2 - Des Secrets
Dans l’escalier, nous tâchions de nous faire les plus silencieux possible. Les marches craquaient. Alice me précédait, une bougie à la main. Les deux épouvanteurs, dont les chambres étaient proches l’une de l’autre, étaient endormis : nous les entendions ronfler. Quant à Jane Castle, en passant devant sa porte un bruit de respiration lente et régulière nous parvenait, signe qu’elle dormait.
— Je ne pense pas que ce soit une bonne idée, Alice…, murmurai-je.
Étant épouvanteur, Castle devait forcément posséder une bibliothèque dissimulée dans sa maison, quelque part. C’était ce qu’Alice cherchait. Dans sa bibliothèque, un épouvanteur conservait des notes personnelles qui ressassaient des évènements de son passé afin d’en tirer un enseignement qui servirait dans le futur ; ainsi que des livres contenant des informations sur les créatures qu’il doit affronter.
Cela dit, il était très indiscret de fouiller dans les carnets d’un épouvanteur, surtout s’il n’était pas notre maître.
Alice finit par trouver la porte, après avoir cherché dans presque la moitié de la demeure. Mais Castle avait pris soin de la vérouiller.
Mon amie murmura quelque chose d’incompréhensible, et la serrure émit un cliquetis. Je savais qu'elle venait de faire usage de magie ; mon maître n'aurait pas apprécié. Anxieux, je la suivis lorsqu'elle entra dans une grande pièce remplie de hautes étagères pleines à craquer d'ouvrages en tous genres. Aussitôt, un sentiment de malaise, auquel s’ajoutait de l’incompréhension me saisit.
Nous n’aurions pas dû nous trouver ici.
Tandis qu’Alice parcourait les rayonnages, je remarquai quelque chose. Sur le sol, dans l’ombre, un coin de livre dépassait près d’une étagère. Je me baissai pour le ramasser.
C’était un vieux carnet avec une couverture en cuir, semblable au mien. Il était recouvert de poussière. Je passai ma main sur la couverture, dégageant une épaisse couche blanche.
Alice s’approcha tout près de moi pour m'éclairer avec sa bougie. Un titre était apparu sur le carnet : JOURNAL DE WILLIAM ARKWRIGHT. Que faisait-il ici, dans la bibliothèque de Castle ? Alice avait raison : quelque part il y a des années de cela, le passé de Jane Castle et celui de Bill Arkwright avaient convergé.
Au-dessus de nous résonnèrent soudain des bruits de pas. Quelqu’un s’était réveillé. Si l’on nous trouvait ici, nous étions faits !
Alice me jeta un regard affolé.
Nous nous précipitâmes hors de la bibliothèque, emportant avec nous le journal de Bill. Alice n'oublia pas de refermer derrière nous à l’aide de sa magie.
Au tournant d’un couloir, les pas se rapprochèrent de nous. Ils venaient si près que nous n’eûmes pas d’autre solution que de nous cacher dans un placard. Alice souffla sa bougie. Nous nous retrouvâmes dans le noir, seuls, serrés involontairement l’un contre l’autre. Cela ne me déplaisait pas, mais j’étais si nerveux que je ne pensais qu’aux pas dans le couloir, qui faisaient craquer le plancher. Je n’osais même plus respirer.
Je vis par le mince entrebâillement des portes du placard une faible lueur dansante. Une silhouette passa à moins d’un mètre de notre cachette, et s'arrêta. Mon cœur cessa de battre : je crus que nous avions été trouvés. Finalement, l’épouvanteur reprit son chemin. Les pas s’éloignèrent au bout d’un moment, suffisamment pour nous permettre de retourner à notre chambre.
Allongé dans mon lit, je fixai le plafond dans la pénombre, les yeux grand ouverts. Alice avait gardé avec elle le journal d’Arkwright. Je ne saurais donc le secret qu’au petit matin. Heureusement, je sombrai vite dans le sommeil, car l’épuisement m’avait gagné.
Le lendamain, je toquai à la porte de la chambre d’Alice, qui me laissa entrer.
