Partie 1
Dans un petit coin reculé au nord de la Corée du Sud se trouvait un hôpital. Pas n'importe quel genre. Pas un hôpital général en tout cas. Pourquoi l'isoler autant du reste du monde dans ce cas ? Le bâtiment principal n'avait absolument rien de récent. Il était dans le style des églises occidentales, avec un grand clocher et des toits en ardoise vert. L'intérieur était rénové et servait à l'administration. Les autres bâtiments dataient de l'après-guerre de Corée est étaient donc plus « sophistiqués ». Pourtant l'intérieur semblait vétuste et lugubre tant la décoration manquait. Les murs étaient nus et les néons industriels au plafond grésillaient de temps à autre. Le parfait hôpital psychiatrique, en somme.
C'est dans un bâtiment comme ça que le docteur en psychiatrie Kim NamJun pénétra. Il sortit sa carte magnétique et la passa plusieurs fois de suite dans la fente, ouvrant les différentes portes les unes après les autres. Un confrère qui enlevait sa blouse blanche à la va-vite le salua d'un air morne. Sale nuit, supposait-il. NamJun soupira doucement et regarda un instant le néon grésiller au-dessus de sa tête. Son coeur se serra et un frisson glacial descendit le long de sa colonne vertébrale.
Quelques instants après, lorsqu'il fut habitué au claquement de ses talons sur le carrelage du couloir, le docteur entra dans une salle qui puait le renfermé et la caféine. En cherchant bien, quelques relents de tabac devaient persister dans le coin le plus sale et délabré de la pièce. Une salle de soin typique en psychiatrie. NamJun soupira à nouveau et se dirigea vers la machine à café. Il était fatigué de répéter aux infirmiers que le tabac était interdit dans l'établissement. Mais ses collègues persistaient à vouloir montrer le mauvais exemple aux malades.
Et puis l'atmosphère pesante finit par s'emparer de NamJun, qui comprit. Ce frisson qui l'avait parcouru. Ce silence pas normal qui régnait quand il était entré. Quelque chose ne tournait pas rond ici. Il trempa ses lèvres dans son café et prit sur lui pour ne pas le recracher dans la tasse. C'était un cambouis infect et plein de marcs de café. Mais il sentait qu'il avait besoin d'un remontant et avala le tout en fermant les yeux.
- Doc...
La voix rauque de Feng Sui, chinois baraqué qui au premier abord, avait plus à faire sur des quais à porter des caisses d'un entrepôt à la cale d'un bateau, rompit le silence. NamJun ne pouvait s'empêcher de penser, à chaque fois, que Feng faisait plus docker qu'infirmier spécialisé en psychiatrie, mais bon. Il fallait bien reconnaître qu'il savait y faire avec les malades.
NamJun sentit venir la merde. Ça puait, il le savait.
- Tourne pas autour du pot Feng. Dis-moi qui a merdé cette nuit.
- Jung HoSeok. Il est mort Doc.
Doc reposa doucement sa tasse à côté de la machine à café et se pinça l'arête du nez.
- Il était en chambre d'isolement.
- Je sais Doc.
Feng Sui n'avait pas l'air d'avoir fait le rapprochement. NamJun se tourna devant l'équipe d'infirmiers. Feng Sui avait croisé ses gros bras et s'appuyait nonchalamment contre le mur vitré. Celui qui donnait sur le couloir menant aux chambres. Lee JiYeon, la seule femme de l'équipe, était assise à la table ronde et se mordait la lèvre en fixant les volutes de fumée qui s'échappait de sa tasse de thé. Des mèches châtain clair lui tombaient devant les yeux, lui gênant la vue. Mais JiYeon semblait trop pétrifiée pour les dégager derrière son oreille. Park SungJae regardait ses ongles, assis en face de JiYeon. NamJun remarqua le léger tremblement de sa jambe croisée sur l'autre. Il se retenait de mettre les pieds sur la table. Il savait que Doc n'aimait pas ça non plus.
- Depuis quand ?
- L'infirmier de nuit l'a découvert dix minutes avant les transmissions, répondit SungJae sans lever le nez de ses ongles. HoSeok était déjà froid. La police l'a emmené dans une chambre vide pour l'interroger tranquillement après les transmissions.
- Et à vous, il a dit quelque chose de particulier à propos de ce patient ?
- La même chose que d'habitude, soupira Feng Sui, se redressant légèrement. Que sa paranoïa en était toujours au même stade et toujours porté sur la même chose.
