Blessures de guerre

La lame gelée perfora ma peau. Mon large cou pivota vers la plaie, afin que je pusse en estimer la gravité. Élevée : la quasi-totalité de la main du démon disparaissait sous mon pelage. L'affront était tel, qu'il me contraignit à abaisser les pattes arrière.

Il m'avait eu. Il m'avait blessé.

Effaré, je tentai de ramper.
C'était bien la première fois qu'un démon inférieur parvenait à me toucher, ne serait-ce qu'à m'effleurer volontairement.

Un couinement de douleur m'échappa et, instinctivement, mes griffes raclèrent le sol. Le sang visqueux qui s'y était accumulé me donna l'impression de patiner.

Sans patins.

Et avec les coups en plus.

— Ëlen ! s'écria la voix grave de Sweety.

Les muscles de ma cuisse se crispèrent autour de l'arme, si bien qu'ils se paralysèrent et générèrent un élancement fulgurant dans l'ensemble du membre. Le démon fouillait l'entaille, les autres me battaient, me griffaient, m'agrippaient, me plantaient, tandis que les balles pleuvaient. Certains se retrouvaient à terre. D'autres pas. Et je me débattais. Mais plus je luttais, plus j'agrandissais la plaie sanguinolente. Plus je me battais, plus ma détermination flambait. Cette prise de conscience permit au reste de mon corps de s'activer comme une furie. Il se démenait, envers et contre tout, malgré la lacération d'un pieu le long de mon flanc. Malgré les morsures abominables qui me déchiraient la peau.

Touché, coulé. C'était la dure loi qui régissait notre milieu. Il suffisait qu'un démon vous blessât pour que votre vie soit mise à mal.

Mais je ne pouvais pas me permettre d'y rester. Pas alors que l'espoir avait frappé à ma porte ! Enfin !

Une décharge pulsionnelle me parcourut tout entier, redressant l'essentiel de mes poils en lignes droites. Je n'allai pas mourir. L'heure de ma fin n'avait pas sonné.

Un rugissement fit vrombir ma gorge. L'instant suivant, mes crocs entaillèrent, percèrent et déchiquetèrent. Je n'avais jamais autant grogné, autant dépensé d'énergie en si peu de temps.

En trois minutes. Le tic-tac qui résonnait depuis le manteau ne m'avait pas échappé. Ni à cet instant, ni au début des festivités. Par-dessus les rires, les cris d'agonie et les pleurs, la trotteuse argentée parvenait toujours à capter mon attention.

Tic. Tac, chant entêtant.

Un cercle de sécurité se forma autour de moi. Et, mis à part quelques membres éparpillés, cadavres cloqués ou couverts de pu, rien d'autre n'osait le pénétrer.

Des filets de liquide noir gouttaient de mon pelage.

Soudain, deux grosses bêtes jaillirent de la périphérie de ma vision. L'une brune, l'autre grise, elles écrasèrent les démons qui gênaient leur réception. Sweety était incontestablement impressionnant. Sa musculature, monstrueuse, se devinait sous ses courts poils bruns. Un simple coup de queue de sa part pouvait propulser sa cible à plusieurs mètres de hauteur. Un heurt provoqué par sa grosse tête causait l'évanouissement de sa victime.

Sweety était sans pitié. Les têtes pleuvaient.

Un tsunami de liquide noirâtre envahit le bar, salissant pour de bon la vaisselle non-aseptisée. Nous n'avions jamais été aussi sales. Quelques boyaux infusaient dans la concoction peu ragoûtante, ce qui ne parut pas dégoûter plus que cela l'Ancien. Car il en rajoutait. Encore, et toujours, il décapitait et démembrait sans vergogne.

Papy était agile. Le pseudo vieillard se servait de la fureur des démons pour s'abaisser au moment adéquat et provoquer un double meurtre sans se mouiller. Quelques morsures au niveau des jambes suffisaient, lui qui n'était ni grand ni imposant. Il savait toutefois sauter très haut. Assez pour pouvoir percer un crâne dans les airs et se servir des trous comme d'une prise. Il faisait ainsi tournoyer sa victime, jusqu'à ce qu'elle s'assommât, elle et tous ceux qu'elle envoyait valser.

