Chapitre 2
Maxime déboucha soudainement sur une clairière, ses pas maladroits sur le sol humide ralentissant à mesure qu’il réalisait où il se trouvait. La forêt dense s’ouvrait autour de lui, et ce qu’il aperçut le glaça jusqu’à la moelle.
Devant lui, un cirque délabré s’étalait sous la lumière blafarde des étoiles voilées. Des tentes déchirées, aux couleurs jadis vives, se balançaient mollement sous la brise nocturne, comme des fantômes épuisés d’un passé lointain. Des cabines de jeux, abandonnées, s’alignaient de manière bancale, leurs pancartes ternies par les années, les lettres à moitié effacées. L’ensemble du lieu semblait suspendu dans une étrange torpeur, figé dans le temps comme un souvenir oublié, une relique de fêtes passées qui n’avaient plus aucune joie à offrir.
Au centre de cette clairière, un vieux carrousel trônait, sinistre et décalé. Ses chevaux de bois, usés par le temps, étaient recouverts de peinture craquelée, leurs yeux vides semblant fixer Maxime dans une immobilité inquiétante. Pourtant, malgré l’apparence de décrépitude générale, il tournait toujours, lentement, dans un mouvement presque imperceptible. Le manège semblait animé par une force invisible, surnaturelle, comme s’il ne voulait pas — ou ne pouvait pas — s'arrêter complètement. Chaque rotation s’accompagnait d’un léger grincement, un bruit sourd et répétitif qui semblait amplifier l’étrangeté de l’endroit.
Maxime cligna des yeux, incrédule. Ce cirque ne devrait pas être ici. C'était impossible, comme s’il avait été arraché à une autre époque et déposé au milieu de cette forêt. La scène, avec ses couleurs fanées et son air d’abandon, le plongeait dans un malaise profond. Une partie de lui voulait fuir immédiatement, retourner sur la route, loin de cette clairière maudite. Mais quelque chose l'empêchait de bouger, une fascination morbide pour ce spectacle figé dans le temps.
Il s’avança malgré lui, son corps en désaccord avec son esprit. Chaque pas sur l’herbe mouillée semblait lourd, comme si le sol tentait de le retenir. Il se rapprochait du carrousel, et à chaque mètre, l’air autour de lui semblait devenir plus épais, plus oppressant. Le silence, qui avait d’abord pesé comme une chape de plomb, était désormais entrecoupé par ce grincement monotone, hypnotique, qui émanait du manège.
Maxime s’arrêta à quelques pas des chevaux de bois. Il pouvait presque sentir leur odeur de moisissure et de bois pourri. Leurs crinières de plastique effilochées se balançaient doucement sous l’effet du mouvement, donnant à ces créatures inanimées une vie sinistre et artificielle. Le carrousel continuait sa lente rotation, imperturbable, comme si l’énergie qui l’animait provenait des profondeurs de la terre elle-même.
Et c’est à ce moment-là que la musique reprit.
Elle s’éleva doucement dans l’air, d’abord à peine perceptible, puis elle devint plus distincte, plus claire. C'était la même mélodie distordue qu'il avait entendue plus tôt, un air de manège familier mais brisé, comme si chaque note était rongée par le temps. Elle flottait dans l’espace entre les arbres et le cirque, se mélangeant aux ombres et au vent. Chaque son résonnait comme un écho lointain, un souvenir d’un temps où ce carrousel avait été plein de rires d’enfants et de lumières étincelantes.
Mais ici, maintenant, la mélodie ne portait plus aucune trace de joie. Elle était déformée, grinçante, sinistre, comme une invitation macabre à une danse qu’on ne pourrait refuser. Maxime se sentit envahi par une vague de nausée. Son esprit s'embrouillait à mesure que la musique s’insinuait en lui, se tordant dans son cerveau comme une vis froide. Il savait qu'il ne devait pas rester ici. Que ce lieu, ces lumières, cette musique… tout cela était une menace. Mais il ne parvenait pas à bouger, hypnotisé par le carrousel en mouvement, comme s’il était piégé dans une boucle infernale.
Les chevaux de bois semblaient s’animer sous l’effet de la musique. Leurs formes figées prenaient un aspect plus menaçant, presque vivant. Les ombres qui les entouraient semblaient se mouvoir en rythme avec la mélodie, dessinant des figures indistinctes qui dansaient autour de lui.