- Hm...La même chose oui.
NamJun savait très bien ce que c'était.
- Loki, dégage de là.
Loki. C'était l'ancien psychiatre, Lee JungSu, à la retraite maintenant, qui l'avait trouvé sur le chemin de l'hôpital alors qu'il n'était encore que chaton. Il avait fait toutes les démarches pour rendre ce chat légal : puce, vaccins, déclaration d'identité du maître etc. Et le chat avait grandi dans cette aile fermée. Donnant le sourire à certains patients et rendant les autres encore plus barges qu'ils l'étaient en entrant ici. Le chat vint s'asseoir au centre de la table, sous le néon, et fixa NamJun de ses grands yeux jaunes.
Dans un sens, le psychiatre pouvait comprendre. Ce chat, avec ses longs poils noirs et hirsutes, ses grands yeux jaunes et son miaulement d'outre-tombe, faisait froid dans le dos. Mais HoSeok avait toujours eu une peur maladive de ce chat. Certes, le fait qu'il était paranoïaque de nature accentuait sa réaction face au félin, mais il fallait bien avouer que de base, le chat n'inspirait pas forcément toujours la confiance.
- On peut le voir ?
- Le légiste est encore dans la chambre d'iso' mais a priori, tu peux rentrer. C'était ton patient après tout. T'as le droit d'avoir des détails.
NamJun jeta le reste de sa tasse de café dans l'évier, laissa tremper l'eau pendant quelques secondes et s'essuya les mains. Loki le suivait du regard. Il avait connu mieux comme matinée. Un mort et un chat qui ne se comportait pas comme d'habitude. De toute façon, rien n'allait comme d'habitude. NamJun rentra dans la chambre d'isolement et se retint de s'appuyer contre le mur.
- A-Alors ? Il-il est mort hein ?
Doc se sentait extrêmement mal à l'aise face au dos imposant du légiste. Celui-ci inspectait minutieusement le visage de son patient. Son patient qui était mort on-ne-savait-comment. Mais même si tout le monde tendrait à lui dire que rien n'était de sa faute, NamJun se sentait un peu coupable. Le minimum syndical. Ou un peu plus peut-être. Ce patient était très perturbé mais la chambre d'isolement l'aidait à se recentrer et à mettre de côté ses crises de paranoïa pendant quelques temps. Que Jung HoSeok meurt de la sorte, sans explication, sans aucune préméditation, NamJun avait du mal à le supporter. Surtout sans raison. Il y avait forcément une raison.
- Je serai pas là si c'était pas le cas.
Le légiste avait l'air aussi bourru que Feng Sui. En pire peut-être. Ils ne se connaissaient pas du tout. Alors que Feng Sui, il n'avait que les manières et la carrure de docker. Son coeur, il allait à ses patients. Tous, sans exception. Il les aimait comme ses propres enfants. Peut-être même qu'il aimait moins ses enfants que ses patients. D'ailleurs, NamJun n'en savait rien.
- Mais... personne n'a pu lui faire ça.
- Vos infirmiers n'ont pas la clé de la chambre d'isolement ?
- Si mais... personne ne serait assez méchant ici pour lui infliger ça. Et puis, ça se verrait sur la caméra.
Le légiste tourna la tête vers le coin de la pièce. Un oeil de verre zoomait et dézoomait sur eux. Effectivement. Si quelqu'un était entré, ça se saurait.
- J'irais vérifier les caméras tout à l'heure.
- Vous êtes autorisé à accéder à tout ça ?
- Jung HoSeok était mon patient avant d'être le vôtre Docteur, j'estime être en droit de savoir ce qui s'est passé cette nuit dans mon service.
Doc avait bien mis le ton là-dessus. Personne ne marcherait sur ses plates-bandes dans son propre bâtiment. Personne. Le légiste soupira et reprit sa contemplation du visage tuméfié et tâché de sang de son patient.
- Il s'est fait ça lui-même.
- Comment ?
- Le lit.
Le lit oui. Le seul meuble de cette foutue pièce. Une plaque en métal posée sur des pieds ancrés dans le sol. Et un matelas défoncé qui sentait la sueur moisie. Un lit cinq étoiles, en somme.
- Les coins sont suffisamment pointus pour enfoncer un crâne. Un crâne suffisamment fou pour aller se cogner à répétition jusqu'à ce que mort s'en suive.
- Pourquoi aurait-il fait ça ?
- C'est pas vôt' boulot ça ?