Mes pattes avant se replièrent d'elles-mêmes et je chus d'un bon mètre trente. C'était... surprenant.

Je n'avais pas l'habitude d'être blessé.

Mon œil me faisait encore souffrir, néanmoins pas suffisamment pour qu'il constituât une gêne. Ma vue était fonctionnelle, c'était tout ce qui comptait. J'étais malgré tout bon pour rendre visite au médecin de la meute. Ce-dernier faisait aussi bien fonction d'ophtalmologiste, que de chirurgien, dentiste, dermatologue, podologue, psychomotricien, kinésithérapeute, pharmacien, stomatologue, psychiatre et j'en passais. N'étant pas doté d'une physiologie similaire à celle d'un Humain normal, un médecin de Crickets Hill se serait empressé de contacter les services spécialisés dans l'extraterrestre. J'aurais fini en rat de laboratoire.

— Hé ! Ëlen ! (Je redressai la nuque) Je n'ai plus aucun vêtement classe ! Ne me demande plus de me vêtir pour exterminer ces vermines, se plaignit Papy en s'accroupissant devant moi, un lambeau de veste en main. Avec quoi vais-je sortir en boîte de nuit, maintenant ?

Tu appelais cela du style ? répliquai-je mentalement.

Ils avaient tous les deux repris forme humaine. Plus aucun signe de vie ne se manifestait autour de nous. Plus de vie démoniaque.

Je fermai les yeux. Mon corps se mit à rétrécir, tandis que les poils qui réchauffaient ma peau se virent aspirés par mon organisme.

Allongé sur le ventre, j'osai à peine affronter le regard de mes coéquipiers. J'avais fauté.

— Je l'emmène au Doc, déclara Sweety.

Une grosse main m'agrippa les chevilles.

— Je dois veiller sur l'ange.

Sweety n'en fit qu'à sa tête. Il attrapa ma jambe saine, le bras homolatéral, me souleva et me cala sur son épaule. L'atterrissage me coupa le souffle. Depuis ma hauteur, je pus constater que le bar était saccagé. Les cadavres s'enchâssaient, aucun meuble n'avait été épargné et les morceaux de chairs gisaient dans leur liquide biologique.

Ma cuisse droite me brûlait. Impossible d'envisager la marche sans courir le risque d'aggraver la blessure. J'étais donc condamné à me faire brinquebaler par le géant.

— Brûle-moi ça, Papy, lui demandai-je depuis l'épaule de Sweety.

Nous procédions toujours de la même manière afin d'effacer les preuves du RAID. Imparable. Il était cependant bien plus simple de s'en charger dans une rue déserte et plongée dans la pénombre. Cette affaire ne remontera jamais jusqu'à nous.

Le pseudo vieillard acquiesça. Ses cheveux gris, mi-longs, s'agitèrent quand il hocha la tête. Puis il disparut à l'intérieur.

— Tu te rouilles, Ëlen.

Ceci dit, le loup-garou qui me transportait posa un pied nu sur le trottoir.

Une odeur de gaz imprégnait déjà l'air.

La démarche singulière de Sweety me bousculait de haut en bas, soulignant ses déhanchés. Ses proportions inconcevables lui permettaient de me maintenir à l'aide d'un seul bras. L'autre transportait les deux armes, ainsi que mes affaires. Sales. Froissées.

La montre avait été la première chose dont il s'était soucié.

— Je suis préoccupé.

Perfectionniste, ce genre de fiasco avait le don de me mettre en rogne.

— C'est Leïka ? s'enquit-il en longeant le trottoir, éclairé par le feu qui léchait peu à peu la façade du bar.

Papy aspergeait le bâtiment avec des bouteilles d'alcool.

— Leïka, c'est permanent.