— Alors, que t’a appris le journal ? m’enquis-je, excité de savoir.
— Je t’expliquerai plus tard, Tom. Descendons, je crois qu’ils nous attendent.
Un peu déçu, je descendis à la suite d’Alice. En bas, dans la cuisine, les trois épouvanteurs se concertaient à propos de leur alliance pour vaincre les sorcières. Soudain, mon maître nous vit, Alice et moi.
— As-tu rassemblé tes affaires ? me demanda-t-il. Nous partons. Une longue journée de voyage nous attend.
Je remontai en hâte chercher mon manteau, mon bâton et mon sac, puis je retournai à la cuisine, où Jane Castle nous avait préparé un petit déjeuner. Je remarquai que les trois épouvanteurs avaient revêtu leur manteau, prêts à sortir.
Dehors, le temps était gris et brumeux.
Nous marchâmes vers Chipenden toute la journée. Bill était retourné seul à son moulin pour chercher ses chiens, il nous rejoindrait plus tard.
Pendant la route, l’Épouvanteur et Castle parlaient très peu. Je compris vite que mon maître ne lui faisait toujours pas confiance, et qu’il avait du mal à l’apprécier. Ils menaient la marche, aussi Alice et moi en profitâmes pour parler sans être écoutés.
— Dans le journal, me glissa-t-elle à mi-voix, cinq années de la vie d’Arkwright y sont racontées. Il s’agit de l’un de ses premiers carnets d’épouvanteur, qui date de ses débuts dans le métier, juste après qu’il eut quitté l’armée. Le point important commence lorsqu'il est tombé dans un piège de Lizzie l’Osseuse. Il…
Alice s'arrêta net en voyant mon expression angoissée.
— Qu’y a-t-il ? me demanda-t-elle.
— Tu as entendu ? fis-je, effrayé.
— Non, qu…?
Cette fois, l’Épouvanteur et Castle se tournèrent vers moi en même temps. Alice aussi me regarda avec inquiétude.
Un hurlement à glacer le sang s’éleva dans le crépuscule, à quelques centaines de mètres. Puis des grognements et des aboiements. C’étaient des chiens. Ils couinaient, jappaient, gémissaient, grondaient furieusement.
Un autre cri nous parvint, inhumain.
— Bill…, murmura Castle, inquiète.
M. Gregory s’élança en direction du bruit ; Castle, Alice et moi à sa suite.
Aux prises avec trois sorcières aux ongles pointus comme des griffes, un homme se battait pour sa vie. Armé d’un long bâton muni d'une féroce lame dentelée, il parrait et assenait des coups à un rythme impressionnant. Dans un éclat de métal et un shling lugubre, il fit mordre la poussière à l’une de ses assaillantes en une seconde. Du sang s’écoulait de sa lame d’un alliage parfait d’argent et d’acier, ainsi que des plaies béantes qui strillaient son crâne rasé de près. Ses trois redoutables chiens, Griffe, Sang et Os, étaient eux aussi de la partie.
Arkwright fit voler son bâton en arc de cercle au dessus de sa tête, et en asséna un coup fatal à une autre des sorcières. Son corps sans vie s'écroula instantanément dans l’herbe sombre avec un bruit mou.
La dernière sorcière encore vivante détala aussitôt vers les bois, comprenant qu’elle ne ferait pas le poids face à un adversaire aussi puissant.
— Saletés, crâcha Arkwright avec mépris.
— Bill ! s’écria Castle. Tout va bien ?
Je crus ne pas le reconnaître lorsque l’épouvanteur se tourna vers nous : le sang dégoulinait de ses blessures à la tête ; une lueur bestiale brillait au fond de ses yeux verts, son regard était assassin ; ses lèvres étaient tordues en une grimace de douleur et de haine ; son souffle était court.
Aussitôt, il se radoucit. Son expression devint plus sereine, même s’il gardait le regard dur de l’homme que je connaissais.
Il s’avança à notre rencontre d’un pas chancelant. Un instant, je m’inquiétai : je crus qu'il allait tomber. Mais il fallait plus quelques sorcières assoiffées de sang pour en venir à bout de Bill Arkwright.