NamJun eut envie de faire bouffer ses bistouris au légiste. Il était déjà suffisamment bouleversé comme ça, même s'il restait de marbre. Inutile que ce marin d'eau douce en blouse blanche vienne lui rappeler ses responsabilités. NamJun serra les poings et se décala d'un pas. Il pouvait voir à présent le visage défiguré de son patient. Quelle mort stupide. Stupide et incompréhensible. Ce qui tracassait Doc, au plus haut point, c'était de ne pas comprendre pourquoi. Ce qui avait valu à HoSeok un voyage pour la chambre d'isolement, c'était la présence du chat et le fait que toute sa paranoïa tournait autour. Mais pour qu'il aille jusqu'à se donner la mort en se tapant la tête contre le coin de son lit, il fallait plus que savoir la présence d'un chat dans le service.
NamJun soupira et ferma les yeux. Il fallait qu'il réfléchisse. Il avait envie d'un café. D'un vrai. Un bon concentré de caféine sans grumeaux dans le fond de la tasse. Un de ces cafés sorti d'on-ne-savait quelle campagne de l'Amérique Latine ou des contrées d'Afrique. Un truc bien fort, qui ramonait tout le système digestif rien qu'avec une gorgée. Et comme Doc n'était pas une tapette, il ne mettait jamais de sucre, quelque soit l'amertume de ce qu'il avait dans sa tasse.
Il se revit jeter son café dans l'évier. Se retourner et croiser les yeux jaunes du chat. Il adorait faire ronronner le félin, mais à cet instant, il ne s'était pas senti à l'aise en sa présence. Comme si Loki était devenu le réceptacle d'un démon. Quelque chose d'obscur. NamJun en aurait presque eu peur, s'il n'avait pas trouvé ça absurde. Toutes ces conneries de spiritisme et de démons, c'était bon pour les bonnes femmes.
Doc se mit soudainement à faire les cents pas dans la pièce. Le légiste avait toujours le dos tourné et s'occupait d'analyser le corps de HoSeok. Mais NamJun avait comme la sensation qu'un indice allait échapper à tout le monde. Il avait cette intuition. Le chat. Il avait un lien avec la mort de son patient, mais lequel ? NamJun le sentait. Pour que Jung HoSeok décide de se taper aussi violemment la tête contre le coin de son lit, il fallait qu'il soit en plein délire. Et la seule fois où Doc l'avait vu aussi violent avec lui-même, il venait d'entrer dans le service, couvert de poils de chat. Il se jetait sur tous les murs la tête la première en hurlant des « miaou » rauques et presque lugubres. C'était il y a huit mois et depuis, HoSeok n'avait jamais vraiment progressé. Il avait seulement obtenu un genre de stabilité, rien de plus.
Alors le psychiatre tournait en rond dans la chambre et cherchait. Un lien, n'importe lequel. Une preuve que le chat était passé par ici. Juste pour être sûr que c'était bien lui qui avait provoqué la psychose de son patient. Juste pour avoir une bonne raison. Pour justifier logiquement l'acte de HoSeok. Doc avait toujours du mal à y croire. Le cadavre du jeune homme était à quelques pas de lui et il n'arrivait toujours pas à réaliser que celui-ci s'était donné la mort.
NamJun s'arrêta soudainement et se pencha en avant.
- On a la nausée Doc ?
La voix du légiste le fit revenir sur Terre un instant. NamJun se redressa et toisa son « confrère ».
- Je vois pas comment je pourrais, j'ai pas la tête penchée au-dessus d'un cadavre depuis une heure.
- On s'habitue à force.
- Mais avouez qu'il faut être tordu pour vouer sa vie à ouvrir des macchabés.
- Il faut l'être au moins autant pour vouer sa vie à observer des fous.
- Ils sont perturbés, pas fous.
- Isoler une personne perturbée du monde dans lequel elle vit la rend folle, ce qui revient au même.
Quelle discussion stérile il entretenait là. Doc soupira et se pencha à nouveau au-dessus de sa parcelle de sol. Son coeur rata un battement. C'était bien ce qu'il pensait. Sur le coup, NamJun ne reconnut pas les poils noirs. Ce fut les restes de salives encore luisants qui mirent la lumière sur ce que le psychiatre contemplait. Elle était si parfaite qu'il avait failli ne pas reconnaître cette boule de poils. Loki avait été enfermé ici cette nuit. Voilà pourquoi Jung HoSeok s'était tué.
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