Je me demandais ce qu'aurait pensé un Humain. Deux grands gaillards, nus, dont l'un faisait office de sac de pommes de terre à l'autre. Ce n'était pas commun. Nous passions tellement de temps à errer dans les bois, à alterner nos formes, que la nudité faisait partie de nos habitudes. Ce n'était pas gênant, ni même choquant. Nous avions d'ailleurs une fâcheuse tendance à oublier que les autres, les Humains, les normaux, n'avaient pas à sacrifier leurs vêtements à chaque transformation.

— Te rends-tu compte que je n'ai pas consulté mon agenda depuis le début de la journée ? repris-je.

Il s'arrêta net.

— Tu es malade ? C'est grave ? Ça fait combien de temps que tu couves cette cochonnerie ? Et tu ne me dis rien ! s'enflamma-t-il.

Je poussai un profond soupir.

— Continuons, Sweety.

Il le prit pour une réfutation, puisqu'il se remit en marche. Son changement de rythme provoqua des ascensions et rechutes émétisantes.

J'avais une approche très mesurée de la maladie. Le cancer ? Impossible de plaisanter sur ce sujet. Il signifiait Leïka. Cette évocation me tordit le cœur, comme chaque fois qu'on avait le malheur d'y faire allusion. Cela faisait pourtant deux ans qu'elle était atteinte. Deux pénibles années. Pourtant, le choc ne se dissipait pas. J'étais toujours aussi hagard de constater son état déprimant. Toujours aussi détruit, en croisant ce regard rongé par la maladie. Un regard insoignable.

Il me déposa devant la voiture. J'y pris appui pour me traîner jusqu'au coffre, à petits pas. La douleur était supportable. Pourtant, les blessures qu'infligeaient les démons provoquaient une douleur qui s'apparentait à celle d'une giclée d'acide sur une plaie ouverte. Plus ils étaient puissants, plus on trinquait.

Peut-être était-ce mon amour-propre, qui s'efforçait de la minimiser ?

Du sang s'écoulait en rideau à l'arrière de ma cuisse. Celui qui longeait mon flanc, à cause de la plaie laissée par le pieu, glissait sur une peau désormais saine. Guérie. Mes autres blessures s'étaient entre-temps refermées, ne laissant plus que quelques traces de sang en guise de souvenir.

Je m'habillai avec les vêtements de rechange repassés. Chemise blanche et baggy noir, je me vêtis chichement. Après tout, je n'étais ni d'humeur artistique ni de sortie.

Le loup-garou s'était tu pendant toute la durée de l'opération. Je sentais ses yeux marron, très clairs, presque jaunes, me fixer continuellement. Il avait titillé un point important, et son comportement me prouvait qu'il en avait conscience.

— Ëlen.

Un silence fit suite à l'appel, calme brisé par la fermeture du coffre. L'engin rutilant bondit, victime de mon agacement.

— Ëlen, insista-t-il plus franchement.

— Ne te fatigue pas, le devançai-je en boutonnant mon pantalon, sans le regarder.

Sweety ne savait pas s'excuser. Il savait se disputer, se battre, grogner, mais jamais reconnaître ses torts. Mais je ne pouvais pas en vouloir à sa maladresse. En fait, je ne pouvais tout simplement pas en vouloir à qui que ce soit. Il n'était pas maître du destin, pas décisionnaire des choix que ce même destin a injustement pris pour ma famille. Mon reste de famille. Mon reste malade, de famille.

— Je vais à l'appartement, avouai-je en toute neutralité. Veux-tu bien indiquer au Doc sa localisation ?

— Il n'aime pas mettre les pieds en ville.

Lorsqu'il parlait, on avait l'impression qu'un rouage mécanique se déclenchait au fond de sa gorge. Seulement, voix caverneuse ou pas, cette réponse décupla ma rancune envers la nonchalance qui planait sur la meute. Je le vrillai d'un regard peu amène, les poings si serrés que mes ongles en percèrent les paumes.