Pourtant, en arrivant à la hauteur de M. Gregory, ses yeux se révulsèrent et il bascula en arrière. Une odeur métallique me prit à la gorge, laissant penser que les plaies qu’Arkwright avait au crâne n’étaient pas ses seules blessures. Il y avait plus grave.
En effet, lorsque mon maître le rattrapa en tombant, le malheureux hurla de douleur. L’Épouvanteur retira sa main du dos de Bill et regarda ses doigts. Ils étaient couverts de sang.
— Que s’est-il passé, Bill ? fit M. Gregory. Que vous est-il arrivé ?
— Quelques… éraflures, répondit-il d’une voix rouillée. Pas… de quoi s’inquiéter.
— Il y a plus que quelques éraflures ! répliqua sévèrement mon maître. J’ai besoin de savoir précisément ce qui vous a infligé ça !
— Un coutelas… s’efforça de prononcer Arkwright. L’une d’elles possédait un coutelas.
Je vis au clair de lune son visage pâle se contracter. Castle ne le quittait pas des yeux, la mine inquiète. Soudain, je cessai de respirer.
Bill avait perdu connaissance.
Alice, qui était agenouillée auprès de l’un des chiens, se redressa, alertée par notre silence.
— Que…?
Elle s’interrompit, les yeux arrondis de surprise. Elle posa sa main sur le cœur d’Arkwright, retenant son souffle, puis soupira de soulagement.
— Il est encore en vie.
— Il n’en a plus pour très longtemps si nous ne faisons rien ! décréta l’Épouvanteur.
— Hâtons-nous de retourner à Chipenden, dis-je. Nous avons assez traîné, nous n’aurions pas dû continuer la traversée de nuit !
Une plainte animale me fit sursauter. Les chiens étaient blessés, eux aussi.
Il fallait nous remettre en route le plus vite possible ; qui savait ce qui nous attendait sur notre chemin…?
M. Gregory cala Arkwright sur son épaule, le portant presque comme un sac. Il affichait un air déterminé, comme s’il se promettait de le ramener vivant à Chipenden, quoi qu'il arrive. Pourtant, la sueur perlait sur son front sous l'effort. Je me demandais combien de temps il tiendrait de cette façon : il était déjà surprenant qu’il parvienne à le porter malgré son âge avancé.
Jane Castle demeurait silencieuse. On lisait clairement sur son visage tout le soucis qu’elle se faisait pour Bill.
Nous reprîmes notre marche, l'œil aux aguets. Mais nous n’avions pas parcouru cent mètres que le premier problème survint.
Le froid annonciateur qu’une créature venue de l’obscur errait dans les parages me saisit brusquement. Alice renifla deux fois.
— Des mages noirs, lâcha-t-elle. Ils sont nombreux, au moins une demi-douzaine.
Nous étions suivis.
M. Gregory saisit son bâton et se posta en position de défense. La tête inanimée de Bill pendait mollement sur son dos. Comment pourrait-il ne serait-ce que repousser ses assaillants avec un tel fardeau sur l’épaule ?
Nous formâmes un cercle, tous dos à dos, les armes brandies, attendant de voir d’où le danger allait surgir.
Un froissement me parvint sur ma gauche, à ma droite, puis derrière moi.
Les mages bondirent hors de l’ombre tout autour de nous. Nous étions piégés : impossible de s’enfuir, c’était se battre ou mourir.
— Protégez Bill ! lança Castle en s’élançant vers nos ennemis.
La bataille fut particulièrement violente. Il fallait être vif pour parer ou esquiver chaque coup. Une seconde d'inattention, et ç’en était fini de vous.
Je faisais de mon mieux pour protéger Alice, qui restait derrière moi, sans défense. Même si elle était courageuse et forte, n’étant à cet instant pas armée, je jugeai de mon devoir de la défendre.
Mon adversaire était un homme barbu d’une cinquantaine d’années, blond, tout de noir vêtu. Il maniait les couteaux et la magie noire.