Maxime sentit son souffle se faire court. La réalité autour de lui se tordait, se brisait comme le fil d’une toile d’araignée. Tout lui échappait. Et cette musique… elle ne cessait de l’envelopper, de l’emprisonner.
Il voulut reculer, mais son corps refusait de lui obéir. Ses jambes restaient ancrées au sol, comme figées dans cette scène onirique, incapable de se libérer de l’attraction morbide du carrousel.
La clairière entière semblait respirer avec la musique. Le monde tout entier s’était réduit à cette danse macabre, à ce manège en perpétuel mouvement, tournant lentement sous les étoiles.
Et dans cette torpeur glacée, Maxime réalisa que ce lieu l’avait attendu.
Attendu depuis toujours.
La clairière semblait s'étirer dans une éternité grise et froide, comme un fragment arraché à un cauchemar d’enfant. Chaque élément de cette scène délabrée exsudait une mélancolie obscure, une tristesse figée dans le temps. Les attractions rouillées se dressaient comme des spectres, déformés par les années et l’abandon, leurs contours indistincts se fondant dans les ombres. Les cabines de jeux, autrefois colorées et bruyantes, étaient maintenant recouvertes de toiles d’araignées épaisses, leurs surfaces ternes éclairées par la pâle lumière des étoiles à travers le couvert des arbres. Le vent sifflait doucement à travers les structures, produisant des gémissements, comme si les vieilles attractions murmuraient encore les échos d'une époque révolue.
Maxime se tenait au centre de cette désolation, le souffle court, le cœur tambourinant dans sa poitrine. La musique du carrousel continuait à jouer, grinçante, déformée, son rythme irrégulier comme une chanson mourante. Chaque note semblait s’enfoncer plus profondément dans son esprit, rendant ses pensées de plus en plus confuses. Son regard se posa sur une vieille affiche déchirée, collée de travers contre l'un des stands délabrés. Elle flottait doucement au gré du vent, ses couleurs effacées et ses lettres à demi arrachées. Le visage clownesque représenté dessus souriait de manière grotesque, figé dans un rictus macabre, tandis que l'écriture, illisible à certains endroits, promettait des spectacles qu'il valait mieux oublier.
Il s'approcha lentement de l'affiche, fasciné malgré lui, comme si elle contenait un message qu’il devait déchiffrer. Mais à chaque fois qu'il tentait de lire les mots, son esprit se dérobait, incapable de fixer ses pensées. Le vent secoua l'affiche encore une fois, et il vit quelque chose bouger dans la pénombre, juste derrière l’un des stands.
Il cligna des yeux, se figea.
Non.
C’était sûrement une illusion, un jeu d’ombres projetées par l’éclairage faible. Il tourna lentement la tête, cherchant à se rassurer, mais la scène continuait à dégager cette sensation d'étrangeté. Tout semblait trop figé, trop irréel. Les tentes s'effondraient sous leur propre poids, des structures métalliques abandonnées pointaient vers le ciel comme les squelettes d’une époque joyeuse morte depuis longtemps. Le manège, lui, tournait encore, le grincement de ses rouages usés amplifiant le sentiment d’une machine qui refusait de mourir. Autour de lui, chaque souffle de vent semblait vouloir lui murmurer des vérités oubliées, mais tout se dérobait au dernier moment, ne laissant que le sifflement vide dans ses oreilles.
Soudain, un mouvement attira son attention. Au loin, accroché à une branche basse, un ballon rouge flottait doucement. Il était intact, éclatant, un contraste violent avec le reste du décor décrépit. La vision de ce ballon, vibrant dans l’air stagnant, le glaça. Comment un objet aussi fragile pouvait-il être resté si intact dans ce lieu en ruine ? Était-ce une nouvelle illusion ? Un piège ? Le ballon semblait danser au rythme de la musique, ses mouvements si légers qu'ils en paraissaient irréels, comme un souvenir d’une fête d’enfants qui ne s'était jamais terminée.
Maxime ressentit une bouffée de terreur. Quelque chose dans ce ballon lui donnait l’impression qu’il n’était pas seul. Que ce lieu, bien que figé et dévasté, n’était pas simplement abandonné. Peut-être qu’il avait été attiré ici, guidé dans cette clairière déserte par une force obscure, et que ce ballon, suspendu dans les airs, en était le dernier signe avant que les ténèbres ne le dévorent tout entier.
Un craquement sourd se fit entendre, juste derrière lui, mais il n’osa pas se retourner. Chaque fibre de son être lui hurlait de fuir, de quitter cet endroit maudit avant qu'il ne soit trop tard, mais ses pieds semblaient enracinés dans le sol, incapables de répondre à ses ordres.
