main en sang, un ventre ouvert, un fusil, des balles...
Comment diable avais-je pu survivre ?
L'ange m'adressa un regard circonspect, posa une paume sur mon front puis m'allongea en douceur. Mon rythme cardiaque s'était accéléré, frénétique. Ma tachycardie n'était pas anodine, elle révélait une inquiétude liée au bien-être de l'ange et aux bribes mnésiques éparpillées.
— Moi aller bien.
En effet, elle se portait comme un charme. Pas d'égratignure, pas d'hématome, pas même une trace de sang.
— Laisse, Sylla, je vais m'en charger. Merci, murmurai-je en me redressant sur les coudes.
J'étais torse nu, une blessure horizontale s'étendait de part et d'autre de mon abdomen. Ses bords irréguliers avaient été nettoyés et rapprochés à l'aide d'un fil sombre. On m'avait recousu. Je portais une main à l'arrière de ma cuisse et ne tardai pas à sentir ces mêmes cordages rigides. Quelque chose m'encombrait également au niveau de la tempe. Un bref toucher m'indiqua la présence d'un pansement. Mis à part cela, je ne ressentais pas la douleur. Pas même un tiraillement.
Sa petite main s'abattit sur mon torse, m'astreignant à cette maudite position allongée. Pour ma plus grande frustration, j'endossais le rôle de l'enclume. J'étais l'alité qu'il fallait veiller.
Rageur, je réitérai l'action, mais retrouvai aussi sec le chemin du matelas.
— Couché, m'ordonna-t-elle avant de lutter pour passer le vêtement sous mes fessiers, alors que je me relevai, buté.
Sylla me maîtrisa une fois de plus. Un fauchage pur et simple de mes avant-bras suffit.
— OK, cédai-je.
À défaut de pouvoir la décharger, je m'évertuai à relever le bassin dans l'optique de lui faciliter l'accès à mes hanches.
Une odeur particulière émanait de ma peau. Il s'agissait du genre de parfum industriel bourré d'extraits chimiques, que l'on utilisait lors de bains savonneux. Lorsque l'idée m'effleura l'esprit, je pris conscience de l'humidité de mes cheveux. Ils imbibaient la taie d'oreiller.
— Tu m'as lavé.
— Oui.
Sylla posa une main sur mon buste, tandis que l'autre prit une compresse posée sur la table de chevet. Munie du morceau de coton stérilisé, elle le badigeonna d'antiseptique et nettoya la plaie. Ses cheveux s'attardèrent sur ma peau, aussi doux que du satin, pendant qu'elle s'activait avec minutie. Yeux plissés, lèvres pincées, elle emporta toute trace de sang ou saleté qui polluaient la déchirure.
Je ne ressentis aucun mal.
— Tu n'es pas obligée de...
— Toi toujours être aussi têtu ? me coupa-t-elle.
Interdit, je l'observai me panser. Elle ne m'adressa pas un regard durant la courte durée de l'opération.
— Oui, toujours, répliquai-je, lorsqu'elle déroula une longue bande de gaze.
— Moi aider toi, comme toi aider moi.
— Je n'exige rien de t...
— La ferme, Ëlen.
Je la dévisageai avec des yeux ronds. Son timbre, d'un naturel chantant, voire innocent, jurait avec la dureté de ses propos. La vision aberrante de Mickey fumant un joint en compagnie de son ami Donald m'aurait probablement moins choqué. En fait, j'en étais persuadé.
Au bout de trois secondes de stupéfaction, le bruit de la chasse d'eau m'interpella et je me détendis.
— Quickly est ici, n'est-ce pas ? la questionnai-je, conscient de la présence indiscrète du loup derrière la porte close. Son influence est néfaste, je te conseille de limiter tes contacts avec lui.
« La ferme, Ëlen ». J'étais encore sous le choc.