Je m'apprêtais à jeter ma chaîne d’argent sur lui lorsqu’il tendit la main vers moi en marmonnant une incantation. Alors, je me retrouvai pétrifié sur place, comme si mon corps était prisonnier d’un bloc de glace.
Le mage venait vers moi un rictus cruel aux lèvres, brandissant dans les airs sa lame qui accrochait le lugubre éclat de la lune. Je voulus bouger, lever mon bâton pour me défendre ; je ne pus remuer un sourcil. J’étais piégé.
Ne pouvant rien faire d’autre que regarder mon ennemi avancer, je me préparais à recevoir le coup qui me serait fatal.
Soudain, alors que tout espoir de m’en tirer semblait impossible, le mage écarquilla les yeux de surprise. Il tomba à genoux, me dévoilant la jeune fille qui se tenait debout derrière lui, un couteau ensanglanté jusqu’à la garde à la main. Aussitôt le mage vaincu, le maléfice fut levé : je redevins maître de mes mouvements. Alice m’avait sauvé la vie.
— Où as-tu eue cette arme ? lui demandai-je à la volée.
— Je l’ai prise à l’un d’eux ! se contenta-t-elle de me lancer.
Elle m'accorda un bref regard avant de retourner au combat. Mais ce regard suffit à me redonner le courage et la force de me battre.
Je jetai un coup d'œil derrière moi pour voir où en étaient l’Épouvanteur et Jane Castle. Ce qui me permit aussitôt de comprendre que la situation était désespérée.
Castle et M. Gregory affrontaient à eux seuls quatre mages en s'efforçant de protéger le corps inanimé de Bill Arkwright. À leurs blessures, je compris qu’ils luttaient depuis un moment déjà. Ils ne tarderaient pas à être dépassés.
À cet instant précis, une lame fendit l’air en direction de mon maître, à l’endroit où il portait Arkwright. Je restai figé d’horreur, impuissant.
Le temps sembla se distendre, leurs mouvements ralentirent, l’instant sembla s’éterniser. La lame resta figée en l’air, immobile, alors qu’elle allait se ficher dans la nuque d’Arkwright. Je finis par comprendre que j’étais le responsable de cet étirement temporel.
Alors, je saisis cette chance, qui me permit d’attrapper la lame assassine en plein vol, comme je l’avais déjà fait une fois, lorsque Grimalkin avait essayé de me tuer. À peine ma main se refermait sur la garde de l’arme que le temps reprit son cours normal.
Les yeux de l’Épouvanteur rencontrèrent les miens. Il comprit.
— Emmenez Arkwright à Chipenden, la fille et toi ! ordonna-t-il.
— Mais…, commençai-je, inquiet.
Je ne voulais pas abandonner mon maître et Castle au milieu de tant d’ennemis : ils ne tiendraient pas longtemps.
— Tout-de-suite ! aboya l’Épouvanteur, repoussant violemment un mage du bout de son bâton.
Il lança sa chaîne d’argent, qui s’enroula parfaitement autour de sa cible. L’homme s'écroula dans l’herbe sur le ventre.
Mon maître profita de ce court moment de répit pour se décharger de son fardeau. Je tentai de porter Arkwright sur mon épaule, à la manière dont l’avait fait M. Gregory. Mais Bill était grand, et on ne pouvait pas dire qu’il était léger.
Alice me rejoignit et pris l’un des bras de Bill, me laissant l’autre. Nous l’entendîmes gémir très faiblement. Apparemment, il était à moitié conscient, mais cela était suffisant pour qu’il puisse ressentir de la douleur.
À nous deux, nous parvenions à le porter. Ses pieds trainaient sur le sol, mais nous n’avions pas le choix.
Jane Castle et M. Gregory faisaient barrage aux ennemis pour nous permettre de partir par l'arrière.
Il nous fallait rejoindre Chipenden avant que les dernières forces d’Arkwright ne s’épuisent. Malheureusement, Bill avait déjà perdu une grande quantité de sang.
— Capturez le garçon ! entendis-je hurler dans mon dos.