La musique se fit plus forte soudainement, comme si le carrousel s'animait d’une énergie nouvelle. Les chevaux de bois tournaient plus vite, leurs crinières écaillées battant dans le vide, et les ombres autour d'eux dansaient en harmonie avec les notes de la mélodie distordue. Chaque mouvement, chaque bruit qui émanait du carrousel résonnait dans la clairière avec une clarté angoissante. Maxime fixait le manège, terrifié, mais fasciné à la fois. C'était comme si une partie de lui savait qu'il ne devait pas regarder, mais que quelque chose le poussait à contempler ce spectacle grotesque.
Puis, il vit quelque chose bouger sur le manège. Une silhouette assise sur l'un des chevaux. Immobile, mais bien présente. Une silhouette fine, vêtue de ce qui ressemblait à une tenue d’enfant, mais tachée et en lambeaux. La lumière faible ne permettait pas de distinguer clairement son visage, mais il devina des cheveux longs, trop longs, qui pendaient mollement sur les épaules de la silhouette. Elle ne bougeait pas, mais il savait qu’elle le regardait. Il le sentait dans tout son corps, une froideur glaciale s'insinuant sous sa peau, rendant son souffle plus difficile, comme si l’air lui-même se retirait.
La silhouette tourna doucement avec le carrousel, et chaque rotation la rapprochait imperceptiblement de lui. La musique, elle, continuait, toujours plus grinçante, plus envoûtante, presque… joyeuse. Une parodie de bonheur, une mascarade morbide.
Maxime fit un pas en arrière, mais ses jambes fléchirent sous la panique qui montait en lui. Il entendit le craquement sinistre d’une branche sous son pied, mais cela n’attira même pas son attention. Tout son être était focalisé sur cette silhouette sur le manège, qui, à chaque tour, semblait se matérialiser un peu plus, devenir un peu plus réelle.
Le ballon rouge, quant à lui, continuait de flotter dans le vent, impassible, témoin muet de cette scène absurde.
Et c’est alors qu’il comprit, ou plutôt ressentit, qu'il n'avait jamais été seul. Que ce lieu n'était pas seulement figé dans le temps, mais habité par quelque chose de plus ancien, de plus profond, qui avait patienté, en silence, à l'ombre des arbres.
Attendu qu’il vienne.
Maxime sentait une lourdeur envahir son corps, comme si l'air lui-même pesait sur ses épaules. Le ballon rouge, vibrant encore doucement dans l'air stagnant, semblait presque battre en harmonie avec son propre cœur. Il ne parvenait pas à détourner les yeux de ce cercle infernal qui tournait sans fin devant lui, animé par une force qu'il ne comprenait pas. La silhouette sur le carrousel s'était arrêtée de bouger, comme figée dans un dernier tour, mais il savait qu'elle le regardait toujours, même sans la voir clairement.
Le silence entre chaque grincement du manège était encore plus oppressant que la musique. L’air autour de lui s’épaississait, chaque respiration devenait une épreuve. Il essaya de faire un autre pas en arrière, mais ses jambes ne répondaient plus, figées par une terreur si profonde qu'elle semblait venir d'une autre dimension, d'un autre monde, où les lois de la réalité n’avaient plus d’emprise.
Il fixa à nouveau la silhouette, essayant de distinguer quelque chose, un détail qui lui permettrait de comprendre… de comprendre quoi ?
Que cette chose, cette entité, n’était pas réelle ?
Ou qu’elle l’était peut-être trop ?
Le ballon rouge, accroché à cette branche, flottait toujours paisiblement, vibrant à peine, comme s’il observait lui aussi, en attente, patient.
Puis la silhouette bougea. Juste une fraction de seconde. Une inclinaison de la tête, un mouvement à peine perceptible, mais suffisant pour que Maxime sente une sueur froide perler sur sa nuque. Ses doigts se crispèrent malgré lui, ses ongles s’enfonçant dans ses paumes. Tout dans son corps hurlait de s’enfuir, mais il ne pouvait pas. Pas encore. Pas tant que ce manège continuait de tourner, de grincer.
C’est alors que la musique changea. Subtilement, presque imperceptiblement, elle devint plus lente, plus déformée, comme si elle aussi était en train de mourir. Chaque note résonnait plus longtemps, se tordant dans l’air avant de disparaître dans le vent, laissant derrière elle un silence lourd, presque tangible.