Beaucoup de sang avait coulé, ce soir-là.

— Il aimera qu'on la libère, cette ville ! Mais si personne n'y met du sien, si nous sommes les seuls à nous démener pour que les choses bougent, alors, oui, il pourra encore la détester longtemps ! Merde ! m'enflammai-je en shootant dans le pneu du véhicule.

Le frein gémit et la douleur s'accrut.

— N'hausse pas le ton avec moi, siffla l'Ancien.

Sa susceptibilité excessive me faisait une belle jambe !

Mais cette fatalité faisait partie intégrante de nos personnalités, à nous tous, loups-garous. Êtres avant tout façonnés par les dures lois de la nature. La bestialité inhérente à nos êtres comportait, en effet, autant d'avantages que d'inconvénients. La force, la longévité, la rapidité, oui, c'était bien beau ; mais comptons aussi l'ego, la sauvagerie et le combat en guise de communication. Nous nous battions bien plus souvent que nous verbalisions.

Parfois, je craignais que notre Humanité s'effaçât derrière le loup.

— Ne me dicte pas ma conduite ! répliquai-je aussi froidement.

Ishu enrageait. Non, vraiment, on ne lui dictait pas sa conduite.

Il était peut-être fort, mais celui vers lequel les loups se tournaient pour espérer se renforcer, pour apprendre de nouvelles techniques de combat, ce n'était pas lui. C'était moi. Ishu mourrait d'envie de le provoquer physiquement, mais ma partie humaine réfrénait ses pulsions. Ce n'était pas le moment de nous tabasser. Il fallait déguerpir.

Nous nous défiâmes du regard. Je le dépassais de dix centimètres, chose qu'il n'appréciait guère en cas de confrontation. Et si Papy ne s'était pas glissé entre nous, rompant de force notre joute visuelle, peut-être en serions-nous venus aux crocs. Comme deux abrutis shootés à la testostérone. Comme deux bêtes. Mais c'était plus fort que moi. La raison pouvait parfois faillir, se retirer pour me laisser respirer.

Et que c'était bon ! Parfois.

— Messieurs, débuta-t-il en me dévisageant, le dos tourné à mon adversaire. Ça suffit. Tirons-nous.

Je hochai la tête, évitai tout contact physique, récupérai mes affaires et entrai dans la voiture. À travers le pare-brise, j'observai les flammes s'élever dans le ciel et la fumée se mêler aux nuages.

— À demain, lâchai-je avant de claquer la portière et d'activer la commande automatique.

L'adresse préenregistrée de l'immeuble figurait sur le tableau de bord, renseignée par un tracé géographique rouge. Le temps de parcours s'illuminait en dessous. Et, comme toujours, c'était le détail qui me préoccupait le plus. Le temps.

Je sentais le sang se répandre hors de la plaie, salissant le siège et mon pantalon. Tachant le siège et mon pantalon. Cette constatation ne fit qu'accroître ma frustration.

Des sirènes ne tardèrent pas à évincer le calme. La lueur bleue des gyrophares se mêla, lointaine, à l'orangée du feu, au fur et à mesure que leurs hurlements électroniques s'amplifiaient. C'était le moment de détaler.

Je démarrai en trombe. Mes coéquipiers disparurent sous forme animale. La forêt ne se trouvait qu'à un kilomètre de là. Ils allaient vite atteindre la lisière ; question de secondes. Il ne m'en fallut d'ailleurs pas plus pour atteindre ma place de parking privée. Là, je sortis des lingettes de ma boîte à gants et m'en servis pour essuyer les traces de sang qui subsistaient.

Puis, franchement remonté, je me déplaçai à petits pas dans l'immeuble. J'y empruntai l'ascenseur sophistiqué, rejoignis le quinzième étage. Devant l'unique porte de mon palier, j'esquissai un sourire.

« Attention, chien méchant ». L'avertissement était inscrit en blanc, sur un fond rouge pétant. Petite blague de Quickly.