C’était certainement le chef de nos ennemis, et apparement, il en avait après moi. Alice et moi nous retournâmes au même moment. Les mages tentaient de nous rattrapper, mais ils étaient tenus à l’écart par les deux épouvanteurs qui luttaient bravement.
— Dépêchons-nous, Alice, dis-je en me remettant en route.
***
Parvenus, au prix d'un grand effort, au sommet d'une colline, nous nous arrêtâmes pour reprendre notre souffle.
— Je n'en peux plus, Tom, déclara Alice en haletant. On ne peut pas continuer comme ça.
Nous avions assis Arkwright contre le tronc d'un chêne massif, pour reprendre nos forces un instant.
— Nous y sommes presque, dis-je. C'est notre seule chance de garder Arkwright en vie. Chipenden est juste en bas.
— Pour ça, c'est déjà trop tard, dit gravement Alice.
Le ton fataliste qu'elle employa me glaça d'effroi.
— Non, il est toujours en vie, nous pouvons encore…
— Même si nous atteignions Chipenden, lorsque nous arriverons il sera déjà trop tard. Nous n'arriverons jamais à temps.
Je n'avais jamais vu Alice renoncer aussi facilement, et j'en étais attristé.
Mais elle s'agenouilla auprès de Bill, et j'en conclus que, contrairement à ce que j'avais cru, elle était loin d'abandonner.
Alice posa sa main sur le coeur de Bill comme elle l'avait fait plus tôt. Une lueur dorée descendit le long de son bras jusqu'au cœur d'Arkwright. L'espace de quelques secondes, le corps inanimé s'illumina. Puis tout retomba dans la pénombre.
— Je lui ai donné de la force vitale, m'expliqua mon amie avant que je ne pose la question. Ça lui permettra de tenir encore un peu. Reste auprès de lui, je pars chercher des herbes pour soigner ses blessures.
J'aquiescai en silence, bien que réticent à l'idée de la laisser partir seule au coeur des bois en pleine nuit. Nous n'avions pas d'autre choix.
Sa silhouette s'évanouit dans l'obscurité.
Soudain, je faillis m’étrangler de surprise : les yeux d'Arkwright s'ouvrirent en grand brusquement, et il avala une grande goulée d'air. Je le fixai, abasourdi.
— Que se passe-t-il ? coassa-t-il. Thomas ?
— Nous ne sommes plus très loin de Chipenden, Mr Arkwright. Ne bougez pas, vous êtes blessé.
Ne m'écoutant pas, il tenta de se relever, mais s'écroula en gémissant.
— Restez assis.
— Où sont Gregory, Castle et la petite ? m'interrogea-t-il.
— Pendant que vous étiez inconscient, nous avons été attaqués par des mages noirs. Maître Gregory et Jane Castle sont restés pour les retenir et nous permettre de fuir vers Chipenden, pour vous garder en vie.
Je me gardai de lui raconter qu'Alice, une sorcière, avait fait usage de sa magie pour lui sauver la vie : étant un épouvanteur intransigeant, il n'aurait pas apprécié, d'autant qu'il voyait toujours la présence de mon amie d'un mauvais œil. Quant à savoir qui, de John Gregory ou de lui, était l'épouvanteur le plus retors, il était difficile de trancher.
Bill soupira.
— Et où est la fille ? demanda-t-il après un bref silence.
— Elle est partie chercher des herbes pour vous soigner.
Bill ferma les yeux, épuisé.
Alice finit par revenir, avec ses herbes ainsi que deux lapins. Elle prépara ses mélanges et en applica la mixture sur les plaies de la tête d'Arkwright.
— Bill, dit-elle ensuite, puis-je voir votre dos ?
Il refusa en prétendant que c'était inutile. L'insistance d'Alice finit par le convaincre.
— C'est pire que ce que je craignais…, murmura-t-elle.
Je jetai un œil, et, horrifié, découvris de longues et profondes entailles dans la chair de Bill, sous sa cape déchirée. Le sang avait laissé de longs sillons écarlates sur ses vêtements.
— Vous avez de la chance que je sois là, affirma Alice. Je vais m'en occuper.