— Calme tes ardeurs, l'ancêtre ! s'exclama-t-il en faisant irruption dans la chambre, persuadé de me prendre en flagrant délit. C'est la langue des jeunes, t'es hors circuit.
Vêtu d'un baggy rouge et d'un débardeur blanc, ses épaisses chaînes dorées cliquetaient. Il revêtait un bonnet dont la teinte s'accordait à ses accessoires ainsi qu'à sa boucle d'oreille scintillante.
Brittany, sa compagne – dont je me passerai de commentaire –, en raffolait.
— Quand on parle du loup...
— Elle est bien bonne celle-là, tiens.
— Je n'en suis pas peu fier.
Un silence retomba. Il emporta avec lui mon sourire et souligna la fausse gaieté du jeune loup. Le piètre acteur croisa les bras. Il le fit, comme s'ils avaient le pouvoir de camoufler sa terreur.
Il examina ma blessure. La lueur malicieuse qui brillait dans ses yeux luttait contre des ténèbres boulimiques.
Ils me renvoyaient l'image d'un estropié.
— T'as failli déserter le champ de bataille, l'ancêtre, résuma-t-il en relevant difficilement le menton.
Je déviai le regard vers l'extérieur. Sylla s'était faite silencieuse, spectatrice de l'échange embarrassant.
— Épargne-moi la séquence émotion, c'est bon, j'ai compris.
— Je ne suis pas émotionné là ! se renfrogna-t-il, en faisant de grands gestes brachiaux qui accaparèrent mon champ de vision latéral. J'ai l'air émotionné moi ? s'exclama-t-il en haussant le ton. Sylla, tu entends ça ? Genre moi je suis... tu sais quoi ? Ça me dégoûte. Ouais, ça me dégoûte ! En fait, tu me dégoûtes ! Je suis dégoûté du dégoût lui-même ! Tu entends ça, cheftaine ? Dégoûté.
— Ta voix part dans les aigus, c'est gênant.
— Va te faire mettre, Ëlen !
Je déglutis.
Les vitres reflétaient la lueur sélène. Bientôt, la lune serait pleine, instigatrice d'une nuit ponctuée d'irritabilité et d'affrontements qui auraient raison de nos consciences d'Hommes. Les âmes louves qui cohabitaient avec notre part humaine allaient régner en maîtresses. Mais ce ne fut pas pour cette raison qu'un tremplin visqueux s'étira dans ma gorge. Ni ce pour quoi mes battements de cils redoublaient en nombre ou que mes inspirations s'approfondissaient. Je fuyais comme la peste ce genre de moment inconfortable, ceux avaient le pouvoir de dénuder l'âme.
Reprenant contenance, je m'éclaircis la gorge :
— Un câlin ? le taquinai-je.
Il m'adressa un doigt d'honneur, mais prit une profonde inspiration.
— T'en vas pas, merde...
— Je t'aurais légué Sally.
Cette fois-ci, il rit. Ce n'était pas l'amour fou – comme qui dirait – entre mon assistante en chef et Quickly.
— T'aurais dû voir sa tête quand j'ai débarqué dans son bureau pour lui demander où tu étais ! s'émerveilla-t-il.
— Et Longway ? m'enquis-je soudain.
La paume de Sylla me repoussa sur l'oreiller. Je remarquai alors, étonné, qu'elle arborait l'une de mes chemises. Pas besoin de préciser qu'elle y nageait, ni qu'elle lui faisait office de robe.
À quoi bon lui avoir acheté des vêtements ?