Maxime sentit une nouvelle vague de panique monter en lui, le paralysant davantage. Cette musique, ce lieu, tout cela était un piège. Il en était sûr maintenant. Mais quelque chose d'autre, plus sournois, plus profond, l'empêchait de fuir. Il comprit que c’était cette fascination, cette peur, ce mélange étrange d’horreur et de curiosité qui l'avait attiré ici. Et maintenant, il était pris dans la toile.
Il se força à bouger, juste un peu, et pivota sur lui-même. Il devait fuir. Peu importe où, il devait quitter cette clairière, cette musique, ce ballon qui flottait toujours, insensible aux lois du temps. Ses yeux se posèrent à nouveau sur l'affiche déchirée du cirque. Le visage clownesque lui souriait toujours, mais ses traits lui semblaient maintenant plus grotesques, comme si le sourire s'étirait de manière anormale, moqueuse, dans une parodie de bienveillance. C’était comme si tout dans cet endroit se nourrissait de sa peur.
Il ferma les yeux une fraction de seconde, cherchant un moyen de se reprendre, mais l’obscurité derrière ses paupières ne lui offrait aucun répit. La musique, bien que plus faible, continuait de résonner dans sa tête, s'enroulant autour de ses pensées, distordant ses perceptions. Il rouvrit les yeux brusquement, cherchant un échappatoire, un signe qu’il n’était pas totalement pris au piège.
Et c'est là qu'il les vit.
Des lueurs, à nouveau, dans la forêt. Pas les lumières tremblotantes qu'il avait vues auparavant, mais des points scintillants, des reflets qui semblaient danser entre les arbres. Un espoir s’éveilla en lui, fragile mais suffisant pour le pousser à agir. Des gens ? Peut-être. Une ville, un village, n'importe quoi. Il fallait qu'il atteigne ces lumières. Elles étaient plus rassurantes que ce cauchemar qui continuait de tourner en boucle autour de lui.
Ses pieds se décollèrent enfin du sol, et il commença à marcher, puis à courir. Le vent, qui avait semblé si sourd, si oppressant un instant plus tôt, siffla à ses oreilles tandis qu’il s’enfonçait à nouveau dans la forêt. Derrière lui, le grincement du carrousel et la musique mourante se faisaient plus lointains, comme des échos d'un rêve sinistre.
Il ne se retourna pas. Pas encore. Pas tant qu'il n'aurait pas atteint ces lumières.
Le sol sous ses pieds était mou, traître, ses chaussures s'enfonçant dans la terre humide, mais il continuait d’avancer. Les branches griffaient ses bras, et il pouvait sentir le froid s’insinuer sous ses vêtements, mais rien ne l’arrêterait. Pas maintenant. Il courait, comme s’il pouvait échapper à cette clairière, comme s’il pouvait fuir ce lieu qui s’était accroché à lui.
Les lumières dansaient toujours entre les arbres, vibrantes, rassurantes, et il accéléra le pas, galvanisé par l'idée de trouver enfin une sortie, une issue à cette horreur qui l’encerclait. Mais au fond de lui, un doute subsistait, comme une ombre tapie au creux de son estomac.
Ces lumières… étaient-elles vraiment réelles ?
Maxime courait à travers les arbres, la respiration saccadée, son cœur martelant dans sa poitrine comme s'il cherchait à s’échapper de son propre corps. Le bruit du carrousel, bien qu’éloigné, restait gravé dans son esprit, se mêlant à la mélodie distordue qui résonnait encore dans ses oreilles. Les lumières devant lui continuaient de scintiller, s’étirant entre les troncs sombres comme des feux follets, des promesses incertaines. À chaque pas, elles semblaient reculer légèrement, comme si elles jouaient avec lui, l’invitant à s’approcher sans jamais se laisser véritablement atteindre.
Puis soudain, il déboucha sur une nouvelle clairière, plus petite cette fois, à peine visible entre les arbres. Ses pieds s’immobilisèrent d’eux-mêmes, et un frisson parcourut sa colonne vertébrale. Devant lui se dressait un vieux stand de tir, tout aussi délabré que le reste du cirque. La peinture écaillée se détachait par plaques, révélant le bois pourri en dessous. Les cibles, autrefois vibrantes de couleurs, n’étaient plus que des disques délavés, affaissés par l’humidité et les années. Des peluches moisis pendaient tristement aux crochets, comme des trophées oubliés d’un jeu qui n’aurait jamais dû se jouer.