— Shy ? le hélai-je à travers la porte blindée. C'est moi.

La poignée se déverrouilla. Les pas d'un loup-garou ne s'entendaient pas, ils étaient bien trop discrets pour cela. L'adolescent affichait de larges cernes, ainsi qu'une touffe de cheveux en bataille. Ses yeux jaunes me dévisagèrent. Deux secondes, exactement, avant que le parquet devînt l'objet de son attention.

— Compliqué..., se contenta-t-il de murmurer.

— Je veux bien te croire...

J'écartai la porte.

Elle était attachée à une chaise. Une ceinture en soie violette attachait son buste au dossier. Mais ce qui m'étonna le plus fut l'absence de désordre. Chaque élément était rangé, aucune poussière sur la moquette, aucun bris de vase n'entachait le charme vintage de l'appartement. Tout était en ordre.

— Tu n'aurais pas dû...

Lorsque je me retournai pour le remercier, seul un mouvement d'air tiède témoigna de sa visite. La porte ne laissait paraître que la cage d'escalier et les battants de l'ascenseur. Il était parti. Shy ne parlait pas beaucoup, mais prenait toujours la peine de saluer avant de s'en aller. D'habitude.

Surplombés de longs cils blancs, les yeux argentés de l'ange me fixaient. Elle aussi, était cernée. Mais la façon dont elle inspira m'indiqua un léger progrès. L'être céleste ne tentait pas de briser ses liens. Elle se contentait de me toiser.

— Que lui as-tu fait ? soufflai-je.

Un tintement retentit sur ma gauche. Pris au dépourvu, j'observai, surpris, un morceau de porcelaine se détacher d'un vase puis se fendre sur le buffet. Un nuage poudreux s'étala sur le meuble. Je fronçai les sourcils, interdit. Trois secondes plus tard, une chaise grinça et perdit un pied.

Shy l'avait libéré. Et il l'avait manifestement regretté.

Nous avions affaire à une vicieuse.

J'avisai son épaisse chevelure, dans laquelle quelques cornflakes étaient retenus prisonniers. Ses cheveux étaient si longs, malgré leurs multiples torsades, qu'ils atteignaient ses hanches et camouflaient l'essentiel de son buste. Elle attrapa un pétale de céréale entre deux mèches, pour le mastiquer avec hargne.

Ses prunelles ne me laissaient aucun répit.

Un autre changement me sauta aux yeux : la peur laissait place à la colère. Shy avait bien travaillé.

Je ravalai ma douleur. Enterrée dans un recoin mental, la souffrance physique ne m'empêcha pas de prendre une chaise. Je la plaçai de dos, face à l'ange, et m'y assis sans conformisme. Les coudes posés sur le dessus, j'entrepris de la dévisager. Sans un mot. Sans un geste. Sa réaction fut immédiate : elle délaissa son état d'énervement pour un état d'incompréhension. Son torse, auparavant penché en avant, se redressa dans l'optique d'instaurer une plus large distance entre nous. Ses yeux dérivaient souvent sur ma cuisse blessée, là où une tache rougeâtre trahissait la plaie.

Elle se questionnait.

Des miettes brunes auréolaient ses lèvres pleines. J'eus envie de regarder le bout de sa langue emporter les restes de céréales avec indifférence, mais n'y parvins pas. Elle dompta ma concentration. En fait, cet être n'était pas une simple poupée, elle était une sculpture hypnotique. Le genre d'œuvre d'art qui déplacerait des millions de touristes curieux, impatients à l'idée de glisser sa photo dans un album. Sa beauté figée, l'innocence que lui conféraient ses épaisses boucles, son corps on ne peut plus féminin, le rose très pâle de ses pommettes, ses grands yeux scintillants, ses fines plumes immaculées, ainsi que sa chevelure chimérique, me donnaient raison. Je me méfiais, toutefois, de spéculer sur son âge. Elle pouvait être plus vieille, comme plus jeune que moi.