— Relaxe, j'ai brûlé son appart', m'apprit-il en s'adossant au mur. En fait, après notre charmante discussion, j'ai foncé chez toi pour te raisonner, mais la porte était barricadée. Je l'ai forcée et, bingo, une alarme s'est déclenchée ! Évidemment, elle a affolé la demoiselle qui dormait à poings fermés, poursuivit-il en adressant un clin d'œil à l'ange. Bref, je me suis enfui avec elle pour faire un saut à ton cabinet. Sally et moi nous sommes chaleureusement entretenus, comme toujours. (L'ironie berçait le ton de sa voix) Elle m'a donné l'adresse de Longway, pendant que Sylla m'attendait dans la voiture. Dans son appart', nous sommes tombés sur une jolie petite blonde pétrifiée. Elle phasait devant le bureau de Longway. Sur le coup, je ne savais pas trop quoi faire. Quoi gérer en priorité, entre la mise en scène de The Walking Dead et l'humaine choquée ? Elle n'avait même pas réagi à notre venue ! D'ailleurs, je suis presque sûr que c'est ce qu'on appelle un état de choc, ou stress post-traumatique, un truc du genre... 'fin. En tombant sur ce foutoir, j'ai fait péter l'allumette. Ensuite, j'ai recontacté ma très chère Sally pour lui dire que la femme de ménage de Longway a fait une connerie : elle a oublié d'éteindre le gaz. Heureusement, toi et la jolie petite blonde étiez dans la cage d'escalier lorsque Longway a utilisé le briquet pour allumer son cigare. Pour info, la fille te poursuivait pour te demander un autographe. Boum ! L'appart' a flambé. Comme tu n'étais pas loin, tu as eu quelques séquelles. Du coup, tu seras un peu absent de la scène médiatique dans les prochains jours, le temps de ta convalescence.
— Sympa pour la fille, commentai-je.
— Beh, comme je te l'ai dit, je ne savais pas trop quoi faire d'elle, alors elle est dans le salon. Faut pas trop m'en demander, non plus.
Je poussai un long soupir de soulagement, en dépit du témoin qui patientait dans la pièce adjacente.
Il traversa la pièce pour se jeter sur le lit, où il s'allongea de tout son long.
— On est pénards. Ça veut dire : on est tranquille, miss, expliqua-t-il à l'ange, qui tentait de décrypter le mot.
— Ne retiens pas cela, Sylla. Par pitié, geignis-je.
— Pénards ? répéta-t-elle. On. Est. Pénards. On est pénards ? articula-t-elle sous les encouragements du fautif, tout sourire.
— Au top, la congratula-t-il. Les temps ont changé, vieille branche ! s'esclaffa-t-il en me défiant du regard. Vive la chair fraîche !
Il se pencha au-dessus de moi pour tendre sa paume à Sylla qui, confuse, l'observa sans trop savoir comment réagir. Il lui attrapa le poignet puis lui indiqua la marche à suivre. L'instant d'après, les voilà qui s'entrechoquaient joyeusement les mains.
— Moi avoir dix fois ton petit âge, l'informa-t-elle soudain.
Elle se releva, mine de rien, pour se servir dans une armoire. Une fulgurante douleur se manifesta au niveau de l'incision abdominale, que je m'appliquai à encaisser, dents serrées. Elle s'atténua fort heureusement lorsque Sylla se rapprocha de moi. Elle revint équipée d'un tee-shirt ample, dont elle fit passer l'encolure autour de mon crâne. Je la priai de me laisser faire, mais, là encore, le peu de force que j'avais récupéré ne me permit pas de lui tenir tête. Sa peau brûlante entra par inadvertance en contact avec mon visage. Quatre fois. Chaque fois, elle s'empressait de la retirer, et chaque fois, la douleur s'évanouissait.
Sylla avait un effet anesthésiant.
— Quoi ? s'étrangla Quick.
Personnellement, cela ne m'étonnait pas le moins du monde. Les anges ne faisaient jamais leur âge.
— À l'aide !
Nous tournâmes d'un commun accord nos têtes vers le salon, caché par le mur qui cloisonnait ma chambre.
— Au secours, par pitié ! s'égosilla la voix de femme. Aidez-moi !
— Ah, les problèmes... soupira Quickly avant de bondir sur ses pieds.