Maxime avança prudemment, chaque pas résonnant plus fort dans le silence étouffé de la forêt. La terre sous ses pieds semblait absorber le moindre bruit, comme si elle cherchait à le rendre aussi invisible que possible. Tout, ici, semblait avoir été abandonné depuis des décennies, et pourtant, il sentait cette présence… quelque chose de palpable, qui se dissimulait dans l'ombre du stand.
Soudain, une voix rauque et grave s’éleva derrière lui, tranchant l’air glacial :
― Veux-tu jouer ?
Il se figea, la panique envahissant chaque fibre de son être. Cette voix ne ressemblait à rien de ce qu’il avait jamais entendu. Elle n'était pas humaine. Elle semblait sortir d'un puits sans fond, résonner d’une profondeur insoupçonnée, comme si elle provenait des entrailles de la terre elle-même.
Maxime tourna lentement la tête, le souffle court, et son regard tomba sur une silhouette qui se découpait à contre-jour. Là, dans l’ombre, se tenait une entité humanoïde, mais sa forme ne pouvait être décrite avec exactitude. C'était comme si elle fluctuait légèrement, comme si ses contours n’étaient pas stables, pas vraiment ancrés dans ce monde. Ses membres étaient trop longs, ses doigts trop fins, presque filiformes, et son visage... non, Maxime ne pouvait pas distinguer son visage, car à chaque fois qu'il tentait de le regarder, son esprit semblait refuser de l’accepter. C’était comme si une partie de lui, une partie primordiale, savait qu'il ne devait pas voir.
― Veux-tu jouer ? répéta la voix, avec cette même résonance glaciale.
Les lumières du stand s’allumèrent brusquement, baignant la scène dans une lueur tremblotante, comme si le monde autour de Maxime n’était plus tout à fait réel. Le stand de tir, en un instant, sembla reprendre vie, comme animé par la présence de cette entité. Les cibles se redressèrent, les peluches parurent retrouver un semblant de forme, et un vieux fusil de foire, usé et rouillé, apparut sur le comptoir, comme par magie.
Maxime resta figé, incapable de prononcer un mot, son esprit vacillant entre la panique et une étrange fascination. Une partie de lui voulait courir, fuir cet endroit maudit, mais quelque chose, quelque force plus grande, plus ancienne, l’empêchait de bouger. Il sentait les yeux invisibles de l’entité peser sur lui, comme une force gravitationnelle, le maintenant captif.
― Il n’y a pas de retour en arrière, murmura la voix, dans un souffle qui semblait se fondre avec le vent. Il n’y a jamais eu de retour en arrière.
Maxime avala difficilement, ses doigts tremblant légèrement. Il réalisa soudain qu'il tenait le fusil, sans savoir comment. Il l’avait pris sans s’en rendre compte. La crosse était froide, glaciale même, comme si elle avait absorbé toute la chaleur de son corps. Il leva lentement l’arme, pointant le canon vers les cibles qui, bien que délabrées, semblaient vibrer sous l’éclairage vacillant.
Il tira. Le bruit fut assourdissant, résonnant dans la forêt comme un coup de tonnerre. Pourtant, il n’y avait pas d’écho. Le silence retomba immédiatement après la détonation, lourd, oppressant. Une des cibles tomba, mais le prix n’apparut pas. Rien ne changea.
Maxime se tourna vers l’entité. Elle se tenait toujours là, immobile, mais il pouvait sentir une légère tension dans l’air, comme si elle s'était rapprochée, imperceptiblement. Ses doigts trop longs tapotaient doucement sur le bois du comptoir, un bruit si léger qu’il en était presque hypnotique.
― Continue, ordonna la voix, cette fois plus douce, plus insistante. Il n’y a pas de victoire sans jeu.
Maxime sentait son esprit vaciller.
Pourquoi jouait-il ?
Pourquoi continuait-il ?
Et pourtant, il tira à nouveau.
Encore et encore.
Chaque coup de feu résonnait, mais rien ne changeait. Les cibles tombaient, les peluches restaient immobiles, et la silhouette continuait de l’observer, inébranlable. Plus il jouait, plus il sentait quelque chose en lui s'effriter, comme si chaque tir lui retirait une part de lui-même. Son souffle se fit plus court, et ses pensées, de plus en plus confuses.