Griffe, Sang et Os, les chiens d'Arkwright, qui jusqu'alors nous avaient suivi en silence, se mirent à aboyer bruyamment.
Je me tournai pour scruter les alentours, pendant qu'Alice finissait d'étaler ses herbes sur les blessures d'Arkwright. Le bâton brandi, l'œil aux aguets, j'étais prêt à frapper quiconque s'en prendrait à Alice ou à Bill.
Deux silhouettes noires encapuchonnées déboulèrent des bois, le souffle court. La moins grande des deux s'arrêta pour reprendre son souffle, les mains sur ses genoux.
— Bill…, haleta Jane Castle. Où est Bill ?
Je compris que c'était à moi qu'elle s'adressait.
— Il est ici, répondis-je. Avec Alice. Il va bien.
Elle manqua de défaillir de soulagement. Je vis l'angoisse céder la place à l'espoir sur son visage.
— Maître ! m'exclamai-je lorsqu'il parvint jusqu'à moi. Est-ce que tout va bien ?
C'était la seule chose que j'arrivai à demander, malgré le nombre de questions qui tourbillonnaient dans ma tête.
En les voyant revenir, je me rendis compte que j'avais été mort d'inquiétude. J'avais eu peur de ne jamais les revoir. Mais ils s'en étaient tirés et j'en étais empli de joie. Je ne pouvais cependant pas m'empêcher d'éprouver une certaine inquiétude à propos de ce qui avait pu leur arriver et de ce qu'avaient bien pu devenir les mages.
— Les mages ont battu en retraite après que nous en ayons tué deux parmi eux, déclara l'Épouvanteur. C'étaient sans doute les alliés des sorcières que nous nous préparons à affronter. Nous nous en sommes tirés sans grave blessure… ou presque, ajouta-t-il en retroussant la manche gauche de son manteau.
Son bras, déchiqueté, dégoulinait de sang.
— Je crois que Miss Castle présente également quelques traces de notre affrontement.
Je me retournai pour le lui demander, mais elle n'était plus là. Je la vis au pied de l'arbre contre lequel était assis Bill Arkwright, déjà agenouillée auprès de lui. Elle le regardait dans les yeux sans mot dire.
Je reportai mon attention sur mon maître, qui se tenait debout, bras croisés, à mes côtés. Troublé, je remarquai qu'il observait Bill et Jane. J'ignorais moi-même quoi en penser.
Le souvenir du journal de Bill Arkwright me revint, ainsi que le secret qu'il contenait. Je n'avais pu en prendre connaissance. Le carnet se trouvait-il toujours en possession d'Alice ?
— Étrange histoire…, marmona mon maître dans sa barbe, certainement inconscient qu'il pensait tout haut.
Je constatai avec surprise une note d'amusement dans sa voix. Son regard était toujours rivé vers les deux épouvanteurs sous l'arbre. Je gardai le silence, trop troublé pour dire quoi que ce fut.
— Qu'en penses-tu, mon garçon ?
La question me prit par surprise.
— Tu dois bien avoir un avis sur la question, reprit-il, l'ombre d'un sourire au coin des lèvres.
— Eh bien… Il me semble que cette situation n'est pas des plus ordinaires. Cependant, il faut parfois apprendre à accepter le changement.
J'espérais que mon maître n'y verrait pas de sous-entendu en parallèle avec la question de ma relation avec Alice. J'avais parlé avec sincérité, c'était vraiment le fond de ma pensée, je n'insinuais rien d'autre par là.
— C'est juste, mon garçon. Mais pour un épouvanteur, il n'est pas aisé de se concentrer dans ce métier lorsqu'on a une personne particulière à l'esprit en permanence… C'est pour cette raison qu'un épouvanteur ne se marie pas.
Il avait le regard dans le vague et affichait un sourire triste. Peut-être cette histoire faisait-elle remonter en lui de vieux souvenirs de Meg Skelton, son amour de jeunesse.
— Ce que tu dois savoir, Tom, conclut-il, c'est qu'un épouvanteur amoureux n'est jamais bon signe.
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