Il disparut dans le couloir et je me pinçai l'arête du nez. Un nouvel inconvénient venait de s'ajouter à l'interminable liste d'ennuis. Sylla entreprit de lui emboîter le pas, avant que je ne la retinsse par le poignet.
Les cris cessèrent.
— Non, Sylla. Aucun Humain ne doit te voir pour le moment.
Il allait de soi qu'elle ne pouvait pas assister à la scène, étant donné qu'un ange se devait d'être si assommé par la drogue que son QI avoisinerait celui d'un légume. Un beau légume, soit, mais doté d'une psychomotricité ralentie, d'yeux vitreux et d'un sourire fantomatique. Le fait de se déplacer sans vaciller, d'exposer une peau plus ou moins nette ou un regard éveillé, ne correspondait pas à la condition angélique. Du moins, pas à celle qu'avait imposée l'Homme d'aujourd'hui. Sylla se tenait en trop grande forme. Elle pouvait même sembler satisfaite.
Elle s'attarda sur ma main puis hocha la tête.
Mon ange-gardien m'aida par la suite à me redresser, ce qui me vola une grimace embarrassée. La consistance de mes jambes s'assimilait à celle du coton. Ce fut hanté par cette sensation désagréable, celle que mes membres inférieurs pouvaient se tordre à tout moment, que je gagnai le salon d'un pas vacillant.
Les cris se réitérèrent. Ils furent suivis de heurts, de raclures, de grincements et frottements révélateurs d'une rébellion motrice. Quickly devait en voir de toutes les couleurs.
Lorsque je fis irruption dans la pièce, aussi droit et impassible que possible, deux silhouettes monopolisèrent mon attention. Elles se débattaient sur le canapé, qui reculait par à-coups.
Les cris laissèrent place à des hurlements. Mon ami s'efforça de les atténuer.
Elle m'avait vu loup. Elle m'avait vu inhumain, couvert d'une substance malodorante : les restes de son patron. Elle m'avait vu lui arracher la gorge, répandre son sang verdâtre.
J'étais un monstre.
J'étais un monstre, mais je savais comment régler cette affaire. Sans recourir à la violence, aux menaces ou que sais-je encore d'incompatible à mes principes fondamentaux. Il ne me fallait qu'un stylo, un bloc de papier spécial et beaucoup de chiffres. Ce fut d'ailleurs ce que je visai avant même de croiser son regard. Là-bas, dans ce meuble.
Les protestations redoublèrent en puissance, tandis que je grimaçai, dos à l'intruse, sujet aux élancements. Mâchoire serrée, j'ignorai mon handicap et fis volte-face. Elle me dévisageait. Elle avait peur. Elle refoulait autant qu'elle accueillait la pensée impensable. Oui, Bradury Junior était différent. Il n'était pas seulement Humain ; il était un monstre.
Un criminel.
Son corps gesticulait, toutefois contrôlé par l'étreinte de Quickly, qui avait noué ses longs bras autour de son thorax.
Elle avait pleuré, ses yeux rougis en témoignaient. Il fallait croire que la jeune femme témoignait de beaucoup de choses. Peut-être trop, justement.
En apparence impavide, j'entrepris de l'approcher. L'Humaine s'égosilla à s'en effilocher les cordes vocales. La torture mentale persista lorsque je m'assis face à elle, sur la table basse, avant d'appuyer nonchalamment mes coudes sur mes genoux.
À défaut de l'inviter au silence, Quick la maintint assise et encaissa ses coups de pieds et de poings hasardeux.
Je patientai dix secondes. Elle refusa de me regarder : sa tête s'orientait préférentiellement vers le plafond.
Je finis par délivrer la montre des profondeurs de ma poche afin de la consulter, amimique. Émotion rimait avec faiblesse. Il s'agissait d'un mot à bannir du langage des affaires.
Cinq secondes supplémentaires s'écoulèrent. Elles me permirent de faire défiler la liasse de papiers du bout du pouce, trois fois. Le doux froissement atténua quelque peu ses débordements.