Il se souvint alors de cette pensée philosophique qui l’avait toujours hanté :
"L’homme, prisonnier de ses illusions, ne fait que jouer un rôle dans une pièce qu’il n’a pas écrite".
Et ici, dans cette clairière maudite, il comprenait pleinement la vérité de ces mots. Il n’était qu’un pion, une marionnette tirée par des fils invisibles, enfermée dans un jeu auquel il n’avait jamais voulu participer.
― Pourquoi ? souffla-t-il finalement, la voix tremblante. Pourquoi moi ?
L’entité se pencha légèrement, et bien qu’il ne pût voir ses yeux, Maxime sentit son regard percer jusqu’à son âme.
― Parce que tu es déjà venu ici. Parce que tu joues depuis toujours.
Et à cet instant, la terre sembla se dérober sous lui.
Maxime recula d’un pas, son esprit vacillant sous le poids des paroles de l’entité. Une confusion totale envahit son esprit.
"Déjà venu ?" répéta-t-il intérieurement, luttant contre cette sensation d'étrangeté, comme si un voile venait d'être levé, dévoilant des vérités cachées dans les replis sombres de sa mémoire.
Non, c’était impossible.
Il n’avait jamais vu cet endroit auparavant. Il n’avait jamais joué à ce jeu.
Et pourtant…
quelque chose en lui, un murmure enfoui profondément, lui disait le contraire. Un souvenir réprimé, une image fugace qui refusait de se clarifier.
Ses mains tremblaient, toujours accrochées au fusil, lourd comme une ancre qui l'empêchait de fuir. Il tenta de poser l'arme, de s’en détacher, mais ses doigts restaient fermement enroulés autour de la crosse. Il tira à nouveau, sans même y penser, comme pris dans une sorte de transe. Le claquement de l’arme résonna une fois de plus, mais cette fois, quelque chose changea.
Une des peluches au fond du stand bougea. Pas un mouvement brusque, non. C’était un lent frémissement, comme si elle s’éveillait d’un long sommeil. Maxime la fixa avec horreur, observant ses yeux de bouton noir s'animer doucement. Une autre peluche suivit le mouvement, puis une troisième. Les jouets autrefois inanimés semblaient prendre vie sous ses yeux, et le bruit sec du tir s’effaça pour laisser place à une cacophonie de bruits sourds et de murmures.
Il tenta à nouveau de poser le fusil, mais ses mains refusaient de lui obéir. Sa respiration devint haletante, alors que ses doigts se crispaient encore plus autour de l’arme, comme si elle faisait maintenant partie de lui. Il avait l’impression que ce bois vieilli et froid s'était fondu dans sa chair, qu’il ne pourrait plus jamais s’en débarrasser.
― Tu n’as jamais cessé de jouer, chuchota la voix, cette fois tout près de son oreille, glaciale et oppressante. Depuis le début. Depuis que tu es entré ici.
Maxime pivota, cherchant l’origine de ce murmure funeste, mais l’entité se tenait toujours à distance, impassible, flottante, ses membres anormalement longs semblant s’étirer encore plus dans l'obscurité grandissante.
Le malaise qui s'était d'abord insinué en lui comme une simple crainte était maintenant une certitude. Il n’était pas simplement en train de jouer ; il était le jeu. Chaque tir, chaque décision qu'il avait prise, chaque pas dans cette forêt l'avait conduit ici, dans ce cauchemar figé dans le temps. Tout avait été orchestré, minutieusement, comme une symphonie de désespoir.
Les cibles qu’il visait ne tombaient plus désormais ; elles se déplaçaient, lentement, comme si elles s’échappaient de l’arrière-plan du stand, prenant forme, s'extirpant du cadre du jeu pour se rapprocher de lui. Des formes indistinctes, à peine humaines, des ombres qui se mouvaient avec une fluidité effrayante. Elles rampaient, se tordaient, leurs membres se déformant sous l'effet d'une lumière qui vacillait sans cesse, déformant leurs contours.
Il comprit alors que fuir n’était plus une option.
― Qu’est-ce que c’est… murmura-t-il pour lui-même, son souffle saccadé, ses lèvres tremblantes.
L’entité le fixait toujours, son silence pesant plus lourd que n’importe quelle réponse. Maxime se sentit soudain écrasé par une certitude glaçante : ce lieu, ce cirque délabré et ces lumières trompeuses, tout cela n'était qu'une mascarade, une mise en scène. L’illusion n'était pas seulement ce qu’il voyait, mais ce qu’il pensait.