Ses ailes soyeuses s'étiraient sur les côtés, battant lentement l'air qui stagnait dans le penthouse.

Je battis des cils afin de rompre le charme, et en sortis groggy. Le frottement de mes paupières s'avéra nécessaire.

— Il a essayé de te faire manger, n'est-ce pas ?

Son visage resta neutre.

— As-tu faim ? insistai-je, sans me démonter.

Rien, je me confrontai encore et toujours à un mur.

La façon dont elle m'observait, presque amimique, me fit soudain tiquer. Peut-être qu'elle ne me comprenait pas. Après tout, tous les êtres célestes n'étaient pas des ange-gardiens. Or, cette spécialité d'ange suivait des cours de langues terriennes, afin d'être au plus près de l'univers de leurs protégés.

— Si tu comprends ce que je dis, tapote deux fois l'accoudoir.

Dix secondes s'écoulèrent, durant lesquels ses doigts demeurèrent inertes. C'était à peine si elle s'autorisait à respirer. Il fallait que je me rendisse à l'évidence : mon invitée ne me comprenait pas. Je crispai les épaules, l'observant d'un air aussi lointain que désespéré. L'ange cligna des yeux. Elle ne me comprenait pas et aucun de ses congénères ne pouvait établir la communication.

Ses battements de cils retrouvèrent un rythme normal, au bout d'une vingtaine de secondes. Ils étaient tous recourbés à leurs extrémités, presqu'au point de former un minuscule rouleau. Des femmes auraient payé cher pour les lui voler ; des femmes de Crickets Hill. Ces remarques futiles s'envolèrent dès lors que l'apprentissage de Papy me revint en mémoire. Il avait appris le langage angélique.

Je me redressai d'un trait. Ses tentatives de drague allaient peut-être enfin trouver leur utilité.

Ma vigueur la déstabilisa.

Comme je ne connaissais que le B.A BA de la langue des anges, je me permis un « bonjour ». Mon interlocutrice plissa les yeux.

Muni de maigres connaissances en matière de grammaire, de vocabulaire et de syntaxe céleste, je tentai de construire une phrase à peu près compréhensible. Quelque chose qui devait globalement signifier « Comment t'appelles-tu ? Moi, c'est Ëlen ». Cette langue était très mélodieuse, très portée sur des vocalises qui alliaient lenteur et rapidité. Un ange qui s'exprimait dans sa langue natale était fascinant. Leurs voix chatouillaient les tympans, déclenchaient de douces vagues de sérénité. Je me maudis de ne pas avoir pris le temps d'en apprendre les rudiments, comme Papy. À l'époque où les anges n'étaient pas réduits en esclavage, je ne communiquais qu'avec les anges-gardiens. Ceux qui passaient le plus clair de leur temps parmi les Humains. Leur boulot était de s'introduire dans les esprits et de jouer le rôle de bonne conscience. Parfois, ils étaient en duel avec un démon. Parfois pas. Dans tous les cas, il valait mieux s'exprimer dans une langue compréhensible par l'hôte.

La femelle se tendit. Les doigts repliés autour des accoudoirs, elle inclina malgré tout la tête sur le côté, intriguée par mes prouesses linguistiques. Mais elle ne répondit pas. Je me permis de répéter la question, en y insufflant, cette fois, un peu plus de musicalité et d'articulation, lorsqu'un rire cristallin fusa. Bref, très bref. La preuve de sa gaieté disparut aussi vite qu'elle survint. La neutralité qu'affichait à nouveau son visage me fit fortement douter de son amusement.

— Je te verrai bien parler ma langue, contre-attaquai-je d'un ton léger.

Je me levai avec lenteur, remis la chaise en place, jetai un œil à ma montre et me dirigeai vers la salle-de-bain. Le Doc prenait bien trop de temps.

— Il est en chemin ? demandai-je à Sweety.

— Il ne veut pas se déplacer.