J'agitai le monticule de feuilles, elle posa un œil sur le chéquier.
— Combien pour ton départ de Crickets Hill et ton silence ?
Elle se tut. J'esquissai un sourire immotivé.
Son thorax s'abaissait puis s'élevait aussi vite que les battements d'ailes d'un colibri. Pourtant, ses traits s'adoucirent. Ils contrastèrent avec la raideur manifeste de ses membres. Ses prunelles hallucinées ne quittaient pas le chéquier, ne disparaissaient plus sous ses paupières. J'eus l'impression de soulever une caverne d'Ali Baba miniature ou, de façon plus terre à terre, le pendule d'un hypnotiseur.
Je rabattis la couverture cartonnée, puis approchai la pointe du stylo de l'encadré destiné à me dépouiller.
Ceci fait, j'arquai un sourcil.
Du coin de l'œil, j'entraperçus la sidération de Quickly. Naïf, il dévisageait la jeune femme auparavant hystérique. Oui, mon cher ami, il s'agissait bel et bien de la même. La terreur s'était muée en envie. Elle s'était tranquillisée en une poignée de secondes. Si vite, et de façon si inattendue, que Quickly faisait encore le va-et-vient entre ses bras inutiles et l'agneau qui battait des cils devant le vilain loup-garou.
Émotion égale faiblesse.
Lorsque l'on parlait argent, il valait mieux s'en départir.
Elle se rassit sagement. Sa main osa même replacer une mèche folle derrière son oreille. Nous aurions pu prendre le thé.
— Un million ? murmura-t-elle.
— Cent milles ce soir. En échange de ton silence, tu recevras le reste de la somme chaque trimestre, à compter de cet instant. Tu n'as rien vu, rien entendu ou ne serait-ce que senti d'anormal chez Longway. Tu m'as suivi dans la cage d'escalier pour me demander un autographe. Coup de chance : nous avons échappé à l'explosion déclenchée par une regrettable fuite de gaz. Cette fuite, tu en es la responsable. Tu souhaitais faire à manger. C'est pour cette raison que tu vas quitter la ville. Pas d'entourloupe. Il serait fâcheux de perdre un tel revenu, ne penses-tu pas ?
Ses doigts crochetèrent le cuir du canapé.
Bizarrement, je n'étais plus si monstrueux. L'argent n'était-il pas la clef de l'Humanité ? Question absurde. Pourtant, à Crickets Hill, la réponse était évidente : oui. Il pouvait vous transformer en n'importe qui, n'importe quand, tant que vous en possédiez assez.
— Je serai aussi muette qu'une tombe, monsieur Bradury Junior, proclama-t-elle en se mordillant la lèvre.
Son regard était vissé sur le chéquier.
— Ton nom ?
— Jennifer Lenz, monsieur.
Elle recueillit le rectangle de papier comme s'il s'agissait d'un oisillon blessé.
— Ravi d'avoir fait affaire avec toi, Jennifer Lenz.
Elle serra sans hésitation la main que je lui tendis, se releva, puis me laissa le soin de la guider jusqu'à la sortie. Comme si de rien était. Je me positionnai devant la baie vitrée et l'observai dévaler les marches de l'immeuble, tout en chantonnant. Elle brandissait le bout de papier décoré d'une multitude de zéros, tel un diplôme universitaire.
Mon fidèle ami, lui qui avait encore foi en l'Humain, n'avait pas bougé. Il ne se permit pas même un trait d'humour.
— Règle numéro un, Quick : ne jamais sous-estimer le pouvoir de l'argent.
***
Je sentais mes chairs s'étirer. Elles souhaitent se refermer. Malgré mon désir de reprendre des forces, je me tournai et me retournai dans le vaste lit, en proie à la douleur.
Quickly occupait l'une des chambres d'ami, à l'instar de Sylla.