"Et si tout ce qui m'entoure n'est que le reflet de ce que je refuse de voir en moi-même ?"
Une pensée de Kierkegaard lui traversa l’esprit :
"L'angoisse est le vertige de la liberté."
Était-ce cela qu’il vivait ? Une liberté empoisonnée, dans laquelle il était piégé, forcé de revivre les mêmes cycles d’horreur, de toujours tirer sans jamais toucher véritablement, de toujours courir sans jamais échapper à cette farce macabre ?
La silhouette au stand de tir bougea enfin. Elle se pencha vers lui, d'une lenteur insoutenable, et tendit une main à la peau cireuse et étrangement luisante, comme si elle venait d’être sculptée dans l'obscurité elle-même.
― Tire encore, Maxime. La voix, douce et persuasive, résonna en lui. Tire pour voir la vérité. Tire, et tout prendra sens.
Maxime secoua la tête, désespéré, mais la main de l’entité se rapprocha, ses doigts trop longs se tendant vers lui comme des racines cherchant à s'enrouler autour de son âme. Il tira, sans réfléchir, comme une impulsion désespérée. Le coup de feu éclata dans l’air, cette fois plus puissant, plus retentissant.
Les lumières du stand clignotèrent violemment avant de s’éteindre complètement.
Le silence retomba, plus absolu que jamais. Maxime resta immobile, son souffle se suspendant dans le vide. L’obscurité engloutissait tout. Il ne voyait plus rien, ne sentait plus rien, si ce n’était le fusil toujours entre ses mains, lourd et brûlant.
Puis, lentement, une lumière froide se ralluma devant lui. Une seule ampoule, au-dessus du stand, éclairant à peine la silhouette de l'entité. Elle souriait. Un sourire large, grotesque, étiré au-delà du possible, comme une cicatrice ouverte sur le vide.
― Félicitations, Maxime. Tu as gagné.
Mais Maxime ne ressentit aucune victoire, aucun soulagement.Le fusil tomba de ses mains avec un bruit sourd, résonnant dans l’air épais.
Dans cette obscurité oppressante, il sentit l'étau invisible autour de lui se resserrer. Il savait, dans le fond de son être, que tout ce qui venait de se passer, tout ce qu'il avait vécu, n’était qu’un prélude à quelque chose de bien pire.
Maxime, pris de panique, lâcha le fusil avec un bruit sourd et vacilla en arrière. Ses jambes étaient lourdes, chaque pas semblait s’enfoncer dans une boue invisible, mais il savait qu’il ne pouvait pas rester là. L’entité, toujours figée dans cette posture grotesque, continuait de l’observer de ses yeux invisibles, son sourire inhumain gravé sur son visage, une promesse de terreur sans fin.
Il n’avait qu’une seule idée en tête : fuir. Rebrousser chemin. Le carrousel, bien que sinistre, semblait désormais l’endroit le moins dangereux dans ce cauchemar mouvant. Maxime se retourna brusquement, les mains tremblantes, et se précipita vers la lisière des arbres. Ses pas se firent lourds et irréguliers, mais il força son corps à bouger, son esprit luttant contre l’engourdissement de la peur.
Le silence qui régnait autour de lui n’avait rien de naturel. Pas un bruissement d’insecte, pas de souffle de vent. C’était comme si tout le cirque avait retenu son souffle, l'observant dans l'ombre. Pourtant, à mesure qu'il avançait, il sentit une pression sur sa nuque, cette sensation oppressante d’être suivi. Il accéléra le pas, mais les murmures commencèrent à résonner doucement dans l’air, tout d’abord indistincts, des chuchotements à peine audibles. Ils semblaient venir de partout et nulle part à la fois, se mêlant aux bruits de ses pas précipités.
Maxime se retourna brusquement, son cœur battant à tout rompre. Rien. Les arbres autour de lui étaient figés, les lumières du stand disparaissaient lentement dans l'obscurité. Mais cette présence… il la sentait toujours, palpable, presque tangible, comme une ombre qui se collait à ses talons.
Il reprit sa course, se rapprochant du carrousel qui apparaissait à travers les troncs tordus, mais à chaque pas, les murmures grandissaient. Des bribes de mots, des éclats de rires, distordus et moqueurs, semblaient flotter dans l'air lourd. Il ne pouvait pas en distinguer les paroles exactes, mais leur ton lui glaçait le sang. Une voix féminine chantonnait une vieille comptine d'enfant, douce et terriblement malsaine. À d’autres moments, c'était un chuchotement guttural, comme si quelque chose s'efforçait de parler depuis les profondeurs.