Je secouai la tête, amer. Le Doc était l'un de ceux qui se plaignaient continuellement de la noirceur de l'Homme. Pourtant, il était aussi de ceux qui en faisaient le moins. La ville était dangereuse. Les Hommes le débectaient. Alors, il ne quittait plus le camp. Cette logique me dépassait. Moi aussi, j'aurais volontiers passé le reste de ma vie chez moi, dans les bois, auprès de Leïka. Mais je n'étais pas si égoïste.

Rageur, je pénétrai dans la salle de bain, ouvris la pharmacie et en sortis un kit de secours. Mon élan entraîna le heurt de ma cuisse contre le bord anguleux du jacuzzi. J'étouffai un juron.

La trousse contenait une aiguille, du fil, un antiseptique, de l'éosine, des pansements, des bandes de gaze, des compresses ainsi qu'une paire de gants en latex. Je ne perdis pas de temps pour me laver les mains et appuyer ma hanche contre le lavabo. Tout ceci, en évitant soigneusement de croiser mon reflet dans le miroir.

Je l'aurai brisé.

D'une main décidée, j'abaissai le pantalon à hauteur de mes genoux, enfilai la paire de gants puis désinfectai les bords sensibles de la plaie. Elle était si profonde que le sang s'en écoulait à flot. Un filet bordeaux glissait le long de mon mollet, colorant bientôt ma plante de pied. Les compresses imbibées d'hémoglobine, quant à elles, se retrouvèrent dans la poubelle qui siégeait sous le lavabo.

L'odeur de sueur qui imprégnait ma chemise m'était insupportable. Répugnante.

Je poursuivis ma tâche en aspergeant l'aiguille d'aseptisant. Le liquide agressa mon odorat. Je plissai le nez – fâcheuse habitude de loup. Une fois terminé, je passai le fil dans le chat, pinçai les lèvres de la plaie et perçai la peau sans hésiter. Les sensations n'équivalaient pas ma déception. Comment avais-je pu être aussi imprudent ? Avais-je perdu en agilité ? Le processus de vieillissement m'avait-il rattrapé ?

Nous cicatrisions cent fois plus vite qu'un Humain, mais, parfois, le processus requérait malgré tout des soins médicaux. C'était ici le cas, l'incision était trop profonde pour se passer de pansement.

J'étais vidé. Mes deux mains agrippèrent le lavabo, qui craqua et se fissura sur quelques centimètres. Mon mobilier connaissait des heures sombres, mais profondément atteint par le tournant désastreux qu'avait pris mon organisation personnelle, il se trouvait que tout ceci m'indifférait. Ou, du moins, cela avait perdu en importance.

Mes cheveux glissèrent sur mon épaule pour se jeter au creux du lavabo. Leurs pointes se colorèrent du sang qui perlait sur l'aiguille, de mon sang.

Horrible. La situation était horrible.

— Reprends-toi, Ëlen, chuchotai-je à haute voix.

Tête baissée, je gardais les yeux fermés.

— Ressaisis-toi. Et vite.

Le tic-tac résonnait. Il combattait le silence accusateur, armé de son increvable temporalité. Il effritait ma geôle de désespoir. Après tout, rien ne résistait au temps, l'éternel vainqueur... l'immortel. Il régula mon rythme interne, épaulé par les tapotements de mon index sur la porcelaine. Et ceux de mon pied. Et de ma respiration. Et la bascule de ma tête, en toute inconscience. Je laissais ses cliquetis me pénétrer, envahir mes sens, conditionner mon comportement et structurer une nouvelle fois mes pensées détraquées. Il était fondamental.

Enfin, je relevai la tête. Le reflet que me renvoyait la glace me pétrifia.

C'était cela, la folie.

Le fou émit une grimace dédaigneuse, avant de disparaître. Le fait qu'un détraqué fût présent dans ma demeure n'était pas le plus choquant. Ni même qu'il se regardait dans le miroir de ma salle de bain. Non. Ce qui était préoccupant, c'était que, moi aussi, au même moment, j'avais pris la décision de me retirer.

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