Il faisait nuit, la lune éclaircissait mes paupières, contribuant à retarder l'apparition d'un sommeil réparateur.
Enfin, bien plus tard, je m'endormis. Je ne sus à partir de quand, mais une sensation confortable m'étreignit et me poussa dans les bras de Morphée.
Au cours de la nuit, alors que je m'agitais, le dos de ma main effleura une texture douce et chaude. Il s'agissait d'un être vivant, à en juger par les soubresauts qui la mobilisèrent.
J'ouvris les yeux. Un bras monopolisait mon champ de vision.
Une analyse plus poussée me permit d'identifier le visage de Sylla, tourné vers les vitres. Son pied effleurait mon mollet, je ne ressentais plus la douleur.
Je me dressai sur un coude et constatai qu'elle ne dormait pas. Ses paupières étaient rabattues. Mais ses yeux libéraient un liquide translucide, qui roulait sur ses joues et se nichait dans son cou. Sylla pleurait. Les traces de sa tristesse scintillaient, parant ses iris de paillettes lumineuses. Chaque battement de cil accélérait le processus.
J'étais allergique aux pleurs. Car Leïka pleurait, Isis avait pleuré, et j'avais moi-même pleuré toutes les larmes de mon corps, confronté à la souffrance de l'une et à la mort de l'autre.
Ces infimes quantités d'eau salée détruisaient.
— Sylla ?
Elle tressaillit, tourna la tête puis baissa les yeux sur les draps. Je devinai qu'elle s'assurait du maintien du contact physique.
— Toi avoir mal ? chuchota-t-elle, sourcils froncés.
Une main glissa sous mon tee-shirt, atteignit la blessure. J'attrapai son poignet pour le reposer sur le matelas.
— Qu'y a-t-il ?
D'un bref geste de la main, je rapatriai les mèches qui entravaient ma vision à l'arrière de mon crâne, tandis qu'elle fixait mes prunelles. Elles étaient dotées d'une certaine fluorescence, la nuit.
C'était pourquoi je sortais avec des lunettes de soleil, le soir.
— Faim, souffla-t-elle.
Elle passa une main fébrile sur son ventre.
J'écarquillai les yeux.
— Comment faut-il que je m'y prenne ? m'enquis-je en me redressant déjà au bord du lit, passant outre ces fichus tiraillements, afin de le contourner et m'accroupir devant elle.
Elle m'observa, stupéfaite. Mais quel imbécile ! Des grognements naquirent au creux de ma gorge, témoignage d'une autoaffliction que je ne fis même pas l'effort de contenir.
— Toi énervé parce que...
— Parce que je suis un abruti de première. Que faut-il que je fasse ?
Un long silence s'abattit sur nos têtes. Elle esquissa un sourire hésitant et... horriblement compatissant. C'était peut-être ma fête, ce jour-là. Quelque chose m'assurait cependant qu'il n'existait – et n'existerait probablement jamais – de Saint Ëlen.
Accroupi, j'enrageai, m'efforçant malgré tout d'attendre les instructions nécessaires à la satisfaction de sa faim. Mes cheveux tombaient devant mes yeux, se liant à mes cils.
J'eus envie de les arracher, j'étais trop énervé.
Ma grande taille élevait mon visage à hauteur du sien, en dépit du fait qu'elle fût encore perchée sur le lit.
— Sylla pas avoir mal, Ëlen, débuta-t-elle d'une voix douce. Quand ange avoir faim, larmes quitter son corps.
Et voilà qu'elle tentait de me consoler. Je grimaçai.
— Anges pleurer quand dénutris. Et anges dénutris quand Hommes pas bons, poursuivit-elle de sa voix chantante, presque lyrique.
Lorsqu'un ange pleurait, ce n'était jamais bon signe.