Il tourna à nouveau la tête. Toujours rien. Rien que l’obscurité et les silhouettes grotesques des arbres, mais il savait que quelque chose le suivait. Il pouvait presque sentir un souffle glacé sur sa nuque, comme si cette présence effleurait à peine sa peau.
Son esprit vacillait, tentant désespérément de garder prise sur la réalité. Il se parlait à lui-même, répétant que ce n’était qu’une hallucination, une illusion tordue par la fatigue et la peur. Mais le poids de cette présence invisible le contredisait à chaque pas.
Il aperçut finalement le carrousel, toujours là, immobile dans la clairière. Ses chevaux de bois, figés dans leur course éternelle, le regardaient avec leurs yeux vides et désincarnés. Les couleurs des tentes autour étaient encore plus fanées qu’auparavant, presque effacées par le temps et la moisissure. Tout semblait mort, à l’exception de cette étrange force qui pesait sur Maxime.
Alors qu’il approchait du carrousel, la musique reprit soudain, déformée et grinçante, comme si elle se jouait sur un vinyle rayé. Les chevaux, qui semblaient auparavant figés, tournèrent lentement avec la plate-forme, leur mouvement fluide mais sinistre, comme s'ils se mettaient en marche pour une danse macabre. Maxime s’arrêta net, le souffle court. Son regard était rivé sur la scène qui se jouait devant lui, mais ce n’était pas la musique qui l’effrayait le plus, ni même le carrousel qui tournait doucement.
C’était cette présence derrière lui.
Il n’osa pas se retourner tout de suite, même si tout son être le suppliait de le faire. Les murmures étaient là, tout près maintenant, comme une marée montante. Ils l’enveloppaient, chantaient à ses oreilles, une litanie de voix enchevêtrées, toutes plus insidieuses les unes que les autres. Maxime pouvait sentir cette chose, juste là, derrière lui, si près qu’il aurait pu tendre la main et la toucher. Mais il savait que s’il se retournait… s’il regardait directement… il risquait de sombrer définitivement dans la folie.
Il ferma les yeux un instant, tentant de se ressaisir, de retrouver un semblant de contrôle sur son corps. La pensée d’un fou s'infiltra dans son esprit :
"Et si cette présence n’était qu’un reflet de moi-même ?"
Finalement, incapable de résister plus longtemps, il pivota lentement. Ses yeux fouillèrent l’obscurité, cherchant quelque chose, n'importe quoi, mais il n’y avait rien. Rien, sauf les arbres qui se tordaient autour de lui, leurs branches semblant vouloir se refermer comme des griffes géantes. Les murmures continuèrent, toujours omniprésents, bien que la source en soit invisible.
Maxime était perdu. Il le sentait dans ses os. Perdu dans un monde où la réalité elle-même semblait se décomposer, se disloquer sous ses yeux. Les murmures… ce n’était pas le cirque qui les faisait, mais quelque chose de plus profond, quelque chose qui se jouait de lui depuis le début.
Maxime resta figé, le souffle coupé, entouré par l’obscurité mouvante du carrousel et des murmures insidieux. Le monde autour de lui semblait sur le point de s’effondrer, tout était flou, distordu, irréel. Était-il simplement le jouet d'une force plus grande, ou le créateur de son propre cauchemar ?
La présence invisible, bien que non vue, le pressait de toutes parts, comme une main invisible prête à saisir son esprit à tout moment. Il se sentait piégé, englouti par ce lieu maudit où la folie et la réalité ne formaient plus qu’un. Les larmes montèrent à ses yeux, et il tomba à genoux, épuisé par sa lutte vaine contre l’inexorable.
Alors, dans un éclair de clarté désespérée, une pensée lui vint. Une phrase qui avait traversé les âges et les esprits tourmentés :
L'enfer, c'est de ne plus pouvoir devenir. — Emil Cioran.
Cette vérité écrasante résonna en lui comme une sentence. Peut-être était-il déjà condamné. Dans cet endroit, perdu dans l'illusion, il n'y avait plus de devenir, plus d’échappatoire. Seulement l’enfer de l'éternel présent, où tout recommençait sans cesse, où chaque geste n’était qu’une répétition fatidique de sa propre perte.
Puis une voix douce,envoûtante survaint.
Et avec cela, Maxime comprit que fuir n’était plus une option.
― On t'attendait Maxime.
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