Elle renifla puis s'adossa à la tête de lit, une jambe nue pendant à la frontière du matelas et du vide, l'autre allongée sous les draps défaits. Peut-être avait-elle fini par comprendre que ses explications n'amoindrissaient en rien l'ampleur de ma colère ?
— Toi devoir diriger prière vers les autres, pour les autres. Prière venir du cœur.
— Bien.
Je m'agenouillai et pris ses petites mains dans l'étau des miennes. Il ne m'était pas difficile de prier pour les autres. Je passais mon temps à m'y risquer, il fut un temps, lorsque le Paradis n'avait pas encore recueilli l'âme de ma femme.
Je fermai les yeux puis murmurai :
— Entités bienveillantes issues des Cieux, vous qui veilliez à ce que le Bien se répande jusqu'aux cœurs des plus sceptiques, faites que le pain ne manque jamais aux estomacs vides ; faites que l'Amour ne soit jamais relégué au nom de «souvenir», faites que l'Homme se bonifie ; faites qu'il redécouvre ce pour quoi vous l'irradiez d'un Amour sans borne. Pardonnez-nous nos innombrables offenses. Amen.
Lorsque je rouvris les yeux, de fins bracelets de lumière couraient le long de ses bras, atteignirent son épaule, encerclèrent son cou puis atteignirent l'entrouverture de sa bouche sous forme de jet luminescent, qui s'y déversa au compte-gouttes. Le trajet emprunté par la nourriture immatérielle dévala son œsophage, dont la lueur brillait sous sa peau, afin de gonfler ce petit ventre repu. Sylla s'était affalée sur un coussin, les yeux mi-clos, et souriait d'aise à mesure qu'elle se rassasiait. Ses iris, d'un habituel clair, arboraient une teinte blanche éclatante.
Enfin, la lumière se centralisa au niveau de son abdomen puis disparut.
— Merci, Ëlen, chuchota-t-elle alors que je regagnai ma place, encore halluciné par le spectacle chimérique qui s'était déroulé sous mes yeux. Toi avoir grand cœur.
Elle aplatit sa paume chaude sur mon avant-bras.
Je demeurais silencieux, allongé sur le dos. Sur le côté, la silhouette de Sylla paraissait si frêle, si fragile, ainsi emmitouflée dans mon tee-shirt. Vêtement qu'il me semblait d'ailleurs avoir mis à laver...
— Pourquoi refuses-tu de porter les vêtements que Quickly et moi t'avons achetés ? Ne sont-ils pas à ta taille ? Ne te plaisent-ils pas ?
Étant donné qu'elle ne répondit pas, je tournai la tête afin d'analyser son expression. Sylla faisait la moue. Ses jambes étaient repliées sur son buste et elle avait glissé un bras entre sa tête et l'oreiller.
— Moi sensible aux odeurs.
J'arquai un sourcil.
— Toi sentir bon.
Je méditai sa réponse, pris de court.
— Mon odeur te détend ?
— Oui.
— Souhaites-tu que je sue dans tous les vêtements que nous t'avons achetés ?
— Toi faire humour ? s'étonna-t-elle.
Elle porta très sérieusement sa main à mon front.
J'en éprouvai une vague gêne. Voilà un moment que je n'avais pas partagé ma couche avec quelqu'un.
Je me gardai bien de verbaliser mon embarras et m'efforçai de ne pas prêter attention à cette main qui agrippait mon bras.
— Je serais mort, si tu ne m'avais pas soigné, devinai-je sans l'ombre d'un doute. As-tu des notions chirurgicales ?
— Moi bien connaître anatomie humaine... marmonna-t-elle.
Un énième silence retomba : consterné pour ma part – c'était à moi de la protéger, et non l'inverse –, mais simplement ensommeillé pour la sienne. Sa respiration ralentit.
— Merci.
— Ëlen dormir, soupira-t-elle.
Une demande de connexion mentale réfréna mon désir de suivre sa recommandation.
— Il est temps, Ëlen, déclara la voix caverneuse de Sweety.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top